Yamina Benguigui : « Isabelle Adjani, Maïwenn, Rachida Brakni et Hafsia Herzi renouent avec leurs origines algériennes »
Dans son nouveau film, « Sœurs », la réalisatrice et femme politique interroge en profondeur les relations complexes entre l’Algérie et la France, à travers ceux qui les vivent dans leur chair. Entretien avec Yamina Benguigui.
Mais il y eut aussi, la liste n’est pas exhaustive, Femmes d’Islam, Le Plafond de verre ou 9/3, mémoire d’un territoire. Elle a également contribué à faire exister des émissions de télévision sur les immigrés. Et surtout accepté des fonctions qui l’ont amené à défendre et mettre en pratique ses convictions, y compris son combat féministe, dans l’arène politique : ministre chargée des Français de l’étranger et de la Francophonie dans un gouvernement de Jean-Marc Ayrault sous la présidence de François Hollande, adjointe au maire socialiste de Paris en charge des droits de l’homme et de la lutte contre les discriminations dans les années 2010, elle ne craint pas de passer à l’action.
On la retrouve encore depuis 2015 à la vice-présidence de la fondation Énergies pour l’Afrique de Jean-Louis Borloo et on la dit parfois influente auprès des pouvoirs des deux côtés de la Méditerranée.
Forte personnalité, énergique et volontaire, parfois objet de polémiques, la jeune sexagénaire Yamina Benguigui ne laisse personne indifférent. Chacune de ses initiatives est scrutée de près. Mais ce qui lui tient le plus à cœur, elle le dit ci-après, se passe derrière la caméra. Encore plus sans doute quand, comme dans le long métrage de fiction qui sort le 30 juin, Sœurs, elle évoque indirectement mais en profondeur l’histoire de sa famille.
Pour le résumer brièvement, ce film à la construction complexe – trop complexe ? – raconte, moult flash-back à l’appui, comment trois sœurs se retrouvent amenées à partir à la recherche de leur frère enlevé trente ans auparavant par leur père ancien combattant de la guerre d’indépendance, puis caché en Algérie à la suite de sa séparation avec leur mère.
Et ce, alors même que l’histoire familiale – et ses non-dits – resurgit au premier plan puisque la sœur ainée (Zorah, interprétée par Isabelle Adjani), malgré les réticences du reste de la famille (sa mère, mais surtout ses deux sœurs, Djamila et Norah, incarnées par Rachida Brakni et Maïwenn), a entrepris de la mettre en scène et de la raconter dans une pièce de théâtre dont sa propre fille (Hafzia Herzi alias Farah) est la principale protagoniste.
Un film qui incite donc à interroger Yamina Benguigui à la fois sur la genèse et le contenu de son film et sur sa vision actuelle des questions liées au sort des populations immigrées. Pour parler de ceux qui sont « ni d’ici, ni de là-bas » mais qui ont leur propre histoire, elle a répondu sans fard à nos questions.
Jeune Afrique : Aucun long métrage de fiction pour le grand écran depuis le premier, Inch Allah dimanche, remarqué à sa sortie il y a vingt ans. Pourquoi avoir autant attendu ? Une nette préférence pour le documentaire ?
Yamina Benguigui : Cela traduit ma façon d’envisager le cinéma. Quand j’ai réalisé Mémoires d’immigrés en 1998, le film a d’abord été montré sur Canal Plus, mais il est sorti aussi en salle. Tout comme le film Le Plafond de verre en 1993. Je propose une lecture cinématographique du documentaire. Et, s’agissant de fiction, j’ai aussi tourné la série Aïcha, un téléfilm en quatre épisodes pour France 2, en 2009. À chaque fois, documentaire ou fiction, il s’agit avant tout de faire évoluer les mentalités dans la société française.
À en juger par les sujets de vos nombreux documentaires et ceux de vos films de fiction, il semble que vous réservez votre approche de ce qui est le plus intime ou le plus autobiographique, aux seconds…
C’est tout à fait ça. La fiction vous oblige à sortir du général. Je traque le hors champ avec les documentaires, avec la fiction je me recentre sur moi, sur mon histoire, sur mon parcours depuis l’origine. Interroger l’intime, comme je le fais dans ce film et comme c’était déjà le cas avec Inch’Allah dimanche, c’est exprimer l’impossibilité à dire dans notre composante de la société française, où la parole est très taboue. Surtout si l’on évoque la famille. Nous ne sommes pas de la culture du divan.
Dans votre cas, n’est-ce pas justement le cinéma de fiction qui vous sert en quelque sorte de divan ?
C’est sans doute le cas, comme pour beaucoup d’autres réalisateurs, ou d’écrivains. Nous avons commencé à écrire notre histoire, qui est aussi l’histoire de l’immigration, dans les années 1980-1990. Nous écrivons sur nous, alors même qu’il n’y a pas de « nous », car nous nous situons dans un entre-deux.
Cela ne veut pas dire que nous sommes entre deux chaises, mais que nous sommes face à la question suivante : quelle peut être notre histoire, quand nos parents viennent de là-bas tandis que nous avons grandi ici, en France.
Cette question de la filiation franco-algérienne est aussi au cœur du film ADN de Maïwenn, qui se trouve être l’une des actrices principales de Sœurs. L’une des deux a-t-elle été influencée par l’autre ?
Ce n’est qu’après notre tournage qu’elle a réalisé ADN. Je pense qu’elle a ressenti un véritable déclic lorsqu’on est allées en Algérie. Cela l’a beaucoup remuée d’être là-bas, surtout avec Isabelle Adjani et les autres actrices, toutes franco-algériennes, à tel point qu’elle a éprouvé le besoin de demander un passeport algérien.
Pour ma part, cela fait plus de dix ans, depuis 2009, que j’ai démarré l’écriture de mon scénario. Je l’ai un temps mis de côté, puis repris, etc. Je l’ai finalisé quand j’ai obtenu l’accord de toutes les actrices, qui ont toutes été profondément affectées par ce film.
Si vous avez attendu si longtemps pour tourner ce film, n’est-ce pas aussi parce qu’entre-temps, vous vous êtes consacrée à la politique, exerçant plusieurs fonctions importantes, dont celle de ministre ?
Depuis mes toutes premières réalisations, comme Femmes d’Islam en 1992, je ne fais que des films politiques. Mémoires d’immigrés n’était-il pas un grand film politique ? À l’instar de ceux de René Vautier ou de Lakhdar Hamina concernant l’Algérie qui m’ont beaucoup marqué. Je traitais donc de manière très politique la question des immigrés. Interpellant à la fois la société et les politiques.
Un film peut devenir une arme
Même chose avec mon film Le Plafond de verre qui évoque ce qui gangrène la société, notamment le fait qu’il y a un problème de couleur de peau dans les entreprises qui instaure une discrimination à l’embauche. Ce qui m’a amené d’ailleurs à intervenir dans un grand nombre de sociétés du CAC 40. Un film peut devenir une arme.
Quand on m’a appelé pour devenir ministre ou maire adjointe de Paris, il s’agissait de fonctions pour un laps de temps seulement et ça a été pour moi le temps d’agir. Cela m’a permis par exemple de faire exister le volet femmes dans la francophonie, d’y faire entrer le droit des femmes. Ce qui a fait grincer des dents mais était capital. Cela m’a conduit aussi à dénoncer ce qui se passait en RDC, les viols et bien d’autres choses.
L’arme de la politique plus puissante que l’arme du cinéma ?
Quand je n’avais que la caméra, j’avais peut-être des armes sans munitions. Le cinéma peut dire, le politique peut agir. Mais le cinéma, le cinéma engagé, a aussi ses armes, sa force, pour répondre, avec le poids de l’image, au besoin de faire évoluer les mentalités. Mon métier c’est le cinéma. Je le mets en numéro un.
Votre film est très autobiographique, mais, alors que votre père avait œuvré pour l’indépendance de l’Algérie avec le MNA de Messali Hadj, le père de votre film appartient au FLN, qui était farouchement opposé à ce « concurrent » indépendantiste qu’il a combattu. Un sujet trop sensible à aborder ?
Mon film n’est autobiographique qu’en partie, à 30 % seulement. Le reste c’est de la fiction. Le père, dans ce scénario, devait être un combattant pour l’indépendance, peu importe de quel côté. La situation était complexe. À l’époque de la guerre, comme plus tard pendant la décennie noire, on pouvait trouver son ennemi chez ses proches.
Il y avait dans chaque famille des hommes avec des positions très différentes. Dans une même famille algérienne, il pouvait y avoir quelqu’un du MNA, quelqu’un du FLN, quelqu’un qui était devenu harki – ce qui ne veut pas dire traître, on pouvait se trouver obligé de devenir harki – et même quelqu’un qui était pour la France, la France de De Gaulle, comme le personnage du frère dans le film.
Vous avez réuni un casting extraordinaire, avec une bonne partie des plus grandes actrices françaises, comme Isabelle Adjani, Rachida Brakni, Maïwenn, Hafzia Herzi. Une nécessité, les stars, ou un danger pour le film ? Et une direction d’acteurs, d’actrices en l’occurrence qui ont toutes une forte personnalité, délicate ?
Si l’on connaît mon cinéma, on sait que je fais appel à la fois à des personnes connues et à des personnes dont le métier n’est pas d’être devant la caméra. C’est toujours un mélange. Pour ce film, il se trouve que je suis amie depuis trente ans avec Isabelle Adjani. J’avais discuté avec elle des sujets abordés dans Sœurs – l’immigration, la France et l’Algérie et les débats que suscitent leurs relations, etc – et elle savait à quel point le film était important pour moi. Donc, même si elle n’avait pas lu le scénario, on serait quand même parties ensemble.
Pour les autres, il fallait que les actrices principales soient franco-algériennes, pour pouvoir aller puiser dans des bribes de leur histoire ce qu’elles allaient jouer. À elles toutes, elles représentent les différentes générations de Franco-Algériennes. Jusqu’à la dernière, celle de Farah, qui est complètement reliée à sa grand-mère, à la génération des grands-parents qui sont ici en France, ce qui est capital car ce n’était pas le cas pour les autres et cela a des conséquences. Elle peut parler et poser des questions sans détour.
Avec les actrices, sur le tournage, il n’y pas eu de problème. C’est moi qui dirige, tout en les protégeant. Si cela se passe mal, j’en prends la responsabilité, si cela se passe bien, j’en suis responsable aussi. Elles m’ont suivi, je ne dirai pas aveuglément, mais avec beaucoup d’amour, d’envie, d’entrain. Je n’ai pas eu peur, je n’aurai pas pu me lancer dans cette aventure si j’avais eu la moindre peur.
Sœurs est la fois un film de femmes et un film féministe, où les hommes, le père des trois sœurs en particulier, violent avec son entourage, n’ont guère une image positive. À tel point qu’Isabelle Adjani a tenu à préciser avec humour « qu’aucun homme n’a été maltraité sur le tournage »…
Je confirme cela, mais je ne suis pas d’accord avec vous. Le père dans la pièce de théâtre et dans les flash-back est un homme qui est perdu. Ce film est aussi un film sur le malheur des pères, ces hommes qui ont combattu en France et que l’Algérie, qui est elle-même un personnage dans le film, a oubliés. Alors ils ont continué le combat après l’indépendance, sans savoir ce qu’ils devaient faire de leur vie, éduquant leur propre famille comme des soldats encore en guerre.
Mon père a été trois ans prisonnier politique
On a retrouvé un peu la même situation aux États-Unis après la guerre du Vietnam et dans d’autres conflits. On ne débranche pas les soldats qui deviennent un peu des morts-vivants. On les oublie, on oublie leur engagement, leur courage, aussi bien ici que là-bas. Ces pères, au sein de leur famille, sont devenus des sortes de fantômes.
Ils n’ont plus de repère. Aussi, même s’il y a de la violence, nous trouvons des circonstances atténuantes à nos pères. Mon père a été trois ans prisonnier politique, il a fait neuf mois de mitard, et vous imaginez ce que c’était d’être un Algérien incarcéré en France à la fin des années 1950 et au début des années 1960 !
Vous n’avez pas peur de la complexité : il y a, outre les flashbacks, un film dans le film, si l’on peut dire, avec cette pièce de théâtre sur l’histoire de sa famille que monte Zorah. Fallait-il à ce point retourner sans cesse dans le passé ?
Oui, je pars de la temporalité, avec cette question : a-t-on le droit de raconter nos histoires ? Zorah va oser transgresser ce tabou en essayant de ne pas se perdre dans ce travail de mémoire. Parler de soi ou faire des biopics, cela pose toujours des problèmes dans les familles. Mais pouvons-nous aujourd’hui faire œuvre littéraire ou cinématographique en parlant de nous et de notre vision de la famille, et de notre père ?
Quand les mères arrivent en France dans les années 1970, alors même que se déroule le grand débat mondial du féminisme, est-ce que ce débat est parvenu jusqu’à elles ? Je ne le crois pas. Ce n’est qu’aujourd’hui que la question de ce qu’on a le droit de raconter commence à se poser. Donc il fallait que le passé, que l’histoire des parents, soient bien présents dans le film. Notamment grâce à la pièce de théâtre, dont le processus de création est interrompu par l’irruption de l’Algérie, cette Algérie d’aujourd’hui qui rattrape les personnages.
S’agissant de l’Algérie d’aujourd’hui, le retour des sœurs dans le pays pour tenter de retrouver leur frère se passe en plein Hirak. L’enlèvement d’enfants, la sororité, le rapport entre les pères et leur famille, le malaise identitaire, le Hirak… n’avez-vous pas craint d’aborder trop de sujets dans un seul film ?
Je ne traite pas de plusieurs sujets. Ceux-ci sont ceux que nous traversons, car la question du « nous » renvoie au « nous là-bas ». Le Hirak est montré comme ce que rencontrent des personnages n’appartenant pas à l’Algérie, qui sont comme des fantômes de l’Algérie qui étaient venus rechercher l’Algérie du passé, et qui se retrouvent à Alger face à celle d’aujourd’hui et de demain.
Dans une scène qui se passe dans la Casbah, on revient à la situation des immigrés quand l’Algérienne qui accompagne les sœurs leur lance : « Alors, quand la France ne veut plus de vous, vous vous sentez algériennes ». C’est cela qui est présent tout au long du film.
Est-ce un atout ou une faiblesse d’être pris entre deux cultures comme vos personnages ?
Je ne veux pas poser le problème comme cela. Tous ces mots qu’on a longtemps employés – vous avez une « double culture », êtes-vous « enracinés », suffisamment intégrés, « assimilés » –, non, tout cela ne peut pas exister. Si l’on prend en compte notre histoire et celle de nos parents, nous sommes ici depuis plusieurs générations. Il n’est pas question de mettre un curseur pour savoir si l’on est assez assimilé, si l’on a un problème de choix dans cet entre-deux, etc.
Nous sommes à un carrefour. J’essaie de rassembler, de participer à construire une histoire commune
Il faut que l’on s’accepte, que l’on raconte nos histoires, que nous nous acceptions mutuellement tous ici et là-bas. Et cela concerne la création. Plus il y aura de romans, d’essais, de films, plus cela avancera et tout se mettra en place. À trop parler d’un entre-deux, on risque de ne pas dire et écrire qui nous sommes. Aujourd’hui nous sommes à un carrefour. J’essaie de rassembler, de participer à construire une histoire commune.
Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour l’Algérie ?
Je suis une des seules à avoir tourné pendant la décennie noire en Algérie. Je ne connais pas un peuple comme le peuple algérien, qui possède une telle résilience, une volonté, une dignité, une force. J’ai été extrêmement marquée par la fin de cette guerre de la décennie noire car je ne pensais pas qu’on arriverait à recréer un pays et un peuple où l’on pourrait vivre ensemble.
Cela rejoint, d’une certaine façon, ce qui s’est passé au Rwanda. Malgré l’horreur, les morts, ce qu’ont subi les mères et les enfants, le peuple a pu repartir en à l’unisson. Alors je me dis que les Algériens aujourd’hui ont un pays jeune et ils ont une feuille de route.
Je leur souhaite de faire leur chemin avec cette jeunesse. Mais, politiquement, je suis trop loin, il serait très maladroit de donner un avis sur ce qui va se passer. Le Hirak, cette nouveauté, m’a surprise. Après, ce sont les Algériens qui sont en train d’écrire leur histoire. Seuls. Pendant la décennie noire, personne n’est venu les aider, et ils s’en rappellent.
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