Peut-on réhabiliter un putschiste ?

Auteur d’un coup d’État manqué contre Bourguiba, il fut exécuté en 1963. Mais Lazhar Chraïti fut aussi l’un des héros de la lutte pour l’indépendance

Publié le 10 avril 2006 Lecture : 3 minutes.

Ancien mineur devenu chef des fellaghas (1952-1954) avant de tremper dans un complot contre feu le président Habib Bourguiba, en 1962, Lazhar Chraïti continue d’apparaître aux Tunisiens comme l’incarnation du mal absolu. La postérité n’a conservé de lui que cette phrase terrible prononcée en mimant le geste de l’égorgement : « Qos erras tinchif el-ârouq » (« Il suffit de couper la tête pour que les racines se dessèchent ») Cela se passait dans sa maison d’Ezzahra, près de Tunis, dans la nuit du 18 au 19 décembre 1962, lors d’une réunion préparatoire au putsch avorté contre le premier président de la République tunisienne. Cinq jours plus tard, Chraïti sera arrêté avec vingt-quatre autres conjurés, dont sept militaires…
« Grâce à cet acte, les autres membres du gouvernement se trouveront désemparés et ne pourront rien entreprendre contre le mouvement insurrectionnel ; il sera alors aisé de les arrêter et de les liquider », avait-il ajouté, comme il l’avouera au cours de son procès devant le tribunal militaire de Tunis, début janvier 1963. À l’issue dudit procès, treize accusés – dont Chraïti – seront condamnés à mort et exécutés quelques jours plus tard. Les autres insurgés seront condamnés les uns aux travaux forcés à perpétuité, les autres à des peines d’emprisonnement de un à dix ans.
Après la destitution de Bourguiba, en novembre 1987, nombre de ses anciens compagnons de lutte devenus ses adversaires politiques – et, de ce fait, frappés d’interdit ou confinés dans un quasi-oubli durant tout son règne – furent réhabilités par son successeur. Parmi eux, Salah Ben Youssef, l’ancien secrétaire général du parti nationaliste Néo-Destour, assassiné à Francfort en 1961 par un commando à la solde du « Combattant suprême » ; Tahar Ben Ammar, ancien président du Conseil et signataire du protocole de l’indépendance ; ou encore Slimane Ben Slimane, un leader nationaliste proche du Parti communiste tunisien.
Surnommé le « Lion des montagnes Arbat » (un massif situé dans le sud-ouest du pays), Chraïti est l’un des rares héros de la lutte nationale à n’avoir pas eu droit à cette reconnaissance posthume. C’est pour réparer cet oubli, pour ne pas dire cette injustice, qu’un groupe de Tunisiens encore anonymes a créé, à l’occasion de la célébration du cinquantième anniversaire de l’indépendance, le 26 mars, un site Internet [www.lazharchraiti.org] destiné à recueillir témoignages et informations sur l’ancien maquisard (dont on ne sait même pas où il est enterré).
Qualifiant Chraïti de « fervent patriote » et louant son « engagement courageux et intransigeant » en faveur de la liberté, les animateurs du site appellent également à la réhabilitation des fellaghas, ces « oubliés de l’Histoire » longtemps méprisés par les intellectuels, qui prirent le pouvoir après l’indépendance. Pour rompre un silence, qui, selon eux, « en dit long sur les dossiers secrets de la période postindépendante », ils demandent à l’actuel gouvernement l’ouverture des archives de la Sécurité nationale, le délai de prescription étant révolu. Ils souhaitent par ailleurs que soit procédé à l’identification et à l’exhumation du corps de Chraïti afin de lui offrir une sépulture digne de ce nom et permettre à sa famille de bénéficier de « tous les droits qui découlent de cette réhabilitation ». En attendant, ils ont cru devoir lui dresser une sépulture virtuelle sur leur site.
Cette initiative, louable en ce qu’elle vise à restituer la mémoire nationale sans exclusive, pose cependant une question : a-t-on le droit de réhabiliter un putschiste, l’instigateur d’une tentative d’insurrection violente totalement étrangère aux murs tunisiennes ? Le débat est ouvert. Il ne concerne pas seulement les historiens.

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