Gbagbo face à lui-même

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 4 minutes.

Laurent Gbagbo, chacun le sait, est à la fois un historien de formation et un chrétien charismatique de conviction. Doublement pénétré donc de cette élémentaire vérité selon laquelle nul n’échappe à son jugement, celui de l’Histoire comme celui de Dieu. Que dira-t-on de lui, quand sonnera l’heure des soldes de tout compte ? Qu’incontestablement élu dans des conditions contestables, il se rendit coupable, si ce n’est totalement responsable, d’un règne calamiteux pour son peuple et pour son pays ? Que, du socialisme pétri de références humanistes, son régime évolua vers une forme tropicale d’ivoiro-socialisme où Jean Jaurès tendit la main à Charles Taylor pour une inconcevable danse autour des brasiers ? Dira-t-on au contraire, et puisque cette terminologie fait actuellement fureur au sein de la présidence ivoirienne, qu’il eut à combattre sans relâche les forces de Satan acharnées à la perte d’une Côte d’Ivoire sur laquelle « Dieu a posé sa main » ? Une chose est sûre : on ne pourra pas dire que Laurent Gbagbo a réussi sa mission.
Cet échec apparaît en filigrane du rapport de la commission de l’ONU sur la répression sanglante de la manifestation du 25 mars 2004, lequel se lit parfois comme le récit d’un crime d’État. Certes, il faut le préciser, ce document souligne à plusieurs reprises la « responsabilité politique de ceux qui ont planifié » une marche que les membres de la commission d’enquête qualifient à la fois d’« illégale » et d’« inappropriée au regard de la mobilisation des forces de sécurité ». En d’autres termes : les dirigeants du G7 – la coalition des partis d’opposition – auraient sciemment voulu pousser les autorités au crime. Mais ces pesantes réserves ne rendent que plus crédible la mise en cause frontale d’un pouvoir tétanisé par la peur et la paranoïa, persuadé d’avoir à livrer une « bataille d’Abidjan » face à des manifestants désarmés et dont les forces de répression – armée, police, milices – ont tué sans sommation, avant même le début d’une marche qui ne prit jamais forme. Il existe ainsi d’« incroyables preuves », affirment les enquêteurs, selon lesquelles des victimes, « pour la plupart sans rapport avec les manifestants », ont été abattues au faciès, en fonction de leur origine ethnique ou étrangère.
Laurent Gbagbo, que l’on sait expert en langages multiples, peut certes tenter d’échapper aux conséquences potentiellement dévastatrices de ce rapport en jouant sur le registre du président trompé dans sa bonne foi. Après tout, il a lui-même souhaité que cette enquête ait lieu – s’obligeant par avance à en accréditer les résultats – et les consignes officielles données le 25 mars aux forces de l’ordre étaient de ne pas utiliser d’armes, sauf en cas de légitime défense. Une tactique du « pas vu, pas pris » qui sonne un peu court. Aucune sanction n’a en effet été prise à ce jour à l’encontre de la chaîne de commandement coupable d’avoir enfreint les ordres – bien au contraire, le président l’ayant publiquement félicitée. Quant aux milices urbaines de « jeunes patriotes », pour qui le couple Laurent et Simone Gbagbo est une sorte de substitut parental, et dont le rôle de supplétifs exécuteurs des basses oeuvres est relevé par les enquêteurs onusiens, elles seraient « directement » connectées à la présidence, selon le rapport – ce que tout le monde sait à Abidjan.
Loin d’être un simple dérapage sanglant, le crime d’État du 25 mars serait-il le produit d’un système et d’un régime eux-mêmes complices ? Le symptôme tragique d’une dérive, plutôt, celle qui a amené un pouvoir menacé à raviver les mânes empoisonnés de l’ivoirité afin de resserrer les rangs autour de lui, à entretenir une stratégie de la tension permanente et dangereuse face aux étrangers et à l’ex-puissance coloniale et à cultiver l’islamophobie comme ersatz d’idéologie. Au nom de l’effort de guerre et des achats d’armes, la contrebande, les fraudes douanières et les activités obliques gangrènent chaque jour un peu plus ce qui reste de l’État ivoirien. Hélicos biélorusses contre cacao, mitraillettes israéliennes contre blocs d’exploration pétrolière, dauphins vivants pêchés au large de San Pedro et exportés, illicitement, en Chine contre véhicules blindés… la liste est longue de ces trafics en tout genre. Sans doute est-ce pour avoir trop enquêté dans ces eaux troubles que le journaliste et consultant franco-canadien Guy-André Kieffer a été « effacé » par des nervis, aux yeux de qui le sergent Seri Dago, l’assassin de son confrère Jean Hélène, est certainement un héros.
Laurent Gbagbo, donc. L’intellectuel qu’il demeure, en s’interrogeant sur la trace qu’il laissera dans l’Histoire, doit parfois se dire qu’il n’a pas voulu cela. Que ce maudit 19 septembre 2002 où tout a commencé ne fut pas de son fait, mais l’oeuvre d’apprentis putschistes irresponsables et manipulés. Difficile de lui donner tort sur ce point. Difficile aussi d’exonérer totalement le « camarade Laurent » de ce qui a suivi, de la longue litanie des meurtres sans témoins commis par ses partisans et de la répression du 25 mars, ce Charonne ivoirien. Il reste désormais à cet homme, qui ne manque pas de courage, à prendre une décision courageuse : celle de ne pas se représenter à l’élection présidentielle de 2005 – et à espérer qu’elle fera école chez tous ceux qui, avec lui, portent une part de responsabilité dans le drame ivoirien. Un acte de sagesse et de civisme pour que, au tribunal de l’Histoire, le jugement ne soit point trop sévère.

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