Commerce informel en Tunisie : la répression ne suffira pas
Sami Bensassi est docteur en économie de l’université de Nanterre et maître de conférence à la Birmingham Business School, en Angleterre.
Si le commerce informel est difficile à mesurer. Il est impossible de sous-estimer son importance en Afrique. Dans une étude récente réalisée pour la Banque mondiale, mes coauteurs et moi nous sommes intéressés au commerce informel aux frontières terrestres tunisiennes [1]. Ces travaux, qui ont eu un certain écho dans la presse locale et internationale, ont permis de mettre en évidence l’ampleur de ce phénomène.
Cette étude montre que les flux commerciaux informels entre la Tunisie et l’Algérie se situeraient autour de 1,2 milliard de dinars tunisiens (550 millions d’euros). En ce qui concerne la Libye, ces flux atteindraient au minimum une valeur de 600 millions de dinars.
S’ils ne représentent que 5% du commerce extérieur tunisien, ils sont supérieurs aux échanges commerciaux formels de la Tunisie avec ses voisins. Le commerce informel de carburant en provenance d’Algérie à lui seul représenterait au moins 900 millions de dinars tunisiens (415 millions d’euros).
Et encore, nos résultats ne prennent pas compte de l’ampleur des trafics existant dans les ports tunisiens
Pertes fiscales
Les pertes en recettes douanières du côté tunisien atteindraient au moins 500 millions de dinars (230 millions d’euros). Et encore, nous n’avons pas pu quantifier l’ampleur des trafics existant à travers les ports tunisiens ni le coût de la concurrence déloyale subie par certaines entreprises locales.[2]
Ce commerce informel a pris de l’ampleur à la suite de la révolution tunisienne et de la guerre civile Libyenne. Si les autorités ont réussi à rétablir une taxe forfaitaire de 50 dinars tunisiens par véhicule commercial passant la frontière à Ras Ajdir, les revenus tirés de cette taxe sont modiques (3 millions de dinars) comparés à ce qu’ils pourraient être si les tarifs en vigueur étaient appliqués (193 millions de dinars).
Différentiels de prix
L’importance des flux en question semble plaider en faveur d’une plus sévère répression du commerce informel. Notre étude montre pourtant que cette réponse pourrait ne pas suffire. D’abord parce quelle n’adresse pas la source de ces flux commerciaux mais aussi parce que cette réponse mésestime l’importance de ce commerce pour l’économie locale et pour les personnes qui en vivent.
Les Tunisiens qui s’approvisionnent dans les souks « libyens » le font parce que ces produits sont bon marché
En effet, ces flux tirent leur origine, principalement, des différentiels de prix qui existent de part et d’autre des frontières tunisiennes. Les biens concernés sont nombreux : ils vont des produits subventionnés en Algérie et en Libye comme le carburant jusqu’aux produits entrants en Libye avec un tarif douanier particulièrement faible comme les tapis, les pneus ou encore l’électroménager chinois.
Notre travail insiste aussi sur le fait que dans ces régions frontalières, le commerce informel est devenu la principale activité économique des hommes d’affaires à la tête de ces trafics (et qui en tirent des revenus importants), mais aussi celle de milliers de ménages dont un membre est passeur, débardeur ou vendeur à la petite semaine et qui survivent grâce à ce commerce.
Double objectif
Le gouvernement devrait plutôt poursuivre un double objectif : augmenter le coût de la pratique du commerce informel et diminuer le coût de la pratique du formel. Le volet répressif (amélioration des services douaniers et poursuite des contrevenants, entre autres) participe du premier objectif. Cependant ne pas traiter le second objectif peut s’avérer risquer. La peur du gendarme ou du douanier a assurément un effet dissuasif mais les motivations liées aux gains restent présentes.
Diminuer le coût du commerce formel passe par une réduction des tarifs et des taxes à la consommation ainsi qu’une simplification des procédures administratives. Il est clair que si l’État tunisien réussissait à taxer aux tarifs existant les biens entrant de manière informelle dans le pays les volumes de consommation baisseraient significativement.
Quelle logique soutient le maintien de tarifs douaniers élevés sur des biens qui ne sont pas produits en Tunisie ?
Or la frange de la population tunisienne qui s’approvisionne dans les souks « libyens » le fait d’abord et avant tout parce que ces produits sont bon marché. Au passage, quelle logique soutient le maintien de tarifs élevés sur des biens qui ne sont quasiment pas produits en Tunisie (bananes, thé, café, climatiseurs ou téléviseurs) ?
Baisser et simplifier d’une part les tarifs pour certaines catégories de produits provenant majoritairement d’Asie et réduire d’autre part certaines taxes à la consommation pourraient permettre d’engranger plus de recettes fiscales, de maintenir une activité commerciale et faciliter l’accès des populations les plus défavorisés à des produits bon marché.
Carburant
Enfin il faut remarquer que le trafic de carburant constitue un problème à part entière. A travers ce trafic les tunisiens bénéficient des prix subventionnés en Algérie et en Libye. Les hausses des prix des carburants prévues par le gouvernement tunisien vont encore augmenter le différentiel de prix existant et par là même accroître l’incitation au trafic. En effet, à la différence de plusieurs autres biens, la consommation de carburant se révèle moins élastique au prix de celui-ci, c’est à dire qu’une variation du prix du carburant induit une variation moins que proportionnelle de la consommation de ce bien.
Cela laisse envisager une politique plus répressive du gouvernement dans l’objectif de maximiser ses recettes. Il ne reste plus qu’à espérer que l’accord de libre-échange algéro-tunisien qui devrait entrer en vigueur à partir de la fin mars offrira suffisamment d’opportunités aux populations frontalières pour leur faire oublier la manne coulant de l’or noir.
[1] Ayadi L., Benjamin N. , S. Bensassi, and Raballand G. (2013). Estimating informal trade across Tunisia’s land borders. Policy Research Working Paper. The World Bank
[2] En toute rigueur, les dangers pour les consommateurs existant lorsque les produits entrés sur le territoire ne sont pas contrôlés devraient être pris en compte et traduits en termes de coûts financiers.
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