Le luth enchanté d’Anouar Brahem
À la croisée des genres, le nouvel album du virtuose tunisien invite à se laisser envoûter par des mélopées d’une pureté poétique absolue.
Entre ses doigts, le luth oriental s’anime, comme touché par la grâce. Sa musique, dit-on, tutoie les anges. Le Voyage de Sahar, nouvel opus d’Anouar Brahem, dans les bacs depuis le mois de mars, est un chef-d’uvre. Cet album à la croisée des genres, entre jazz, classique et oriental, est constellé de morceaux aux titres évocateurs – « Cordoba », « Les Jardins de Ziryab », « Été andalou » – qui nous transportent dans une Andalousie rêvée dont on ne sait plus trop si elle est d’hier ou de demain.
Dans la veine de son précédent disque, Le Pas du chat noir (2002), qui le révéla à un plus large public, Anouar Brahem a choisi pour l’accompagner un beau duo de musiciens français, le pianiste François Couturier et l’accordéoniste Jean-Louis Matinier. Dessinant de subtiles arabesques mélodiques, ils poursuivent leur exploration de la combinaison délicate du trio oud-piano-accordéon. Le luthiste et ses deux fidèles complices ont ainsi entamé une tournée qui les mène en ce moment sur les scènes du monde entier (Paris, Dublin, Zurich, Munich, Istanbul).
S’il vit désormais à Carthage, la banlieue résidentielle de Tunis, Anouar Brahem revient régulièrement se promener dans le quartier populaire où il a grandi : « Je suis un enfant de la médina, avec ses sons, ses saveurs, ses odeurs. La rue y est très bruyante, mais dès qu’on rentre dans la maison, on est seul au monde. » Né en 1957 à Halfaouine, il est initié dès l’âge de 10 ans au oud. Grâce à l’enseignement du célèbre maître Ali Sriti, il acquiert une connaissance approfondie des formes anciennes de la musique arabe. Le maqam par exemple, un système de modes extrêmement varié, qu’il maîtrise à la perfection.
Il élargit ensuite son répertoire à d’autres influences méditerranéennes, perses ou indiennes, avant de découvrir le jazz en voyageant à travers l’Europe dans les années 1980. « Ma musique relève de la digression, parfois même de la transgression », confie-t-il. Il donne des concerts de oud en solo et, ce faisant, restitue ses lettres de noblesse à cet instrument inventé en Perse il y a plus de mille cinq cents ans – son nom vient de l’arabe al’ud (le « bois ») et a évolué en « oud » et « luth » – et qui a résonné au cours des siècles sur tous les continents, d’Asie en Andalousie en passant par la France et l’Italie avant d’être délaissé.
Certes, ce virtuose promène son oud sur toutes les musiques du monde, mais c’est pour mieux en révéler le potentiel et l’enraciner de manière audacieuse et novatrice dans la modernité. Pour libérer la musique arabe de son carcan traditionaliste. Pour abolir aussi les frontières, qu’elles soient musicales, géographiques ou temporelles. Pour créer enfin une musique extrêmement personnelle.
De 1981 à 1985, Anouar Brahem vit à Paris, rencontre de grands jazzmen et compose pour le cinéma (Hanna K, de Costa-Gavras), le théâtre et le ballet (Thalassa Mare Nostrum, de Maurice Béjart). Sa carrière prend un tournant en 1990, année où il débute sa collaboration avec l’exigeant producteur Manfred Eicher, fondateur du label allemand ECM, dont le catalogue compte des noms comme Keith Jarett et Jan Garbarek. C’est avec ce dernier que le maestro tunisien formera l’une de ses associations musicales les plus abouties. Barzakh, Conte de l’incroyable amour et ses autres disques ont été accueillis avec enthousiasme par la presse internationale et le public. Il a également composé les thèmes de nombreux films, dont Halfaouine de Férid Boughedir et Les Silences du palais de Moufida Tlatli.
L’artiste tunisien a reformé le trio avec Couturier et Matinier pour livrer Le Voyage de Sahar, uvre pleine de poésie, de silence, de sensualité. Là encore, Anouar Brahem explore une vaste gamme d’émotions, suggère une douce mélancolie. Sa musique feutrée et caressante, avec des silences entre les notes pour exprimer l’intime, est suspendue hors du temps et se déploie dans l’espace infini, entre Orient et Occident – dépouillée, éthérée, d’une incroyable pureté Écoutez, fermez les yeux et laissez-vous envoûter.
Discographie sélective
2006 Le Voyage de Sahar, ECM
2002 Le Pas du chat noir, ECM
2000 Astrakan café, ECM
1995 Khomsa, ECM
1992 Conte de l’incroyable amour, ECM
1991 Barzakh, ECM
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