Etrangers au bord du monde

Depuis un an, la France a durci sa politique d’immigration et restreint le nombre de réfugiés accueillis sur son sol. Reportage.

Publié le 11 mai 2004 Lecture : 6 minutes.

Vendredi 9 avril 2004, zone d’attente de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Un homme(1) passe la tête dans l’entrebâillement de la porte et désigne sa barbe de plusieurs jours. « Il veut se raser, et il n’est pas autorisé à le faire seul, pour des raisons de sécurité. On le réexpédie ce soir au Pakistan, sa demande d’asile a été refusée », explique Lucas, médiateur pour la Croix-Rouge.
Le petit bureau de 7 m2 de l’ONG, situé dans la zone d’attente pour les personnes en
instance (Zapi) de l’aéroport, ne désemplit pas. Il a été ouvert il y a six mois à la
demande des associations de défense des étrangers. Les médiateurs informent les personnes
de leurs droits et tentent de leur apporter de l’aide tout en respectant la neutralité
que leur impose leur fonction. Un Somalien d’une vingtaine d’années est assis dans un coin de la pièce, le regard perdu. Il ne parle pas français et, apparemment, ne comprend pas pourquoi il est ici. Le procès-verbal de la police précise que tous ses papiers étaient en règle, mais qu’il a été arrêté à la douane pour « ressources insuffisantes ». Pour entrer en France, le jeune homme, comme l’ensemble des ressortissants des pays pauvres munis d’un visa de tourisme, doit posséder sur lui, et en espèces, la somme de 30 euros par jour ou alors disposer d’une réservation d’hôtel prépayée. Les étrangers qui ne remplissent pas cette condition sont interpellés et transférés en zone d’attente. Ils y restent de quelques heures à vingt jours, le temps que les autorités françaises décident de leur sort.
Le nouveau bâtiment de la Zapi, construit en 2001 dans la zone de fret de l’aéroport, est entouré d’un grillage de trois mètres de haut. Il peut héberger jusqu’à 170 « étrangers non admis » les « inads », dans le jargon policier. Ces hommes, femmes et enfants sont, chaque jour, arrêtés à leur descente d’avion parce qu’ils ne possèdent pas les documents réglementaires pour entrer en France ou poursuivre leur voyage. On les place alors en Zapi. Dans cette « zone d’attente pour parias et indésirables »(2), ils passent le plus clair de leur temps, assis dans les couloirs, adossés à des cabines téléphoniques, attendant le coup de fil d’un membre de leur famille ou, plus rarement, d’un avocat.
S’ils demandent l’asile, ils sont convoqués à un entretien par des agents du ministère des Affaires étrangères, présents sur place, qui émettent un avis sur le caractère
« manifestement fondé ou infondé » des demandes et le transmettent au ministère de l’Intérieur, qui tranche au final. Un interprète peut être sollicité, mais il intervient
généralement par téléphone, ce qui limite la qualité de l’échange. Si la requête est rejetée, la police aux frontières (PAF) se charge de les réexpédier dans leur pays. Cela
prend parfois du temps, car certaines destinations sont mal desservies ; au bout de vingt jours, la loi impose qu’ils soient libérés et autorisés à entrer sur le territoire français. Lorsque la demande d’asile est acceptée, ils se voient délivrer un sauf-conduit d’un mois pour se présenter en préfecture et retirer un dossier de demande d’asile
approfondi soumis ensuite à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra).
Aujourd’hui, la quasi-totalité des demandes d’asile politique déposées en Zapi échouent. Au cours des trois dernières années, le taux d’admission sur le territoire au titre de l’asile a chuté de 25 % en 2000 à 14 % en 2002, et à 5 % en 2003. Pour l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), la raison est simple : des « consignes de fermeté » ont été données aux agents de l’État pour interpréter de façon plus large la notion de « demande d’asile manifestement infondée », ce qui est aisé
dans la mesure où les agents jugent uniquement de « la vraisemblance » du récit qui leur est fait. La PAF conteste ces explications. Yvon Carratero, responsable de l’immigration, soutient que les demandes sont « totalement fantaisistes ». Même son de cloche au ministère de l’Intérieur, qui reconnaît tout de même faire preuve de davantage de « vigilance ». D’ailleurs, le nombre de demandes d’asile déposées en Zapi a aussi fortement
diminué, passant d’environ 8 000 en 2000 et 2001 à moins de 6 000 en 2003 (soit environ 10 % des demandes reçues par l’Ofpra).
De fait, depuis un an, le gouvernement français et son ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, ont durci l’ensemble du dispositif d’immigration. L’application du « jour franc », ce délai de vingt-quatre heures dont peut bénéficier
tout étranger (afin de prendre contact avec son ambassade, son avocat ou sa famille) avant d’être renvoyé, est par exemple modifiée. Pour y avoir droit, il faut désormais en faire la demande expresse. Si un officier de la PAF affirme que les personnes interpellées « sont mieux informées qu’on ne le pense et connaissent parfaitement la législation », les médiateurs de la Croix-Rouge soutiennent le contraire. Pour eux, ces propos témoignent de la suspicion systématique dont pâtissent les étrangers. Une médiatrice évoque le cas d’une jeune Malienne, renvoyée en mars dernier : « Elle avait pris un vol Bamako-Paris et souhaitait ensuite se rendre à Bruxelles, où réside sa famille. Mais elle voulait faire le trajet Paris-Bruxelles en train ou en bus pour payer moins cher. La PAF a considéré qu’il était suspect qu’elle n’ait pas pris de billet d’avion jusqu’à Bruxelles et l’a donc renvoyée au Mali. »
Autre évolution, le renforcement des contrôles au départ et à l’arrivée. Les compagnies aériennes sont désormais passibles de pénalités pour le transport d’un clandestin (5 000 euros d’amende et la prise en charge de son réacheminement). Pour éviter ces frais, elles utilisent de plus en plus la procédure dite de « l’enveloppe sécurisée » qui leur permet, lors de l’enregistrement, de saisir le passeport et le billet des passagers ayant un
« profil à risque » et de les placer dans une pochette sécurisée que la PAF récupère à l’arrivée de l’avion. Certains passagers détruisent, par exemple, leurs documents
d’identité dans l’avion ou une fois arrivés. Ils errent alors quelques heures, voire quelques jours en zone internationale avant de se présenter à la douane. Là, ils sont
arrêtés mais leur réacheminement est quasi impossible, car renvoyer un clandestin suppose que l’on sache d’où il vient. Pour lutter contre ce phénomène, les contrôles en porte d’avion, au pied de la passerelle de débarquement, ont aussi été généralisés.
En outre, la multiplication des formalités requises complique l’accès au territoire français. En 2003, le Burkina, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, la Gambie, la Guinée, l’Inde, le Mali et le Sénégal ont rejoint les vingt autres pays auxquels un visa de transit aéroportuaire (VTA) est imposé pour tout transit sur le sol français.
Pour décourager les candidats à l’exil, les autorités utilisent aussi la manière forte.
Les clandestins qui doivent être réexpédiés mais qui refusent d’embarquer sont passibles
de six mois de prison (sur les 5 800 étrangers ayant demandé l’asile en Zapi en 2003, plus de 1 200 ont fait l’objet de poursuites). Et si des passagers de l’avion ont la mauvaise idée de prendre fait et cause pour des clandestins expulsés, ils ne sont pas, eux non plus, à l’abri de poursuites. Le 17 avril dernier, sur un vol Paris-Bamako d’Air Méditerranée, trois passagers ont ainsi été interpellés et condamnés pour « entrave à la circulation d’aéronef ». « Le simple fait d’être debout dans l’avion suffit », selon un policier.
Quant aux allégations de violences policières, dénoncées par de nombreux médiateurs de la Croix-Rouge, elles sont démenties en bloc par les agents de la PAF. Tout juste précisent-ils que les « techniques de maîtrise » qui consistent, par exemple, à tenir « fermement » la personne sur la passerelle d’embarquement et à lui faire porter des
menottes pour éviter qu’elle ne se blesse ou s’automutile peuvent laisser des « ecchymoses sur les bras »
Certaines violences auraient également lieu dans les postes de police des aérogares où transitent des clandestins renvoyés sur-le-champ. Aucun contrôle n’est possible dans ces lieux à l’abri des regards, où, selon l’Anafé, des officiers de la PAF refuseraient aussi d’enregistrer certaines demandes d’asile.
Bref, quelle que soit la méthode, le résultat est là : 19 000 personnes ont transité par la zone d’attente de Roissy (la plus importante de France) en 2002, contre moins de
15 000 en 2003. Environ 10 000 ont été renvoyées chez elles et 5 000 ont été admises sur le territoire français. Beaucoup deviennent alors des sans-papiers, et leur calvaire ne fait que commencer.

1. Les noms des témoins ont été occultés pour respecter leur anonymat. En outre, la PAF interdit aux journalistes de s’entretenir en Zapi avec les étrangers non admis.
2. Expression de Martine Lefeuvre-Déotte dans un article de la revue Drôle d’époque.

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