« J’ai vécu la fin de l’apartheid »
Lorsque j’ai débarqué pour la première fois en Afrique du Sud, en janvier 1994, Nelson Mandela était déjà libre de ses mouvements, l’apartheid légalement démantelé. Mais les chantres du « développement séparé », opportunément reconvertis en bons samaritains, tenaient encore les rênes du pouvoir d’État. Officiellement, le « monstre » avait cessé de vivre, mais ses manifestations étaient encore là, dans les lieux publics, les administrations, les comportements de tous les jours et dans les relations entre communautés. Et, on a beau s’y attendre, surtout pour qui vient, comme moi, de « l’autre Afrique », le dépaysement était saisissant. Premier choc : les appellations. Pretoria, Klersdorp, Vryburg, Rustenberg, Zeerust, Groot Marico, Lichtenburg, Harrismith, Pietermaritsburg, Port Elizabeth, Queenstown, Avenue Van Ribbeck, aéroport Jan-Smuts, Carrefour Pretorius, Joubert Park, Krugger Park, etc.
Sur quelle planète étais-je donc tombé ? En Afrique ? Ou, comme le suggèrent, aujourd’hui encore, ces toits de tuiles rouges et ces moulins à vent, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne ou en Grande-Bretagne ? Creuset de peuples de cultures et de religions différentes, l’Afrique du Sud a ostensiblement tué et gommé cette richesse-là au profit de sa composante blanche. Résultat : les noms des principales villes, des rues, des parcs, des aéroports, des institutions confessionnelles et politiques, les statues, les bustes qui trônent aux différents carrefours, bref les repères, renvoient à cette communauté. Et à elle seule.
Pour essayer de me pénétrer de cette réalité et tenter de comprendre comment un peuple venu d’Europe en quête de liberté s’est lui-même mué en bourreau de ses hôtes, j’ai réservé ma première balade non pas aux quartiers noirs de Soweto et d’Alexandra ou à Shell House, le quartier général du Congrès national africain (ANC), imposant building de seize étages implanté dans le centre-ville de Johannesburg, mais au gigantesque monument en béton plutôt laid érigé à la mémoire des Voortrekkers, sur les hauteurs de Pretoria. Dans la « salle des héros », une fresque murale reproduit les principales étapes du Grand Trek, cette migration qui a conduit, de 1835 à 1847, les Boers fuyant les troupes britanniques de la région du Cap vers le Natal. L’accès à ces lieux était, jusqu’au début des années 1990, interdit aux Noirs. À une exception près : Samuel Makonto, en charge, pendant une trentaine d’années, de l’entretien d’un mémorial financé dans un premier temps sur fonds publics, puis, à l’approche des premières élections multiraciales, par des privés. Comme s’il fallait coûte que coûte éviter que « l’âme » du peuple afrikaner ne tombe aux mains des « barbares ».
En ce début de 1994, ce pays de forts contrastes, grand comme un peu plus de deux fois la France, m’est apparu comme une simple juxtaposition de cultures, de couleurs, de destins, une cohabitation loin d’être harmonieuse du monde développé et du Tiers Monde. Outre les gratte-ciel de Johannesburg, la première facette est abondamment répercutée par les grands médias, avec ses banques d’affaires, ses autoroutes, ses gisements d’or et de diamant, son vin, son industrie d’armement, ses ogives nucléaires, désamorcées par le pouvoir blanc de crainte qu’elles ne tombent dans des mains noires. La seconde est moins connue. Peu de gens, à l’extérieur, savaient en effet qu’ici, comme en Zambie, au Tchad, au Niger ou au Congo, des milliers de gosses faisaient, tous les jours, une dizaine de kilomètres à pied pour se rendre à l’école la plus proche. Que les analphabètes, pas tous noirs, se comptaient par millions. Que la discrimination avait la vie dure. Les statistiques de l’époque, fournies par le très sérieux Institut d’enquête sur les relations raciales, étaient, à cet égard, éloquentes.
À la veille de l’accession de Mandela à la magistrature suprême, les fermiers blancs occupaient 85 millions d’hectares de terres cultivables, n’en laissant que 0,5 million aux Noirs. 81,2 % des Blancs bénéficiaient d’une assurance médicale. Contre 19,4 % des Noirs. Il y avait 1 médecin pour 330 Blancs, 1 pour 12 000 Noirs. De 17,4 pour mille chez les premiers, la mortalité infantile caracolait à 70 pour mille chez les seconds. Le budget annuel du Natalspruit Hospital (majoritairement réservé aux Noirs) s’élevait à 42 millions de rands. Celui du Johannesburg Hospital (réservé aux Blancs) à 189 millions de rands. Et ce n’est pas tout.
La vie elle-même était empreinte d’un puritanisme d’un autre âge. Les écoles y avaient l’allure spartiate, les élèves étaient engoncés dans le sérieux et la raideur, les conversations chastes, les articles de journaux rarement débridés. Les Blancs, inquiets pour leur avenir, semblaient en permanence sur le qui-vive, craignant l’Autre, qu’ils inventaient, au besoin, lorsque celui-ci n’existait pas. Cette Afrique du Sud-là, rude, avec ses pistes rocailleuses, ses dispensaires miteux, ses écoles aux vitres cassées, ses homeless et ses préjugés, je l’ai vécue durant plusieurs mois passés sous casquette onusienne dans le « pays profond » à préparer les élections générales historiques d’avril 1994.
J’y suis retourné plusieurs fois depuis. Pour le travail et par attachement à la nation Arc-en-Ciel. La métamorphose est impressionnante. L’économie nationale n’a pas sombré, alors que certains annonçaient, du haut de leurs certitudes, le pire après la désignation d’un Blanc de l’ANC, Trevor Manuel, à la tête de ce département sensible et, surtout, au lendemain de la nomination d’un économiste noir, Tito Mboweni, à la direction de la Banque centrale. On a attendu et on n’a pas vu venir le krach. Les mêmes oiseaux de mauvais augure prédisaient des turbulences à la nomination, en 1998, du général Siphiwe Nyanda, ancien guérillero de surcroît, comme chef d’état-major des Forces armées. Depuis, les casernes sont restées silencieuses. Aujourd’hui, de plus en plus de Noirs ont accès à une éducation de qualité, aux soins, au logement, mais aussi au crédit.
Depuis dix ans, les Sud-Africains ont préservé l’essentiel et fait prévaloir la volonté commune de bâtir une grande nation, à défaut de se mélanger. Les relations communautaires et sociales n’en sont que plus décontractées. Cela dit, si l’apartheid institutionnel a pratiquement disparu, le racisme ordinaire ou par réflexe a encore de beaux jours devant lui. Si les anciens freedom fighters de l’ANC sont désormais des golden boys, des notables ou des députés, des mains blanches continuent ostensiblement de tenir les cordons de la bourse. Si, dans beaucoup de restaurants chic, des Blancs servent des clients blancs, les Noirs, eux, s’occupent indistinctement de… tout le monde. Preuve de cette hésitation à se débarrasser des dernières barrières : les mariages mixtes, surtout entre Noirs et Blancs, sont toujours aussi rares, et, autour des piscines de certains grands hôtels, les adolescents noirs matent toujours avec autant d’intérêt le derrière des jeunes filles d’ascendance européenne, si proches depuis la fin de l’apartheid, mais plus que jamais inaccessibles…
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