Le raïs, comme le chah ?

À de nombreux égards, la situation d’Hosni Moubarak aujourd’hui ressemble à celle de Mohamed Reza Pahlavi à la veille de l’instauration de la République islamique.

Publié le 11 avril 2006 Lecture : 7 minutes.

Le 23 septembre 1978, Mohamed Reza Pahlavi reçoit le sociologue Ehsan Naraghi dans son palais d’été de Saadabad, sur les hauts de Téhéran. « Je voudrais connaître votre analyse de la situation actuelle de l’Iran, s’inquiète-t-il. D’où proviennent cette rébellion et cette agitation qui se généralisent ? Qui en est l’instigateur ? Qui entretient cette contestation ? Qui a déclenché ce mouvement religieux ? » Le chah, commente Naraghi dans son livre de souvenirs*, devait s’attendre à ce que je lui désigne quelque bouc émissaire : les Palestiniens, les communistes, Kadhafi, Khomeiny voire les Américains, ses alliés de toujours qui le pressaient de libéraliser son régime. Les despotes, on le sait, aiment croire leur entourage – et leurs services spéciaux, surtout – lorsqu’ils leur parlent d’agitateurs étrangers ou d’opposants recevant une aide financière extérieure. L’instigateur ? « Mais vous-même, Majesté », répondit le sociologue. « Il me regarda d’un air à la fois étonné et effrayé, et me rétorqua : Pourquoi moi ? »
Le chah ne comprenait pas qu’il avait semé les graines de la révolte en favorisant outrageusement un petit groupe d’affairistes qui, avec l’appui de l’État, avait fini par s’emparer de toute l’industrie du pays. Bien sûr, cette politique économique contribua à creuser un véritable gouffre social et culturel entre les habitants des quartiers huppés du nord de Téhéran et ceux des faubourgs pauvres du Sud. Le népotisme de l’entourage et de la famille du chah, l’arrogance de la classe dirigeante et la brutalité légendaire de la Savak, la police secrète, firent le reste en nourrissant les mécontentements des classes populaires, que le clergé chiite, seule institution dotée d’une véritable assise populaire, parvint à fédérer pour les transformer en un irrépressible torrent de révolte.
Conséquence : lâché par ses alliés américains et occidentaux, le chah dut quitter l’Iran en catimini le 16 janvier 1979, après trente-huit ans de règne sans partage. Le 11 février, le régime impérial tomba. Dernier bastion de la dynastie des Pahlavi, les casernes furent envahies par la population et la monarchie remplacée par un régime islamique. Au terme de dix-huit mois d’exil, le dernier empereur d’Iran mourut le 27 juillet 1980, au Caire, deux mois avant l’assassinat de son hôte, le président Anouar el-Sadate, par des activistes islamistes.
Dans ses entretiens avec Naraghi, qui n’ont précédé sa chute que de quelques semaines, le chah manifestait son incompréhension : pourquoi sa politique de modernisation au forceps – la fameuse « révolution blanche » – n’avait-elle pas conduit à la « grande civilisation » qu’il rêvait d’instaurer, mais à « un bouleversement chaotique » coupant la nation iranienne en deux : minorité moderniste contre (large) majorité traditionaliste. Il ne comprenait pas davantage pourquoi les jeunes étaient attirés par des idées religieuses d’un autre âge qui, jusque-là, n’intéressaient guère que les vieillards et les chefs religieux. Il trouvait étrange que ces derniers acceptent de marcher main dans la main – contre son régime – avec les communistes athées, alors que les uns étaient attachés par principe à la propriété privée et que les autres y étaient farouchement hostiles. Il s’étonnait, surtout, de la soudaine popularité de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, son futur tombeur. Il ne comprenait pas – il ne pouvait pas comprendre, tant il était coupé de son peuple – qu’un chef religieux puisse, du jour au lendemain, se transformer en un homme politique, en un agitateur capable d’entraîner le jeune clergé à la rébellion, de soulever le peuple et de déstabiliser un gouvernement parmi les plus solides au Moyen-Orient.
En politique, les mêmes causes produisent presque toujours les mêmes effets. Celles qui ont provoqué la chute du chah d’Iran rappellent irrésistiblement – en dépit des différences d’époque et de lieu – celles qui ont été fatales au Tunisien Habib Bourguiba, à l’Égyptien Anouar el-Sadate, à l’Indonésien Mohamed Suharto et à l’Irakien Saddam Hussein, pour ne citer que quelques exemples : vieillissement des dirigeants, effritement de leur légitimité, affaiblissement de leur pouvoir, influence excessive de leur entourage, généralisation de la corruption, du népotisme et de la répression, isolement intérieur et extérieur, crise économique, malaise social…
Ces signes avant-coureurs d’un changement imminent se manifestent aujourd’hui dans nombre de pays arabes. Surtout dans le plus grand d’entre eux : l’Égypte. Certains analystes en viennent à comparer la situation qui prévaut dans ce pays musulman de 72 millions d’habitants, dont le revenu par habitant est l’un des plus faibles du Moyen-Orient, à celle de l’Iran, il y a vingt-sept ans.
L’Égypte, où le président Hosni Moubarak, 77 ans dont vingt-cinq à la présidence et six à la vice-présidence (1975-1981), a été reconduit pour la cinquième fois dans ses fonctions, en septembre 2005, avec 89 % des voix – malgré une forte opposition -, serait-elle elle aussi à la veille d’une révolution islamique ? Les descendants de Ramsès II vivront-ils dans quelques années ce que ceux de Cyrus le Grand ont vécu en 1979 ?
Beaucoup le pensent, qui invoquent la montée de la contestation depuis l’apparition du mouvement Kifaya (Assez !) en décembre 2004 et l’élection de 88 membres de la confrérie des Frères musulmans au Majlis Echaâb (Parlement), lors des législatives de l’an dernier. D’autres jugent la comparaison excessive et insistent sur les différences historiques et géopolitiques entre les deux pays. Quoi qu’il en soit, il existe d’indiscutables ressemblances.
Reza Pahlavi (hier) et Hosni Moubarak (aujourd’hui) sont l’un et l’autre très autoritaires et leurs deux pays pèsent lourd au Moyen-Orient. Aujourd’hui comme hier, leurs compatriotes leur reprochent d’être les défenseurs des intérêts de l’Occident, des alliés inconditionnels des États-Unis et des amis d’Israël. Le second est en outre accusé d’avoir abandonné les Palestiniens aux représailles israéliennes, l’Irak à l’occupation américano-britannique et l’islam aux attaques de l’Occident judéo-chrétien. Sans doute les pires tares dont puisse être accusé un chef d’État arabe… Nombre d’Égyptiens ne sont pas loin de lui reprocher son manque de patriotisme et évoquent avec nostalgie la mémoire de Gamal Abdel Nasser, comme les révolutionnaires iraniens revendiquaient jadis le legs du Premier ministre nationaliste Mohamed Mossadegh (1951-1953). L’argument de la perte du leadership égyptien dans le monde arabo-musulman, sous Moubarak, a été beaucoup utilisé par l’opposition lors des derniers scrutins présidentiel et législatif.
Contrairement à l’Iran, pays à majorité chiite où existe un clergé organisé, l’Égypte, majoritairement sunnite, ne dispose pas d’une véritable direction religieuse. Mais les oulémas de l’université islamique d’Al-Azhar et certains prédicateurs comme cheikh Youssef al-Qaradhaoui ou Amrou Khaled ont néanmoins une grande influence sur l’opinion. L’islamisme gagne partout du terrain au détriment des autres idéologies, libérale ou de gauche, comme l’illustre la montée en puissance des Frères musulmans, principaux challengeurs du Parti national démocratique (PND) de Moubarak lors des dernières législatives – par le biais de candidats pseudo-« indépendants » puisque leur formation n’est pas officiellement reconnue.
Les « Frères » contrôlent de nombreuses organisations professionnelles et assurent divers services sociaux (éducation, santé, etc.), notamment dans les quartiers populaires délaissés par l’État. Dans les rues du Caire ou d’Alexandrie, la grande majorité des femmes portent désormais le hijab. Et les islamistes dominent presque sans partage l’université et la scène culturelle, où la censure – des livres, films et pièces de théâtre – est aujourd’hui une pratique courante.
Autre symptôme qui devrait inquiéter Moubarak : plusieurs leaders de partis libéraux et de gauche, comme Aymen Nour, le chef du parti Al-Ghad (Demain), candidat malheureux à la présidence actuellement en prison, multiplient les appels du pied en direction des islamistes. Certains appellent même ouvertement à la constitution d’un front anti-Moubarak, qui rassemblerait tous les mouvements d’opposition, légaux ou non (Frères musulmans compris), et les militants de la société civile favorables à un changement de régime.
Si ces alliances contre nature sont devenues possibles, c’est parce que le raïs, au terme d’un règne quasi pharaonique, a réussi à se mettre beaucoup de monde à dos. À commencer par certains de ses anciens partisans évincés du système par Gamal Moubarak, son fils. Ce dernier est en effet pressé d’imposer sa domination sur le PND et, indirectement, sur le gouvernement, dans la perspective de la prochaine présidentielle, en 2011, dont il se voit déjà vainqueur.
Dans toutes les révolutions, l’élément déclencheur est souvent économique. Or, à ce niveau aussi, l’Égypte de Moubarak a du souci à se faire. Si le discours des islamistes trouve un aussi large écho dans l’opinion, c’est que 56 millions d’Égyptiens vivent avec moins de 2 dollars par jour, quand l’entourage – familial, notamment – du chef de l’État et une partie de la classe dirigeante affichent de manière ostentatoire une richesse nouvellement – et pas toujours honnêtement – acquise.
Certes, pour maintenir un semblant de paix sociale, l’État a encore les moyens de subventionner les produits de première nécessité (pain, sucre, etc.) pour les maintenir à des prix abordables. De même, les salaires – il est vrai extrêmement faibles – des 6 millions de fonctionnaires sont régulièrement versés. Il suffit pour cela de puiser dans les recettes du tourisme et dans celles des exportations de gaz vers l’Europe – sans parler de l’aide américaine (entre 2 milliards et 2,5 milliards de dollars par an). Mais pour donner un emploi aux 650 000 jeunes qui débarquent chaque année sur le marché du travail ou pour construire des logements au bénéfice des 10 millions de Cairotes (sur une population de 16 millions) qui vivent dans des habitations précaires, c’est une autre histoire Résultat : les frustrations s’accumulent et pourraient un jour s’exprimer dans la rue.
Pilier du régime depuis la révolution des Officiers libres, en 1952, l’armée continue de tenir la baraque. Il est vrai que la majorité du personnel politique, à commencer par le président (qui a le grade de colonel), est issue de ses rangs. Et qu’elle monopolise à elle seule 15 % du budget de l’État et les deux tiers de l’aide américaine. Mais comment réagirait-elle en cas d’insurrection populaire ? Tirerait-elle sur la foule ou se rallierait-elle au peuple ? En Iran, elle a choisi la seconde solution…

* Des palais du chah aux prisons de la révolution, Ed. Balland, Paris, 1991.

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