«Plus congolais que moi, ça n’existe pas»

Au lendemain de sa déclaration de candidature à l’élection présidentielle, le fils du Mzee assassiné confie ses espoirs, ses craintes et quelques-uns des secrets de son jardin privé. Un entretien exclusif avec le chef d’État le plus jeune du continent.

Publié le 10 avril 2006 Lecture : 21 minutes.

Kinshasa, dernière semaine de mars. Dans une petite pièce nue du Palais de la nation, Joseph Kabila, bientôt 35 ans, candidat depuis quelques jours à sa propre succession, reçoit Jeune Afrique pour une longue – et rare – interview. Par rapport à notre précédente visite au maître de ces lieux, il y a cinq ans, la sécurité a été considérablement allégée. Les gardes du corps zimbabwéens soupçonneux qui nous fouillaient de la tête aux pieds, jusqu’à démonter nos stylos, ont disparu. Seuls demeurent les Congolais de la Garde républicaine en uniforme foncé et béret vermillon que les Kinois surnomment les ampicillines – du nom de cet antibiotique en gélules bicolores, noir et rouge. Des petits gars de l’Est, plutôt débonnaires ce jour-là. L’unique témoin de notre entretien, lui, n’a pas changé. Discret et appliqué, Barnabé Kikaya Bin Karubi, secrétaire particulier du président, ex-ministre de la Communication et ancien ambassadeur à Harare, n’a pas oublié qu’il fut, dans une vie antérieure, journaliste en Afrique du Sud. Il prend des notes, attentif aux phrases que, dans un français parfait teinté d’un soupçon d’accent anglophone, prononce Joseph Kabila.
Le fils du Mzee, c’est sûr, a pris de l’ampleur. Au physique comme au moral, côté assurance et côté politique. Dans sa ligne de mire, les élections présidentielle et législatives que J.A. présentait, il y a peu, comme étant celles « de tous les espoirs et de tous les dangers ». L’espoir, c’est évidemment celui de voir le géant de l’Afrique centrale sortir de son long cauchemar par la porte royale : celle du premier scrutin libre depuis plus de quarante ans. L’ensemble de la communauté internationale et la très grande majorité des Congolais y aspirent. Tous sont conscients de l’enjeu capital de cette échéance et tous tirent dans le même sens. Mais le danger est là, permanent. Celui d’un dérapage qui serait dû à une campagne déclinée sur des thèmes xénophobes, ethniques, avec cette version bantoue de l’ivoirité qu’est la congolité – ou plutôt la congolité de l’Ouest, abusivement qualifiée d’« authentique » par quelques politiciens irresponsables. Celui que génère, aussi, l’étrange attitude du vieux combattant Étienne Tshisekedi, le « líder máximo » du Kasaï, le « sphinx de Limete », qui semble avoir choisi la stratégie du boycottage, poussé dans cette voie par les durs de son entourage et par les bataillons de la rue, les « parlementaires debout » et autres « compagnons » qui rappellent furieusement les Jeunes Patriotes d’Abidjan : mêmes méthodes, même idéologie, mêmes prédictions apocalyptiques sur une « irakisation » à venir du pays en cas de victoire de l’« ennemi étranger ».
Plus que jamais, la RD Congo est donc à la croisée des chemins – et des convoitises. Chaque semaine, ou presque, une personnalité étrangère d’envergure se rend à Kinshasa au chevet du convalescent, angoissé à l’idée d’une rechute. Rien qu’en février-mars, Thabo Mbeki, Kofi Annan, Denis Sassou Nguesso, Aldo Ajello et deux ou trois ministres belges ont fait le voyage – sans compter le roi du Maroc et une demi-?douzaine de généraux européens et américains. Chaque semaine aussi, des investisseurs à risques, comme les Chinois, les Russes ou les Israéliens, acquièrent des positions au cur de la scandaleuse géologie congolaise, abandonnant sur le tarmac des Occidentaux aussi fascinés qu’effrayés. De cette éponge à pétrole qu’est le golfe de Guinée, jusqu’aux marches du Soudan où se profile l’ombre d’al-Qaïda, le Congo est le pays de tous les superlatifs. À sa tête, le plus jeune chef d’État d’Afrique s’apprête à affronter le verdict des urnes. Inutile de préciser qu’il est confiant, qu’il entend l’emporter dès le premier tour de scrutin et qu’il se sent parfaitement à la hauteur des défis qui l’attendent. À cet âge, on ne doute de rien, ou presque

Jeune Afrique : Vous voici donc candidat à la présidence de la République. Peut-on en connaître les raisons ?
Joseph Kabila : C’est très simple. Je n’ai pas encore achevé ma tâche, qui est de consolider définitivement la paix dans le cadre d’un pays réunifié. Et puis, d’après ce que je sais et ce que je sens, les Congolais souhaitent que Kabila soit leur candidat.
Vous vous présentez en tant que candidat indépendant – « candidat du peuple », avez-vous dit. Pourquoi ne l’avoir pas fait au nom de votre parti, le PPRD (Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie) ? Est-ce un désaveu pour cette formation qui vous est tout entière dévouée ?
Pas du tout. Le PPRD est loin d’être le seul parti à avoir fait pression en faveur de ma candidature. Il s’agit en fait d’un phénomène de masse impliquant beaucoup d’autres formations. Je ne pouvais donc pas privilégier l’une au détriment des autres. Cela dit, le PPRD demeure ma famille politique au sens strict. Je suis le candidat du peuple, et ce parti est le parti du peuple : où est le désaveu ?
Pour être candidat à l’élection présidentielle, la caution – non remboursable de surcroît – est sans doute la plus élevée au monde dans un pays parmi les plus pauvres du monde : 50 000 dollars ! Cela ne vous paraît-il pas exorbitant et discriminatoire ?
C’est beaucoup d’argent, incontestablement. Lorsque le Parlement a débattu de cette affaire, nous étions plus que réservés sur ce montant. Mais c’est la loi.
Quels vont être vos thèmes de campagne ?
La paix, la stabilité, la sécurité. De ces trois acquis de ma présidence, qu’il convient bien sûr de parfaire et de renforcer, tout le reste dépend. À commencer par le décollage économique du Congo.
Quelle appréciation portez-vous sur le travail de la Commission électorale indépendante ?
La CEI a accompli un grand, grand travail. Inscrire vingt-cinq millions d’électeurs sur les listes dans un pays aussi vaste que le nôtre était un exploit. Certes, sans l’appui de la communauté internationale, rien n’aurait été possible. Mais c’est tout de même remarquable.
Si l’on en croit vos adversaires, le président de cette Commission, l’abbé Malu Malu, serait, disons, sous votre influence
Sous mon influence, comment ? La CEI est un organe paritaire où se retrouvent les composantes politiques et la société civile, dont est issu l’abbé, le tout sous l’il attentif de l’ONU. La CEI est réellement indépendante. L’abbé Malu Malu aussi.
Votre objectif est-il de l’emporter dès le premier tour de scrutin ?
Mon objectif est d’être élu et bien élu. Au premier ou au second tour.
Ne craignez-vous pas de voir apparaître, au cours de la campagne, des thèmes à risque, comme celui de la congolité ?
C’est quoi, la congolité ? C’est quoi ce concept ?
Qui, parmi les candidats, est un « vrai » Congolais. Et qui ne l’est pas
Je vois. Effectivement, on ne peut exclure qu’à défaut de programme et de sens des responsabilités certains soient tentés de glisser sur ce genre de terrain. L’ethnisme, le tribalisme et la haine peuvent toujours leur servir de fonds de commerce. Mais les Congolais ne s’y laisseront pas prendre.
En êtes-vous sûr ? Ne faudrait-il pas chercher les voies et moyens d’empêcher ce type de dérive ?
Il existe des lois pour cela. Et aussi un code de bonne conduite.
Ce genre de campagne vous viserait directement
Si tel était le cas, ce serait sans effet. Plus congolais que moi, ça n’existe pas. Plus patriote non plus.
L’élection sera-t-elle transparente ?
Certainement. Avec des milliers d’observateurs et l’implication massive de la communauté internationale.
Les possibilités de contestation des résultats vous paraissent donc, a priori, limitées.
Très limitées. Même si, comme vous le savez, nous sommes en Afrique.
Pas de mauvais perdants non plus ?
Je ne veux pas envisager cette hypothèse. Au cas où, la maturité de notre peuple ferait barrage.
Et si vous étiez battu ?
La démocratie implique évidemment cette éventualité et oblige à l’accepter. Ce que je viens de vous dire n’aurait aucun sens si par principe je la refusais. Cela dit, je me bats pour gagner. Et je gagnerai.
Que pensez-vous de vos principaux adversaires ? Par exemple : Jean-Pierre Bemba ?
Tant que la CEI n’a pas annoncé officiellement la liste des candidats, je n’ai pas d’appréciation à formuler sur Bemba ou sur un autre. Ma campagne ne sera d’ailleurs pas dirigée contre tel ou tel, mais pour le Congo et pour les Congolais. Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir, en aucun cas les attaques personnelles ou les règlements de comptes. Et puis, moi, je respecte mes adversaires, d’autant qu’ils sont tous ou presque mes aînés.
Et Étienne Tshisekedi ?
Il est mon aîné de quarante ans.
Voudriez-vous le rencontrer ? [NDLR : cette interview a été recueillie quelques jours avant la décision prise par le leader de l’UDPS de ne pas participer au processus électoral.]
Mais bien sûr. À une condition toutefois : qu’il n’y ait aucun préalable à cette rencontre.
Accepterez-vous de débattre avec vos concurrents ?
En cas de second tour, la loi prévoit un débat radiotélévisé entre les deux candidats. Je m’y conformerai.
Vous sentez-vous prêt pour cet exercice délicat ?
À tout moment.
N’avez-vous pas l’impression que votre pays, votre gouvernement et vous-même êtes sous tutelle ? La communauté internationale finance largement le processus de sortie de crise au Congo. Et l’on sait qu’en général qui paie commande
Absolument pas. Certes, la communauté internationale nous appuie et participe au financement des élections, mais elle ne nous dicte pas notre conduite. Si tel était le cas, je serais le premier à ne pas l’accepter. Tout ce qu’elle fait ici, depuis le déploiement des Casques bleus de l’ONU en 1999 jusqu’à la décision récente de la création d’une force européenne d’intervention rapide, s’est fait avec notre accord, à notre demande, et après consultations.
Tous les jours ou presque un conseil, un rapport, une visite d’inspection : vous n’en avez pas assez ?
Écoutez. Il faut avoir l’humilité d’accepter ce que nous sommes : un pays en situation de postconflit, encore largement traumatisé par les guerres. Jusqu’aux élections, et même au-delà, nous aurons besoin de toutes les bonnes volontés.
Passons au bilan, votre bilan de cinq années de pouvoir
Finalement, je serai le seul candidat à devoir défendre un bilan !
Justement : sur le plan purement sécuritaire, la paix est loin d’être revenue dans le nord-est du Congo.
Il y a encore des problèmes, c’est vrai. Notamment dans quelques localités de la région de l’Ituri, laquelle mobilise deux ou trois brigades de nos forces armées intégrées. Nous y faisons face, avec des capacités d’intervention en voie de renforcement. Plus au nord, nos troupes ont eu à affronter des bandes de rebelles ougandais de la Lord Resistance Army, qui ont franchi la frontière. Dans le Kivu subsistent toujours des poches de Rwandais, ex-FAR et Interahamwes. En résumé : oui, il y a encore des problèmes dans l’est. Et oui, nous sommes absolument déterminés à les éradiquer.
Avez-vous réussi à convaincre les autorités rwandaises de votre détermination ?
Je l’ignore. Mais je le répète : nous sommes tout à fait résolus à désarmer ces gens.
Le président ougandais Yoweri Museveni a affirmé que son armée n’hésitera pas à poursuivre les rebelles de la LRA à l’intérieur même du territoire congolais. Et cela « avec ou sans autorisation ». Qu’en pensez-vous ?
Je crois qu’il s’agit là de déclarations destinées à la consommation intérieure. Pour le reste, elles ne cadrent pas avec les relations de bon voisinage, c’est le moins que l’on puisse dire.
L’Ouganda affirme également que le chef de la LRA, le prophète autoproclamé Joseph Kony, se cache quelque part avec ses hommes dans l’est du Congo. Est-ce exact ?
Je n’ai reçu aucune information qui me permette de confirmer cela.
Où en est la formation de la nouvelle armée congolaise ?
Nous avançons dans le bon sens : intégration de toutes les composantes au sein de l’armée et déploiement des nouvelles brigades ainsi refondées et équipées à travers tout le territoire congolais. Au 30 juin prochain, dix-huit brigades auront été formées.
Mais que valent ces troupes ? Fin janvier, la cinquième brigade « brassée » opérant dans le Nord-Kivu s’est pratiquement désintégrée face aux mutins banyamulenge de Laurent Nkunda.
La cinquième brigade a connu un sérieux problème de commandement. Pour le reste, nous pourrions faire beaucoup mieux, c’est vrai. Mais il faut tenir compte de nos contraintes, notamment la nécessité de déployer beaucoup d’hommes en un temps réduit dans une zone qui s’étend de l’Ituri au Nord-Katanga, en passant par les deux Kivus.
Les différentes factions belligérantes d’hier n’ont-elles pas conservé leur propre chaîne de commandement, occulte et parallèle, au sein de la nouvelle armée ?
Non. Il y a ici, à Kinshasa, un état-major général intégré des armées qui est le patron et le seul patron.
Vous-même, vous avez votre propre Maison militaire au sein de la présidence
La Maison militaire n’est pas un état-major bis, mais un organisme défini par une loi, laquelle a été votée par le Parlement de transition. Sa fonction est d’aider le président en matière de défense nationale.
Jean-Pierre Bemba dispose à Kinshasa et dans sa périphérie d’environ mille cinq cents hommes armés non intégrés. Cela vous inquiète-t-il ?
Pas spécialement. Il est prévu que ces éléments aillent rejoindre des centres de brassage, à Kitona ou ailleurs, et ce avant les élections. Le moment venu, nous déploierons dans la capitale et ses alentours une brigade intégrée qui sera chargée de sécuriser tout le processus.
La nouvelle armée congolaise devra compter cent vingt mille hommes. N’est-ce pas encore trop – et surtout trop cher ?
Je ne pense pas que ce soit excessif pour veiller à la sécurité d’un pays de 2,5 millions de km2 et de près de soixante millions d’habitants.
Vous disposez d’une garde personnelle, la Garde républicaine, forte de douze à quinze mille hommes. Ne devrait-elle pas en toute logique être refondée elle aussi ?
Il ne s’agit pas d’une garde personnelle. La GR est une unité définie par la loi. Il est donc normal qu’elle subisse à son tour un processus d’intégration. Des éléments issus d’autres unités viendront la rejoindre. Ce mixage est en phase de planification.
Deux chiffres significatifs pour l’économie congolaise en 2005 : 6,6 % de taux de croissance et 22 % de taux d’inflation. Votre commentaire ?
Je suis content, mais pas satisfait. Souvenez-vous qu’en 2001 l’inflation était de 511 %, et la croissance négative : c’est dire d’où nous venons. Le franc congolais est stable depuis 2002* et les principaux équilibres macroéconomiques ont été rétablis. Mais il ne s’agit là que d’indicateurs. La situation sociale, elle, reste préoccupante.
À combien s’élève votre dette extérieure ?
À 12 milliards de dollars.
C’est énorme.
Oui, mais pas sans issue. Nous avons renoué avec le FMI et la Banque mondiale et avons bon espoir que 90 % de ce montant soient effacés avant la fin de cette année, dans le cadre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés.
Croyez-vous vraiment que les Congolais aient confiance en leur monnaie ? À Kinshasa, le dollar est roi
À Kinshasa peut-être. Mais à l’intérieur du pays, la situation est très différente. Rien à voir avec le Zaïre des années 1990, quand il fallait une brouette de billets pour s’acheter une bière.
Le pouvoir d’achat du Congolais moyen est de moitié inférieur aujourd’hui à ce qu’il était lors de l’indépendance, en 1960. De quoi désespérer
Disons que c’est terrible et que c’est un terrible défi que tous ensemble nous devons relever. Désespérer ? Certainement pas. Pendant trois décennies, ce pays a été celui du pillage et de la gabegie, puis nous avons eu les guerres. Aujourd’hui, l’État investit, l’État construit, l’État désenclave des provinces entières comme celle du Maniema, qui était coupée du monde depuis près de dix ans. La reprise est là, même si ce n’est pas encore le décollage.
Plus de la moitié des compagnies aériennes inscrites par l’Union européenne sur sa « liste noire », à cause de leur dangerosité, sont immatriculées en République démocratique du Congo – soit une cinquantaine. Que comptez-vous faire ?
Je reconnais que nous avons de sérieuses lacunes dans ce domaine. Le gouvernement va donc s’inspirer de cette liste pour y mettre bon ordre.
Ce n’est pas la première fois que vous faites cette promesse.
Peut-être. Mais il y a eu beaucoup de changements de responsables dans ce secteur, ce qui ne nous a pas facilité la tâche. Nous sommes également confrontés à une cascade de priorités – les élections, la paix, la reconstruction – qui nous obligent parfois à faire des choix entre ce qui est vital et ce qui est urgent. Cela dit, je vous le répète : nous allons prendre le taureau par les cornes et interdire de vol toutes les compagnies qui ne répondent pas aux critères de sécurité.
On vient enfin de prendre connaissance du rapport d’enquête parlementaire rédigé par la commission Lutundula sur les contrats économiques – et surtout miniers – conclus durant les deux guerres congolaises, entre 1998 et 2002. Le constat est sévère : l’État a été dépossédé, son patrimoine pillé, et le gouvernement a laissé faire. Qu’en pensez-vous ?
Rapport oui, rapport officiel non, puisqu’il n’a pas été adopté par l’Assemblée nationale. Pour le reste, il existe dans ce pays un code minier en vigueur depuis 2002, dont nous respectons scrupuleusement les procédures. Avant 2002 ? Des zones d’ombre existent, sans doute. À l’issue des élections, le bilan sera fait, contrat par contrat, concession par concession. Certaines sociétés, à qui des permis ont été octroyés il y a quatre ou cinq ans, n’ont ainsi toujours pas démarré leur exploitation. Ce n’est pas admissible.
Dans l’Est, le pillage continue, notamment celui de l’or en direction de l’Ouganda
Il y a toutes sortes de trafics : or, cassitérite, coltan vers l’Ouganda, le Kenya, le Rwanda ou le Soudan. Mais aussi en sens inverse, celui des armes qui pénètrent illégalement au Congo. J’en ai parfaitement conscience. Des lois existent qui répriment ces activités. Mais leur application n’est pas chose aisée.
Que faites-vous pour lutter contre la corruption qui gangrène les rouages de l’État ?
Tout ce que je peux. Mais le processus, là encore, est long. Nous avons mis en place une commission paritaire d’éthique dédiée à ce combat, et la nouvelle Constitution, promulguée il y a deux mois, donne à notre justice toute l’autorité et l’indépendance nécessaires pour cela. Comme vous le savez, des procédures judiciaires sont en cours contre d’anciens responsables.
Vous portez-vous garant de l’honnêteté de votre entourage politique et familial ?
À cent pour cent.
Vraiment ?
Je vous mets à l’aise : si vous avez des informations à me fournir dans le sens contraire concernant telle ou telle personne, ne vous gênez surtout pas !
La Cour pénale internationale vient de recevoir son premier prisonnier en la personne du Congolais Thomas Lubanga, dont vous avez autorisé l’extradition le 16 mars. C’est une bonne chose ?
Pour les populations de l’Ituri, qui ont perdu cinquante mille des leurs à cause de chefs de milices comme Lubanga, c’est une très bonne nouvelle. Mais Lubanga n’est pas le seul responsable. Il y en a d’autres.
Qui, par exemple ?
La CPI n’est pas l’unique instance à se préoccuper de l’impunité au Congo. La justice congolaise aussi. Ainsi, c’est elle qui détient en prison, à Kisangani, le chef Kawa et ses lieutenants.
La Cour pénale a ouvert une enquête concernant le vice-président Jean-Pierre Bemba et les chefs militaires de son mouvement. Êtes-vous au courant ?
Je l’ai entendu dire. Mais je n’ai encore ni dossier ni élément à ce sujet.
Si la CPI vous demande de lui livrer telle ou telle personnalité soupçonnée de crimes de guerre, quelle sera votre attitude ?
Je ne m’y opposerai pas. L’exemple de Thomas Lubanga est à cet égard probant.
La période de transition va bientôt s’achever. Avec le recul du temps, comment jugez-vous ce régime dit de quatre plus un – quatre vice-présidents et un président – sous lequel le pays a vécu pendant près de quatre ans ? Était-ce le fruit d’un accord politique, ou celui d’un pacte de partage des richesses, une sorte de pacte mafieux ?
C’était le prix à payer pour ramener la paix et réunifier le pays. Si 90 % du pays est aujourd’hui pacifié et si des élections sont en passe d’avoir lieu, c’est grâce à cet accord. Cela dit, je ne nie pas qu’il ait eu des effets pervers. Le système mis en place est lourd, bureaucratique, parfois éléphantesque. Cela paralyse l’action gouvernementale, et j’enrage souvent de constater qu’à cause de ces lenteurs nous ne pouvons faire plus et plus vite pour soulager les souffrances des Congolais.
Les politiciens congolais sont très doués pour parler du passé et du présent, mais on ne les entend pratiquement jamais parler de l’avenir. Pourquoi ?
C’est votre appréciation et je ne pense pas qu’elle me concerne. Lorsque vous étiez venu me voir en juillet 2001, je vous avais surtout parlé d’avenir
Selon vous, à quoi ressemblera le Congo dans dix ans ?
À ce qu’il aurait dû être depuis longtemps. Un pays puissant, stable. Il sera possible d’y circuler par route de Kinshasa à Goma et de Lubumbashi à Gbadolite. L’espérance de vie à la naissance, qui est aujourd’hui de 49 ans, sera de 55 ans, voire plus. Le Congo, c’est la Chine de demain en Afrique. Avec toutes les richesses que nous avons, notre sous-développement est un scandale permanent. Mais tout dépend de la période que nous allons vivre : celle des élections.
Ce qui frappe également, c’est l’absence de programme des candidats.
Là encore, je ne me sens pas visé. Mais votre remarque est fondée en ce qui concerne certains de mes adversaires, que je vois déjà bricoler des concepts empoisonnés tels que la congolité pour masquer leurs carences en ce domaine. En fait, l’un des problèmes que nous avons ici tient à la nature de l’homme politique congolais : sa propension à recourir à la démagogie et au populisme est à la fois permanente et inversement proportionnelle à son sens des responsabilités.
Où en sont vos relations avec le Rwanda de Paul Kagamé ?
Elles connaissent une évolution tout à fait positive. Surtout depuis la mise en place, à Kisangani, de la cellule tripartite Congo-Rwanda-Ouganda, sous le parrainage des États-Unis, chargée de régler les éventuels différends entre nous.
Et avec le Congo-Brazzaville de Denis Sassou Nguesso ? La présence d’ex-militaires de l’armée de Mobutu dans ce pays vous inquiète-t-elle toujours ?
La situation est beaucoup plus claire maintenant. Les ex-FAZ [Forces armées zaïroises] rentrent peu à peu à Kinshasa et sont intégrées dans les nouvelles brigades. Entre le président Sassou Nguesso et moi-même, il n’y a pas de problèmes. Il y a d’ailleurs toujours eu beaucoup plus de rumeurs infondées que de vrais problèmes.
Apparemment, la communauté internationale, et plus exactement les pays les plus engagés dans le processus de sortie de crise en RDC – États-Unis, Belgique, France, Afrique du Sud -, ont fait leur choix : leur candidat, c’est vous.
Ah bon ? Vous m’en informez.
Vous le savez bien. Ce soutien implicite est-il un avantage ou un désavantage ?
C’est un couteau à double tranchant, sans doute. Si ce que vous dites est exact et si cela procède d’une appréciation du travail que j’ai accompli, je m’en réjouis. Mais ce n’est pas la communauté internationale qui va voter. C’est le peuple congolais.
Vous avez bientôt 35 ans. Est-ce que cela vous agace d’être encore qualifié de « jeune président » ?
Un peu. Je ne suis plus le jeune général que l’on a connu à Kisangani en 1996 ou à Lubumbashi en 1998. Depuis dix ans, j’ai accumulé autant de travail, de stress et d’expérience qu’un homme ordinaire en vingt ou trente années d’existence. J’ai énormément mûri et j’ai même déjà quelques cheveux blancs ! Alors, appelez-moi le président Joseph Kabila tout court, ce sera mieux.
Vous parlez le français, l’anglais et, bien sûr, le swahili, votre langue natale. Mais il vous manque toujours le lingala, la grande langue de l’Ouest. Comptez-vous vous y mettre ?
Mais je m’y suis mis ! Je progresse peu à peu.
Pas assez vite aux yeux de certains.
Écoutez. Je parle le swahili, qui est la langue majoritaire de ce pays. Je parle le français. Le lingala est un plus, sans doute. Mais aussi le kikongo, le tshiluba. Et pourquoi pas le ngala, le luba, le songe Il y a 220 langues au Congo. Ceux qui me reprochent de ne pas encore maîtriser le lingala parlent-ils le swahili ? C’est un mauvais débat derrière lequel on voit poindre à nouveau l’ethnisme et le régionalisme. Ceux qui l’attisent sont des pêcheurs en eaux troubles. Je ne veux leur donner aucune prise, aucun espace. Nous sommes à la veille des élections, notre situation est fragile, nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge, tout peut déraper et ces gens aimeraient faire sauter la maison de l’intérieur. Ils n’auront pas cette chance.
Il est une question à laquelle vos compatriotes aimeraient trouver une réponse : quelle est votre religion ?
Que je sois catholique, protestant, méthodiste, kimbanguiste, ce n’est pas cela qui compte. Je crois en Dieu, je suis chrétien, je lis la Bible, je prie beaucoup, beaucoup plus que la plupart des catholiques et des protestants. L’essentiel est là.
L’Église catholique est une puissance dans ce pays. Quels sont vos rapports avec sa hiérarchie ?
Ils sont bons. Tant avec le Vatican qu’avec le cardinal Etsou et les évêques congolais. Nous échangeons régulièrement.
Jouera-t-elle un rôle dans les élections ?
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », dit l’Évangile. Un rôle ? Oui. Mais positif.
Vous êtes père d’un enfant, mais toujours officiellement célibataire. Dans un pays aussi traditionnel que le Congo, ne devriez-vous pas accorder votre vie politique avec votre vie privée – en d’autres termes, vous marier ?
C’est un tout petit problème qui en recouvre un autre, plus fondamental. Depuis une dizaine d’années, je ne m’appartiens plus. Ce qui compte, c’est mon pays, c’est mon peuple. J’en suis arrivé à oublier que j’avais une vie et des obligations vis-à-vis de moi-même et de mes proches.
Avez-vous un peu de temps pour vous occuper de votre enfant et de sa mère ?
Non. Le strict minimum. Pas assez. Mais le moment est venu, je pense, de remplir certaines obligations.
À quoi ressemble l’une de vos journées de travail ordinaire ?
Je me réveille à 5 heures, je vais au bureau et je rentre chez moi vers 20 heures. Entre les deux : audiences, séances de travail, étude des dossiers, réunions d’état-major, etc. Le dimanche, je respire un peu. Je surfe sur Internet, je fais du sport, de la gym, un peu de musculation, j’écoute de la musique.
J’ai lu quelque part que vous pratiquiez le motocross.
Le motocross ? Non, c’est beaucoup trop dangereux. Je fais de la moto par contre, sur une route de quelques kilomètres autour de ma résidence.
Quelle cylindrée ?
1 800 cm3.
Une vraie bête. Vous aimez le risque.
Le risque calculé, le risque maîtrisé, le risque assumé.
Pourriez-vous citer un personnage historique que vous admirez particulièrement ?
Ernesto Che Guevara.
Pourquoi le Che ?
Le don de soi, le sens du sacrifice, l’idéal révolutionnaire. Certainement pas un homme d’État, mais un homme pur, un homme rare.
Il a pourtant été très critique vis-à-vis de votre père et de son maquis de Hewa Bora.
C’est possible. Mais c’était une autre époque, les années 1964-1965. La situation était confuse, et le Congo n’est pas l’Amérique latine.
Comptez-vous faire une campagne électorale tous azimuts, à travers tout le pays ?
Je vais faire le maximum et sillonner le Congo avec une priorité pour les régions que je n’ai pas encore visitées en tant que président : le Nord-Kivu, le nord de l’Équateur, des villes comme Kalemie, Manono, et même chez moi, à Ankoro.
N’y a-t-il pas une grande disparité de moyens financiers entre vous et vos adversaires ?
Tous mes concurrents ne sont pas pauvres, très loin de là. Pour le reste, oui, bien sûr, il nous faudrait une loi sur le financement des partis et des campagnes. Nous en avons débattu au Parlement mais, face au nombre pléthorique de partis déclarés et reconnus – 278 très exactement -, la discussion a vite tourné court. Qui financer ? Qui exclure ? Où trouver l’argent nécessaire ? Après les élections, ce point sera à nouveau à l’ordre du jour et nous le réglerons.
Si vous l’emportez, quel type de gouvernement mettrez-vous en place ?
Que ce soit avec moi ou avec un autre, un gouvernement d’ouverture s’imposera. Il ne s’agira évidemment pas de répéter l’expérience bancale et paralysante du « quatre plus un », mais de coopter différentes sensibilités politiques autour d’un programme clair.
Il y aura des déçus
Peut-être. Mais ils comprendront aisément que rien n’est plus important pour notre Congo que la stabilité. On n’organise pas les premières élections libres dans l’histoire d’un pays pour revenir le lendemain à la case départ. C’est tout simplement hors de question.

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* 1 dollar égale 430 francs congolais au taux officiel, à peine plus au marché parallèle.

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