Israël a besoin d’un Mitterrand, et la Palestine, d’un Bourguiba

Malgré l’instauration d’un cessez-le-feu le 21 mai dernier, les tensions restent vives entre Israéliens et Palestiniens. Seuls des dirigeants pragmatiques leur permettront de progresser vers la paix.

Mur de séparation à Jérusalem-Est © Rafael Ben-Ari/Chameleons Eye/Newscom/SIPA

Mur de séparation à Jérusalem-Est © Rafael Ben-Ari/Chameleons Eye/Newscom/SIPA

Skander Ounaies © DR
  • Skander Ounaies

    Professeur à l’université de Carthage. Ancien économiste au Fonds souverain du Koweït (KIA)

Publié le 29 juin 2021 Lecture : 5 minutes.

Je ne suis pas Elias Sanbar, historien, poète et écrivain palestinien, actuel ambassadeur de Palestine à l’Unesco, ni Théo Klein, ancien président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), encore moins le regretté Hamadi Essid, ex-ambassadeur de la Ligue arabe à Paris. Tous, à des degrés divers, ont voulu intervenir dans le conflit du Proche-Orient, pour proposer une voie à suivre, la voie de la raison et de l’avenir pour tous. Je suis économiste dans un pays qui a une histoire millénaire avec le judaïsme:  la Tunisie. Cette histoire commencerait autour de 586 avant J-C, date de l’édification de la synagogue de la « Ghriba » sur l’île de Djerba, lieu de pèlerinage pour les juifs, pour continuer avec Sidi Mahrez, saint marabout, protecteur de Tunis et, surtout, de sa communauté juive, autour de l’an 1014, ce qui en fait peut-être le premier des « Justes ».

L’actualité récente au Proche-Orient ne peut nous laisser indifférents, et cela pour deux raisons. D’une part, la « guerre » avec les Palestiniens de Gaza se poursuit. D’autre part, au sein de la société israélienne – chose impensable il y a quelque temps –, on assiste à une fracture entre Israéliens et Arabes israéliens, qui représentent près de 20 % de la population totale du pays, soit 1,8 millions de personnes.

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Selon certaines associations militant pour la paix, les germes de la fracture étaient latents. L’État offre par exemple aux citoyens un inégal accès aux services publics. La politique de financement du développement en vigueur dans les villages arabes israéliens diffère de celle qui est appliquée dans les villes peuplées par les Israéliens, d’où une discrimination urbanistique. Laquelle se trouve renforcée à Jérusalem-Est, où les Arabes israéliens ne sont pas considérés comme citoyens mais comme « résidents ». Cette « discrimination institutionnalisée », comme la décrivent ces associations, affecte tous les secteurs de la société en Israël, y compris le marché de l’emploi. Elle a d’ailleurs donné lieu à un arrêt historique de la Cour suprême en juillet 2000, reconnaissant que « la minorité arabe est victime de discrimination, y compris à l’emploi ».

Aveuglement israélien

Tout cela est le résultat de l’aveuglement de la droite israélienne, qui, ces dernières années, a multiplié, voire banalisé, les gestes de rejet envers le peuple palestinien, dont elle a finalement acté la non-existence, au mépris de son histoire. Cette politique désastreuse s’appuie sur deux éléments majeurs : l’ivresse de la domination technologique et militaire d’Israël, dans toute la région, et le soutien « indéfectible » de Washington.

Combien faudra-t-il encore de morts, de veuves, d’orphelins des deux côtés pour que la raison l’emporte enfin ?

La domination militaire n’a été possible que grâce à l’aide militaire américaine, qui a permis, entre autres, à Israël de maintenir sa supériorité aérienne absolue dans la région, avec l’« achat » en 2017 aux États-Unis de 50 F35, dernier avion de combat de cinquième génération, à près de 140 millions de dollars l’unité. Sur la période 2019-2028, Washington aura versé 38 milliards de dollars à l’État hébreu – soit 6 % de plus que lors de la décennie précédente –, contre le tiers pour l’Égypte. Et il ne s’agit que du montant connu. Le montant réel de la dette israélienne est tenu secret, et celle-ci ne sera jamais remboursée, parce que jamais réclamée, ni par les républicains, ni par les démocrates.

Et si la donne changeait ?  Si ce soutien « indéfectible » devait cesser, amoindrissant la domination militaire d’Israël ? Improbable, diront certains. Soit. Mais, contrairement aux différentes administrations américaines qui se sont succédé, la communauté juive des États-Unis a une position critique envers la politique de colonisation d’Israël. Candidat à l’investiture démocrate lors de l’élection présidentielle de 2020, le sénateur Bernie Sanders, pourtant de confession juive, avait ouvertement critiqué le lobby sioniste American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), lui reprochant d’être une assise pour « [des] dirigeants qui véhiculent le sectarisme et [s’opposent] au respect des droits fondamentaux des Palestiniens ».

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À chaque « crise », les dirigeants israéliens ont répondu par la force, affirmant à chaque fois avoir détruit l’arsenal militaire de l’adversaire, lequel se révèlera, à la faveur d’une nouvelle crise, technologiquement plus performant. Cette assertion s’est encore vérifiée lors des combats transfrontaliers du mois de mai. Et il en sera toujours ainsi tant que l’aveuglement face au désastre prévaudra chez les politiciens d’Israël. Combien faudra-t-il encore de morts, de veuves, d’orphelins des deux côtés pour que la raison l’emporte enfin et qu’une solution définitive soit trouvée et acceptée par tous ? Qui mieux que le peuple juif, victime des horreurs et des abjections nazis les plus insoutenables, saurait prendre la juste mesure de la douleur et de la détresse du peuple palestinien ?

Vers une vision plus réaliste ?

En ce moment, il manque aux Palestiniens un dirigeant de la trempe de Habib Bourguiba, qui avait osé déclarer haut et fort que « rejeter les juifs à la mer [était] irrationnel ». De même, il manque au peuple israélien un dirigeant de la carrure de François Mitterrand, l’ami du peuple juif, qui a osé réclamer, dans un discours mémorable à la Knesset, le 4 mars 1982, ce que beaucoup ne veulent plus entendre en Israël : « le respect de la loi internationale ». Et qui a réalisé un geste impensable le 22 septembre 1984 à Verdun : la main tendue à Helmut Kohl, chancelier de la République fédérale d’Allemagne, un pays responsable de trois guerres contre la France – beaucoup oublient la guerre de 1870 –, dont deux guerres dévastatrices pour toute l’Europe.

Le conflit a montré la fragilité défensive d’Israël, prélude, peut-être, à une vision d’avenir plus réaliste

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Enfin, que faut-il retenir du cessez-le-feu du 21 mai ? À mon sens, le Hamas a atteint son objectif : apparaître comme le seul protecteur du peuple palestinien. Il pourrait ainsi se retrouver en position de force si le scrutin législatif différé devait avoir lieu prochainement. Il en résulte un affaiblissement de l’Autorité palestinienne, apparue dépassée par les événements. L’Égypte devient un acteur incontournable dans le règlement du conflit, alors que les États-Unis, qui voulaient prendre du recul dans le Proche Orient, se sont vus contraints d’agir en coulisses, et d’apparaître comme le futur parrain de la paix dans la région, leur poids politique et financier aidant. Quant à Israël, ce conflit a montré sa réelle fragilité défensive, prélude, peut-être, à une vision d’avenir plus réaliste de la situation globale du conflit.

Dans la préface de La tragédie algérienne (1957), ô combien prémonitoire, Raymond Aron reprend cette phrase de Montesquieu : « Être vrai partout, même sur sa patrie. Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie : personne n’est obligé de mentir pour elle. » Ces mots ont aujourd’hui un poids considérable, et devraient être pris en compte par tout responsable capable d’avancer vers la paix.

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