Fausse note française

En choisissant le camp des multinationales de l’édition musicale, Paris est en train de se fâcher avec ses internautes. Et avec les Américains.

Publié le 10 avril 2006 Lecture : 5 minutes.

La jeunesse française craint que son avenir professionnel ne soit bien terne. Ses loisirs sont en passe de le devenir tout autant. Tandis qu’étudiants et lycéens battaient le pavé pour s’opposer au contrat première embauche (CPE), le gouvernement s’est attaqué à l’un de leurs passe-temps préférés, le téléchargement de musique sur Internet. L’Assemblée nationale a adopté, le 21 mars, en première lecture, un projet de loi sur les droits d’auteur. Le Sénat peut encore intervenir en mai et modifier deux points qui posent problème : le téléchargement gratuit, pratiqué par des millions de personnes dans le monde, est rendu illégal et peut être sanctionné par des amendes pouvant aller jusqu’à 300 000 euros. En même temps, le texte fait en sorte d’anéantir le marché naissant du téléchargement payant, ce qui vaut à la France d’être montrée du doigt par le groupe américain Apple, qui en détient près de 80 % aux États-Unis et vient de s’installer dans l’Hexagone.
En dépit des apparences, la suprématie de la firme à la pomme reste très loin de l’abus de position dominante. Car l’essentiel de la musique téléchargée aujourd’hui sur Internet l’est gratuitement grâce à la mise en réseau de leurs ordinateurs personnels par les mélomanes. L’un peut puiser dans les titres enregistrés sur le disque dur de l’autre, qui va lui-même chercher chez un troisième le morceau qui l’intéresse, et ainsi de suite. Les échanges sont mondiaux et fonctionnent suivant un principe nommé peer-to-peer (« d’égal à égal »), ou P2P. Apple a cependant réussi à créer un vrai marché de la musique payante en concevant un baladeur iPod et un site iTunes tous deux si beaux et si pratiques que les gens n’ont qu’une envie : s’en servir. Les deux systèmes sont en outre conçus pour qu’il soit beaucoup plus simple d’utiliser iTunes avec un iPod qu’avec n’importe quel autre baladeur. L’ensemble forme ce que l’on nomme un système propriétaire (voir encadré).
Pour le consommateur profane, l’équation est simple. Il a, d’un côté, la musique gratuite, que l’on peut écouter sur n’importe quel baladeur, mais il faut laisser son ordinateur allumé en permanence et autoriser tout le monde à y accéder à distance, au risque de récupérer toutes sortes de virus ou de voir ses codes bancaires piratés. Il va donc préférer l’attelage iPod et iTunes, quitte à s’acquitter de 0,99 dollar pour chaque tube téléchargé. Ainsi est né le marché de la musique payante sur Internet, avec l’approbation des artistes que le P2P, gratuit, privait de toute forme de rétribution. « Le peer-to-peer est un phénomène de société, commente Liévin Féliho, responsable du service juridique du Samup*, principal syndicat professionnel d’artistes et d’interprètes français. Les fichiers accessibles se comptent en milliards, contre à peine un million pour les fichiers payants. »
Finalement, la cohabitation des deux solutions semblait un compromis acceptable, et tout aurait pu aller pour le mieux dans le meilleur des cybermondes possibles Jusqu’à ce que la Commission européenne n’émette une directive – devant se transposer en loi dans chacun des pays membres – destinée à protéger les droits des auteurs et éditeurs. Le ministre français de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, a donc entrepris d’adapter la directive au cas, forcément particulier, de la France. Il y avait au départ « la licence globale », instaurant une taxe annuelle volontairement payée par les internautes. Le projet était soutenu par la plupart des professionnels. « Sur la base d’un foyer volontaire sur trois, elle aurait rapporté 320 millions d’euros par an, explique Liévin Féliho. Mais, au bout du compte, on se retrouve avec un texte qui criminalise le P2P et qui ne rapporte rien, puisque les amendes iront sans doute dans la poche de l’État et pas dans celles des interprètes. » Entre-temps, Nicolas Sarkozy, militant pour la répression à l’encontre des utilisateurs de peer-to-peer, a été l’instigateur d’un amendement en ce sens.
Par ailleurs, le même texte est en train de ridiculiser la France dans le monde : pour caractériser les systèmes de téléchargement gratuit afin qu’ils deviennent illégaux, il a fallu définir ceux qui sont légaux. Une occasion rêvée pour les éditeurs de musiques et de films, qui cherchaient depuis longtemps à être autorisés à inscrire un logiciel anticopie sur les CD et DVD qu’ils produisent. La loi française entérine ces dispositifs de protection d’usage (DPU), mais prend soin de n’en favoriser aucun. Son article 7 prévoit l’« interopérabilité des mesures techniques de protection ». Elle vise donc Apple, qui devrait rendre iTunes « interopérable » avec n’importe quel baladeur.
Les réactions ne se sont pas fait attendre. « La France veut chasser Apple », titraient l’International Herald Tribune et le Financial Times dès le lendemain du vote, observant que casser le lien qui unit iTunes à l’iPod revient à briser l’envol du marché du téléchargement payant, seul moyen sérieux, selon eux, de contrarier valablement le peer-to-peer. Trois jours plus tard, le groupe Apple prenait officiellement position contre le projet de loi. Avec le soutien du secrétaire américain au Commerce : « Quand nous estimons nos droits de propriété intellectuelle bafoués, nous devons réagir. Le groupe Apple a pris les devants, je l’en félicite », a déclaré Carlos Gutierrez sur CNBC, la principale chaîne d’information en continu.
C’est bien de propriété intellectuelle qu’il s’agit. Le marché français n’est tout de même pas aussi important pour Apple. Mais celui de la Chine ? L’iPod n’étant plus protégé, ses industriels peuvent en produire des clones à foison, ce qui serait évidemment une catastrophe pour le groupe américain. Dont le porte-parole a mis le doigt sur le vrai problème de fond. Si sa loi était promulguée en l’état, la France serait le premier pays au monde à interdire un certain usage d’Internet. Un exemple dont la Chine – encore elle – pourrait s’inspirer, elle qui cherche déjà à contrôler les informations qui circulent entre la Toile et les ordinateurs de ses citoyens Après le vote à l’Assemblée, Donnedieu de Vabres avait qualifié son projet de loi d’« avancée dont d’autres pays voudront s’inspirer ». Il ne croyait pas si bien dire

* Syndicat des artistes interprètes et enseignants de la musique et de la danse de Paris-Ile-de-France.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires