Comment le Sud voit la crise

Du Maghreb au monde arabe en passant par l’Afrique subsaharienne, les avis sur le tollé déclenché par le contrat première embauche – et sur ses principaux protagonistes – sont contrastés.

Publié le 10 avril 2006 Lecture : 7 minutes.

« Vu d’Afrique, ce qui se passe en France est incompréhensible. Une fois de plus, la France donne le sentiment de marcher sur la tête. Les étudiants se plaignent du chômage, mais protestent contre le contrat première embauche [CPE], alors qu’il doit les aider à trouver plus facilement du travail. Ici, à Dakar, les jeunes ne font pas la fine bouche. Quand on leur propose un job, ils le prennent », explique Gilles, la trentaine, chercheur béninois installé au Sénégal. La mobilisation anti-CPE intrigue, mais ne fait pas vraiment recette au sud du Sahara. Même si certains commentateurs, comme cet éditorialiste d’une radio tchadienne, ne cachent pas leur admiration devant la capacité des Français à user et abuser de leur liberté d’expression et de leur droit de manifester : une situation inimaginable au pays d’Idriss Déby Itno. Chacun voit midi à sa porte. Gilles, lui, qui a vécu plusieurs années en France, où il a fait ses études, n’est pas vraiment surpris : les Français, il connaît bien. D’éternels insatisfaits, avec une propension étonnante à se mettre en grève pour un oui ou pour un non. Confronté lui-même au problème de la précarité durant son séjour parisien, il sait que les jeunes ont quelque raison de se révolter contre le plan concocté par le Premier ministre Dominique de Villepin, qui ne constitue pas précisément un progrès social. Mais il ne peut pas s’empêcher de penser qu’un emploi, même précaire, c’est mieux que pas d’emploi du tout.
À Tunis, le spectacle des piquets de grève interdisant l’accès aux universités, des affrontements entre petits groupes de casseurs et policiers, en marge des manifestations, a interpellé. Kamel, un informaticien, résume le sentiment majoritaire : « Les Français passent pour des enfants gâtés. Ils exagèrent. Ils n’ont pas le dixième des problèmes que nous connaissons et râlent dix fois plus. » Vision caricaturale ? Elle est en tout cas largement partagée, du nord au sud du Continent sauf à Alger, où l’on apprécie volontiers l’esprit frondeur des Français, et où l’on aurait plutôt tendance, par effet de miroir, à s’identifier aux jeunes manifestants. « Eux aussi, ils protestent contre la malvie ; eux aussi, ils se heurtent à un pouvoir autiste et coupé de sa rue », s’enthousiasme Brahim, qui vit le conflit autour du CPE comme une sorte de prolongement ou de remake de la crise des banlieues de novembre 2005.
« Deux choses me frappent dans la perception de la crise française, analyse Hassen Zargouni, directeur du cabinet d’études et de sondages Sigma Conseil, à Tunis. D’abord, la plupart des gens ne saisissent absolument pas de quoi il retourne, ne comprennent rien à l’angoisse exprimée par les jeunes Français face à la précarité. Tout simplement parce qu’ils sont de moins en moins nombreux à bien connaître la France, à y avoir voyagé ou vécu. La deuxième chose, c’est la faible résonance du mouvement. Avant, la France, c’était un peu la conscience du monde. On était influencé par tout ce qui s’y passait. En Tunisie, les gens ont vécu Mai 68 jour par jour, heure par heure. Il n’y avait pourtant aucun des moyens de communication modernes : Internet, les blogs, la télévision. Mais on sentait que le message des manifestants, sur les barricades, avait une portée universelle, que ce qui se passait à Paris était important. Aujourd’hui, la déconnexion est presque totale : les Français ne sont plus à l’avant-garde, mais à la traîne. Et ce qu’on retient de leurs mouvements sociaux, c’est la crispation autour des acquis, la tentation du repli obsidional, l’égoïsme des revendications… »
La crise du CPE fait l’objet d’un traitement important dans le monde arabe. Mais essentiellement à l’aune de ses répercussions politiques, et de l’impact qu’elle pourrait avoir sur la présidentielle de 2007 et le choix du successeur de Jacques Chirac. Du côté arabe, l’affaiblissement du président français, très populaire du Caire à Riyad, en passant par Ramallah, est plutôt une mauvaise nouvelle. Les grands journaux et les chaînes arabes, qui possèdent tous un bureau à Paris, y consacrent de larges développements. Le constat est unanime : le dirigeant français a perdu la main, son dauphin, qui avait tenu tête avec brio aux Américains en conduisant l’opposition à la guerre en Irak, s’est aliéné l’opinion à cause de son intransigeance, et c’est Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Intérieur et patron de l’UMP, qui est en position de force. « Chacun s’interroge sur l’avenir de la relation franco-arabe, explique Michel Bou Najem, correspondant à Paris du quotidien saoudien en langue arabe édité à Londres Asharq Al-Awsat, car la France est toujours perçue comme une sorte de recours face à l’hégémonie américaine. Sarkozy reste un personnage assez mal connu des Arabes, sauf des Maghrébins. On sait peu de chose sur lui, à part sa fascination pour le modèle américain et ses quelques connexions israéliennes. Son action lors de l’installation du Conseil français du culte musulman (CFCM) a été appréciée, mais cela ne compte plus aujourd’hui, car il s’est rendu détestable par sa politique migratoire et son discours musclé sur les banlieues. Les gens ont le sentiment d’assister au début de l’après-Chirac et sont dans l’expectative. »
Le petit jeu du « qui perd gagne » avec le match triangulaire Chirac/Villepin/Sarkozy est de loin l’aspect de la crise française qui retient le plus l’attention des observateurs africains. « Villepin est plus aimé que Sarkozy, c’est un vrai gaulliste, et il a sillonné le continent au moment de son passage au Quai d’Orsay, constate Youssouf, un journaliste sénégalais. Il a tissé des réseaux et a même réussi le tour de force de se faire apprécier d’Abidjan, alors qu’il y avait pourtant connu des débuts difficiles. Sarkozy, lui, a un style direct et percutant, et un côté homme à poigne qui pourraient séduire. Il se comporte en patron, et cela aussi pourrait plaire. Mais il suscite une réaction de rejet épidermique, car son nom est immédiatement associé à immigration choisie, à Kärcher et aux charters de clandestins expulsés. Les gens se désolent à l’idée de le voir défendre les chances de la droite aux élections. » Personne, en revanche, n’imagine un instant que les socialistes puissent être, in fine, les bénéficiaires du conflit. Sans doute parce que la candidate virtuelle, Ségolène Royal, qui a brillé par sa discrétion sur les sujets internationaux, n’est pas encore prise au sérieux. Et parce qu’aucun des autres éléphants en lice ne s’est encore détaché.
Au Maghreb, les avis sont moins tranchés et les jugements plus contradictoires. À Tunis, sauf dans les milieux proches de l’opposition, qui ne lui ont pas pardonné les propos peu amènes tenus lors de sa dernière visite d’État, en décembre 2003*, les malheurs de « l’ami Chirac » ne réjouissent pas grand monde. Mais chacun pressent bien qu’un cycle s’achève et a pu observer le déphasage croissant entre le président français et son opinion. Sa prestation télévisée du 31 mars n’a pas convaincu : il était à côté de la plaque. Sarkozy, lui, jouit d’un préjugé plutôt favorable. Son dynamisme séduit, et il a labouré le terrain, en visitant plusieurs fois les pays du Maghreb. Incarnation d’une droite réputée plus sensible que la gauche socialiste aux intérêts arabes et maghrébins, il plaît : « Il a un petit côté Pasqua en plus jeune et en plus moderne qui fait que beaucoup de gens pensent qu’on va pouvoir s’entendre avec lui, relève l’informaticien Kamel. Villepin, qui avait une image extrêmement flatteuse au début, a déçu. C’est resté l’homme d’un seul discours. Il est jugé trop abstrait, trop lointain. Il n’a pas fait beaucoup d’efforts ni de gestes en direction du monde arabe, ne l’a pas beaucoup visité, et les gens peinent à s’identifier à lui. »
Au Maroc, où Chirac est considéré comme un fervent supporteur du royaume et de sa monarchie, on s’inquiète à l’idée que son éclipse pourrait ouvrir un chapitre d’incertitude dans les relations franco-marocaines. Dominique de Villepin, l’enfant du pays (il est né à Rabat), est, avec un autre Dominique, Strauss-Kahn (un autre natif du Maroc), le candidat de cur des Marocains. Mais il a perdu des plumes dans la crise du CPE. Et Sarkozy, même s’il entretient d’étroites relations sécuritaires avec ses homologues marocains, apparaît, à tort ou à raison, davantage comme l’homme des Algériens Il faut dire que ceux-ci ne font guère mystère de leurs bonnes dispositions à son égard : il a bénéficié d’un accueil remarqué lors de son passage dans la Ville blanche, en juin 2004, un voyage qui s’est soldé par la signature d’une série de gros contrats. Irrités par le tropisme promarocain du couple Chirac-Villepin, les Algériens tiennent par ailleurs le chef de l’exécutif français pour responsable du retard pris dans la conclusion du traité d’amitié entre les deux pays, annoncé pour la fin 2005, et qui se fait toujours attendre. Et gardent sur l’estomac l’épisode de la loi du 23 février 2005 exaltant le rôle positif de la colonisation

* En réponse à une question d’une journaliste, l’interrogeant sur la grève de la faim de la dissidente Radhia Nasraoui, il avait énoncé une curieuse théorie des droits de l’homme, et expliqué que les premiers des droits de l’homme étaient de manger à sa faim et d’avoir un toit…

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