Guerre d’Algérie : la fin des tabous ?

Pour la première fois, un livre associe des chercheurs établis des deux côtés de la Méditerranée tout en abordant les aspects les plus délicats du conflit.

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

Un livre collectif, conçu et dirigé à quatre mains par deux historiens – un algérien et un français -, associant des chercheurs des deux nationalités travaillant de l’un et l’autre côtés de la Méditerranée. Pour un ouvrage traitant de la plupart des aspects de la guerre d’Algérie, y compris les plus problématiques, un tel projet aurait sans doute été impossible il y a encore peu de temps. Surtout pour proposer, sans aucune autocensure apparente, des textes de qualité, lisibles par un assez large public, renouvelant ou approfondissant les approches déjà connues de cette guerre de libération.
Sans doute vérifie-t-on là, comme on a déjà pu l’observer à propos de la Seconde Guerre mondiale, ce qu’on pourrait appeler la « règle des deux générations ». Il faut en général attendre quarante ou cinquante ans pour pouvoir enfin analyser les périodes historiques controversées ou « taboues » de façon à peu près dépassionnée, nuancée et recevable par toutes les parties concernées. Pour l’essentiel, la première génération, celle des acteurs, se tait ou colporte des versions mythologiques sinon mensongères de la réalité, tandis que la deuxième se voit imposer le silence par ses aînés pour de « bonnes » raisons pragmatiques (unité nationale, etc.). Seule la troisième a le « droit » d’obtenir petit à petit des éclaircissements à propos d’un passé sur lequel il était recommandé de ne pas se pencher.
On doit évidemment regretter la lenteur d’un tel processus. Surtout pour les Algériens, puisque l’histoire de leur pays après 1962 est tout bonnement incompréhensible si l’on ne peut s’interroger « objectivement » sur les conséquences de la guerre d’indépendance quant à la nature du régime en place et la politique qu’il a suivie depuis lors. Mais, heureusement, il n’est jamais trop tard pour contribuer à cette « fin de l’amnésie » qui constitue le titre et l’ambition de l’ouvrage paraissant aujourd’hui : le succès rencontré par cette publication le démontre éloquemment.
Les questions les plus sensibles ne sont pas toujours les plus spectaculaires. Notamment quand elles ont trait aux origines et aux enjeux du conflit plus qu’à son déroulement proprement dit. Voilà pourquoi, par exemple, l’un des textes les plus stimulants est celui que Mohammed Harbi, l’un des deux historiens coordonnateurs de l’ouvrage avec Benjamin Stora, consacre à l’élucidation d’un problème crucial : quand l’Algérie est-elle véritablement devenue une nation ? Il ne répond bien entendu pas de façon directe à une telle question, mais montre de façon convaincante « comment le processus de formation de l’Algérie s’est étalé sur des siècles ». Autrement dit bien avant la colonisation française, notamment pendant les trois siècles où elle fut une province ottomane. Une manière très concrète, faits historiques et démontage de nombreux mythes à l’appui, d’expliquer que « l’Algérie d’aujourd’hui est liée à un passé », complexe et souvent contradictoire, « dont elle est le résultat ».
Les « dossiers noirs » de la Guerre, quant à eux, sont rouverts de façon détaillée, et accablante pour les autorités de l’époque. Plusieurs auteurs, notamment Omar Carlier, examinent les racines et les modalités de l’usage de la violence dans les deux camps contre les ennemis – y compris ceux « de l’intérieur » (les nationalistes restés fidèles à Messali Hadj, les opposants internes au FLN, les terroristes de l’OAS…) – et contre des « innocents » (les populations civiles). Grâce en particulier au travail de Raphaëlle Branche, on apprend surtout comment la pratique de la torture par la police et l’armée françaises s’est généralisée au cours du conflit. Et cela avec la lâche complicité et très souvent les encouragements des dirigeants politiques, qui n’ignoraient rien des méthodes employées.
Les tortures les plus courantes infligées aux « suspects » – une catégorie jamais bien définie – étaient ainsi, d’après un texte très officiel rédigé à l’usage des autorités en mars 1955, donc bien avant l’entrée en scène des parachutistes qui « sophistiqueront » les procédés lors de la Bataille d’Alger, « les coups, la baignoire, le tuyau d’eau, l’électricité ». « C’est le tuyau d’eau, précisait placidement le haut fonctionnaire qui avait pris la plume à la demande de ses supérieurs, qui a les préférences. » De quoi s’agissait-il ? « Le tuyau, du genre tuyau à gaz, est relié à un robinet ou à défaut à un jerricane ; pieds et poings liés, bras et jambes repliés, l’individu est placé de façon à ce que ses coudes soient à un niveau légèrement inférieur à celui des genoux ; entre coudes et genoux, on glisse un solide bâton ; l’homme ainsi entravé est basculé en arrière et à terre sur un vieux pneu où il se trouve bien calé ; on lui bande les yeux, on lui bouche le nez et on lui introduit dans la bouche le tuyau qui déverse l’eau jusqu’à suffocation ou évanouissement. »
Voilà ce que pouvaient alors lire mot à mot des responsables d’un pays démocratique qui ne jugeront pas utile pour autant d’intervenir. Ils décideront au contraire peu après, avec les conséquences que l’on imagine, que le principe de la « responsabilité collective » pouvait être appliqué lorsqu’il y avait des « attentats », ce qui impliquera bien sûr que tout individu devenait désormais à l’occasion un « suspect » passible de toutes les méthodes d’interrogatoire pour livrer des renseignements. Rien de bien grave, il est vrai, pour des hommes dont les représentants sur le terrain pouvaient assurer, comme le fera encore en 1960 le général de Pouilly par écrit, que ces méthodes – entendre bien sûr : la torture – étaient « des procédés habituels aux musulmans entre eux » !
Sur la question toujours très controversée du nombre de victimes que fit la Guerre, le texte très fouillé de Guy Pervillé ne permet malheureusement pas de donner enfin des chiffres précis et indiscutables. Il confirme néanmoins à quel point les bilans « officiels » sont fantaisistes. D’abord pour le nombre de morts algériens : non pas 1 million comme on le soutient à Alger et dans tant d’ouvrages depuis 1962, mais entre 250 000 et 375 000, soit environ, quoi qu’il en soit, dix fois plus que les pertes des « forces de l’ordre » européennes. Mais aussi pour les « Français musulmans », essentiellement les harkis, victimes de représailles après le cessez-le-feu : en France, on a parlé d’environ 100 000 morts, et même parfois de 150 000, alors que la réalité, très mal connue il est vrai, se situe à un niveau largement inférieur, quelque part entre 10 000 et 65 000.
D’une manière générale, il est intéressant de noter que les chiffres « officiels » des tués varient encore de 1 à 10 dans beaucoup de cas selon que l’on prend le bilan français ou algérien – par exemple pour les victimes de la répression après les insurrections indépendantistes de Sétif en 1945 (des milliers, ce qui est probable et déjà beaucoup, ou des dizaines de milliers de morts ?) et du Nord-Constantinois en août 1955 (1 273 ou 12 000 morts ?).
Ces écarts énormes mesurent à quel point, malgré l’heureuse tentative de faire substituer les apports de la recherche aux errements des approches idéologiques, il restera toujours difficile de parvenir à un consensus pour évoquer le conflit dans chaque pays. Mais au fond, est-ce tellement important ? Ce qui est essentiel, c’est de pouvoir enfin essayer de tout mettre sur la table des deux côtés.
La ténacité d’historiens qui militent depuis déjà longtemps pour cela a permis de donner un nouvel élan à la poursuite de cet objectif. Mais il est réjouissant de constater qu’ils ont trouvé pour appliquer un tel « programme » un grand nombre de jeunes chercheurs français et algériens qui se sont lancés de surcroît sur des pistes originales ou peu explorées, notamment à travers l’examen de nouvelles archives (en particulier sur la répression) et l’analyse des représentations de la Guerre (dans la littérature, les arts plastiques, la presse, etc). Une promesse pour l’avenir.

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