ICS : enquête sur un scandale

La plus grande unité industrielle du pays est sur le point de disparaître. Près de 12 000 emplois directs et indirects sont menacés.

Publié le 10 avril 2006 Lecture : 8 minutes.

L’histoire aurait nourri un scénario de série B dans une République bananière et fait rire dans les chaumières si elle n’était grave. Un « rapport d’audit de gestion » de 49 pages et d’une vingtaine d’annexes, remis aux autorités le 20 mai 2005 par Mazars-Sénégal, le cabinet associé de Mazars et Guérard, raconte par le menu la mise à mort de la plus importante unité industrielle du pays. Fleuron de l’économie nationale, les Industries chimiques du Sénégal (ICS), au capital social de 130 milliards de F CFA (environ 20 millions d’euros), sont aujourd’hui au plus mal. Cette entreprise, qui fabrique de l’acide phosphorique, du phosphate, des engrais, des produits phytosanitaires compte 2 500 employés permanents, 4 000 journaliers, et fait travailler 6 000 personnes dans des activités dérivées. D’un bénéfice net de 18 milliards de F CFA en 1999, elle est passée à un déficit de 54 milliards de F CFA à la fin de l’exercice 2004. Le gouffre ne cesse de se creuser : plus de 70 milliards de F CFA, aujourd’hui.
Sous la pression d’une opinion publique outrée, le président Abdoulaye Wade décide, fin mars, de saisir la justice et d’ouvrir le premier épisode d’une affaire qui s’annonce explosive. En cause : les contrats liant les ICS à la Société de distribution intercontinentale (SDI) et à l’entreprise de distribution Toguna, de droit malien. Chargée d’écouler l’engrais en Afrique de l’Ouest et du Centre, la SDI a bénéficié de privilèges inattendus : les ICS lui fournissaient l’engrais, à perte, au prix de 112 000 F CFA la tonne, qu’elle revendait à 162 550 F CFA. De 2001 à 2003, l’opération a concerné pas moins de 183 496 tonnes, et débouché sur un manque à gagner de 9,275 milliards de F CFA. Ce n’est pas tout : les ICS ont accordé à la SDI des délais de paiement anormalement longs de trois cent soixante jours. Pourquoi ont-elles accepté de s’appauvrir pour enrichir une société privée ? Qui se cache derrière la SDI ? De « gros bonnets de la République », indiquent des responsables de l’entreprise.
Contre toute logique, les ICS ont écarté AMS, leur filiale qui distribuait leurs produits au Mali, pour traiter à partir de juillet 2003 avec Toguna. Rien que sur l’appel d’offres n° 69 lancé le 28 octobre 2003 par la Compagnie malienne pour le développement des textiles (CMDT), les ICS ont enregistré une perte globale de 56 000 F CFA par tonne, soit un total de 1,024 milliard de F CFA, enrichissant d’autant Toguna. « Il n’est pas admissible qu’une entreprise industrielle comme les ICS consente délibérément à des tiers une telle générosité au point d’obérer substantiellement des résultats potentiels », commente Mazars-Sénégal.
La mauvaise gestion apparaît également dans les investissements destinés à doubler la production. Pour la réalisation de l’usine de Darou 2 et la mise en exploitation du gisement de Tobène, les ICS ont engagé des dépenses de 200 milliards de F CFA (333 millions de dollars), pour un devis initial de 165 milliards de F CFA. Résultat : la trésorerie de l’entreprise s’est dangereusement détériorée. Conséquence des risques inconsidérés pris par les dirigeants, l’entreprise a recouru en 2004 à l’appui d’investisseurs privés extérieurs pour financer la restructuration de sa dette. Une opération de financement a alors été montée entre Tarsus Invest & Trade Corp., Afrex Invest Ltd. et les ICS pour un montant de 120 millions de dollars. Pour encaisser la somme, les ICS ont consenti à verser 342 000 euros (224,3 millions de F CFA) en honoraires et commissions diverses. Et, afin de sécuriser les fonds avancés, elles ont obtenu de la société Alborada (maître d’uvre de la transaction) un chèque de 3,21 millions de dollars tiré sur Wachovia Bank à l’ordre de François de Serroux, endossé au profit des ICS.
Une première curiosité : les ICS, qui manquent d’argent au point d’en emprunter, font appel à un nombre élevé d’intervenants dans l’opération : l’étude de Me Aly Fall, la société Alborada, Frex Invest Ltd., Tarsus Invest & Trade Corp Devant le retard dans la mise en place du crédit, reportée à deux reprises, en juillet 2004 puis en septembre 2004, les ICS ont voulu encaisser le chèque de garantie de 3,21 millions de dollars. La Citibank leur annonce que le compte bancaire sur lequel ledit chèque est tiré a été clôturé. Vérification faite par l’avocat parisien des ICS, Me Rasseck Bourgi, François de Serroux ne fait pas partie du personnel d’Alborada !
Mais c’est surtout au niveau de la passation des marchés que les irrégularités les plus grossières ont été commises. Pour l’informatique et les télécommunications, la direction des ICS a passé avec la société Catalyst Business Partners (CBP), entre 2001 et 2004, des marchés de gré à gré pour un montant total de 4,314 millions de dollars (environ 2,4 milliards de F CFA). Outre le fait qu’il viole « le cahier des procédures de gestion de l’entreprise et les règles de bonne gestion généralement admises », le procédé ne permet pas l’optimisation des coûts.
À titre d’exemple, la remise à neuf de www.ics.sn a coûté 57 000 dollars. Commentaire du rapport : « Le niveau de tarification pratiqué par CBP pour le relookage du site Web des ICS apparaît considérablement plus élevé que les tarifs habituellement constatés sur le marché local, et plus élevé que certains tarifs pratiqués à l’international pour une réalisation équivalente. »
D’autres marchés, ceux liés notamment à la fourniture de la main-d’uvre journalière, sont conclus de manière peu orthodoxe. Pour un coût de 5,954 milliards de F CFA entre 2001 et 2004, les prestations sont fournies aux ICS par la société Sosate sur les sites de Mbao et du terminal portuaire, par le GIE El-Mansour et Dakar Maintenance pour la section Acides, et par le GIE Ness Multiservices au niveau de la mine. Une rubrique aussi importante, engageant des fonds substantiels, n’a pas fait l’objet d’appel à concurrence. Le cabinet d’audit, qui a demandé à voir les contrats de prestation de services – afin de traquer les postes de surfacturation et d’éventuels emplois fictifs -, s’est heurté à un refus. Les soupçons de malversations sont d’autant plus légitimes que la Senchim, filiale des ICS chargée de commercialiser leurs produits, loue à la société Batico TP de la main-d’uvre qui représente 25 % de ses charges de personnel, et paie sur la base de factures ne comportant aucune indication sur le nombre d’heures effectuées, le listing des personnes utilisées, le tonnage des marchandises déchargées
On l’aura compris, la faillite des ICS ne relève pas d’un accident, ni des seuls facteurs exogènes tant invoqués : baisse des cours de l’acide phosphorique, hausse du coût des matières premières, dépréciation du dollar Elle résulte d’une gestion hasardeuse, délibérément tournée vers la satisfaction d’intérêts autres que ceux de l’entreprise.
Telle une manne tombée du ciel, les biens des ICS ont été gérés comme une propriété privée, un grenier dans lequel puiser pour satisfaire des besoins personnels, et ceux d’amis, de parents, de clients politiques, d’autorités religieuses
Alors que l’entreprise s’enfonçait dans la banqueroute, le traitement de ses dirigeants ne cessait d’augmenter. Régnant sur un éléphant aux pieds d’argile, Djibril Ngom, directeur général du 24 novembre 2000 au 26 novembre 2004, était pour le moins bien traité : un salaire mensuel brut de 4,092 millions de F CFA, une prime exceptionnelle équivalent à 45 % de ce salaire brut, une épargne-retraite égale à la moitié du salaire brut annuel (versée sur un compte en euros), une indemnité mensuelle de logement de 765 000 F CFA, 1 000 litres de carburant tous les trente jours, une prime de performance égale à quatre mois de traitement global, 24 millions de F CFA par an versés par la Senchim, 3 millions déboursés par AMS.
Entre 2001 et 2004, alors que le déficit des ICS se creusait, les salaires des cadres ont connu des augmentations records : directeur financier (+ 45,95 %), directeur site Acides (+ 54,25 %), contrôleur de gestion (+ 69,39 %), secrétaire général (+ 57,28 %) La masse salariale est passée de 6,26 milliards de F CFA en 2001 à 7,06 milliards en 2003.
Le rapport mentionne 30 millions de F CFA distribués à des journalistes, et de confortables honoraires versés à des conseillers, consultants, chargés de mission, etc. Sans contrepartie « perceptible ».
Ils ne sont pas les seuls dans ce cas. Parmi une multitude d’exemples, Mazars-Sénégal met en exergue quelques cas extrêmes. Tel celui de la Société civile professionnelle d’avocats (SCPA) Sow, Seck et Diagne qui a facturé aux ICS 723 millions de F CFA pour recouvrer une créance non compromise d’ailleurs reconnue par la CMDT. Ou celui du conseiller fiscal Omar Diouf, qui a réclamé, le 12 janvier 2005, la somme de 290 millions de F CFA jugée « élevée » par le rapport.
Véritable vache à lait, les ICS ont servi à financer le clientélisme social si caractéristique du Sénégal. Tous, ou presque, sont un jour ou l’autre passés à la caisse, comme on va à la soupe populaire, avec le DG de l’entreprise, chéquier en main, dans le rôle du serveur. Il est même arrivé que les ICS fassent office d’agence matrimoniale, de pompes funèbres ou de compagnie d’assurances. Il en est ainsi lorsqu’elles versent, par virement bancaire, la somme de 8 000 euros (environ 5 millions de F CFA) à Mougo Komenan, administrateur représentant la Côte d’Ivoire, pour le dédommager d’un vol qu’il aurait subi.
Le poste de dépenses 658 (« Dons et subventions ») a explosé. Quatre comptes bancaires, gérés directement au niveau de la direction générale, ont été utilisés pour les libéralités. Le directeur général a été généreux avec presque tout le monde : deux enveloppes de 16,5 millions de F CFA et 50 millions de F CFA à la primature ; 5 millions de F CFA au marabout Serigne Abdoul Aziz Sy Junior ; 50 millions de F CFA à la présidence ; 14,5 millions au titre de la prise en charge des frais de voyage de personnalités comme l’ancien ministre de l’Économie et des Finances Famara Ibrahima Sagna ; versement de 300 000 F CFA à 500 000 FCFA par mois à l’imam Tamsir Ndiour de Thiès.
Le parc automobile de l’entreprise n’a pas non plus été épargné. Ainsi de cette 4×4 Land Cruiser offert à Mody Guiro, secrétaire général de la Confédération nationale des travailleurs du Sénégal (CNTS), de cette Citroën C5 d’un coût de 15,4 millions de F CFA remise au directeur de cabinet du ministère de l’Industrie et de l’Artisanat, de ces véhicules Peugeot donnés à Serigne Mbaye Sy Mansour, chef religieux à Tivaouane, et à Sidy Bouya Aïdara, marabout à Saint-Louis.
Tel un mouton de Tabaski, les ICS ont été dépecées, morcelées, partagées. Et le festin continue. Le 6 avril 2005, puis le 27 mai 2005, trois contrats ont été signés par l’actuel directeur de l’entreprise, Ousmane Ndiaye, avec des sociétés étrangères (Offnor Shipping & Trading Ltd., Sea Transport Contractors basée à Monrovia). Lesquelles vont bénéficier du privilège de vendre l’engrais et les produits phytosanitaires des ICS, mais aussi d’en devenir le transporteur exclusif. Les noms de l’homme d’affaires Jérôme Godard et de l’avocat parisien Stéphane Brabant reviennent sans cesse dans ces transactions. Pour qui travaillent-ils ? Une seule certitude : le scandale des ICS promet bien des révélations.

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