Bagdad, la forteresse assiégée (récit)

Publié le 10 avril 2006 Lecture : 22 minutes.

Les rues sans loi
A la veille du troisième anniversaire de l’engagement des États-Unis en Irak, je suis allé à Bagdad pour observer non pas tant la guerre elle-même que la manière dont elle est couverte par la presse. Mais, bien évidemment, on n’échappe pas à la guerre. Il n’y a pas de champ de bataille, pas de front, pas même la coupure ville-campagne qui a généralement caractérisé les guérillas. Le conflit est partout et nulle part.
Il commence sur la route qui mène de l’aéroport à Bagdad, 11 kilomètres encombrés, baptisés « la Route irlandaise », du nom de la 69e Brigade « irlandaise » de la Garde nationale de New York, qui la surveillait après l’invasion. On l’appelle aussi « la Route de la mort », en raison des nombreux attentats qui s’y sont produits. Placée aujourd’hui sous la responsabilité des forces irakiennes, elle n’est plus un champ de tir permanent. Mais elle reste le parcours le plus éprouvant que l’on puisse faire à la descente d’un avion.
L’Irak d’avant la guerre avait un réseau routier relativement moderne, avec des routes à plusieurs voies et des croisements en trèfle, et même des panneaux de signalisation aux normes internationales, blanc et vert, en arabe et en anglais. Mais ce réseau a été plus ou moins détruit par les combats ; ce ne sont désormais que terre retournée, déchets et décombres, rouleaux de barbelés couverts de sacs plastique crasseux, palmiers décapités, matériaux à l’abandon, réverbères brisés et hordes de chiens jaunes reniflant des tas d’ordures. L’idéal pour cacher des improvised explosive devices (IED), ces bombes artisanales télécommandées par des portables que les insurgés feront exploser au passage d’un prochain convoi ou d’une patrouille américaine.
La circulation est cauchemardesque sur la plupart des voies d’accès à Bagdad. Lorsque surviennent les Humvee des patrouilles américaines ou irakiennes équipés de mitrailleuses lourdes, les tanks Abrams-M1 ou les véhicules blindés Bradley, tout se bloque. Ils affichent un avertissement à l’arrière : « Danger ! N’approchez pas ! » Et les automobilistes obéissent : ils savent qu’ils risquent de se faire tirer dessus. Ils attendent en respirant les gaz d’échappement. Et maudissent l’occupation.
Après le départ de Saddam Hussein, les services qui délivraient les plaques d’immatriculation ou les permis de conduire ne fonctionnaient plus, et des milliers de véhicules venus des pays voisins ont inondé l’Irak. Les feux de signalisation marchent rarement à cause des pannes de courant. Le seul contrôle est celui qu’exercent quelques agents de police récemment déployés aux carrefours. Après les attentats et les bombardements, les autorités militaires américaines ou le gouvernement irakien se contentent de planter un panneau au centre d’une grande artère pour signaler que « la rue Haïfa est au rouge, ne la prenez pas ! », ce qui n’arrange rien. De plus, face aux progrès de la violence et du désordre, les Bagdadis ferment l’accès aux rues où ils habitent pour créer des zones de sécurité. C’est interdit par la loi, mais il n’y a plus personne pour la faire respecter.
Au début, dans les mois qui ont suivi l’invasion, les gens se protégeaient en entassant des sacs de sable dans les rues ou devant leur maison. Mais les attentats-suicides se multipliant et les bombes devenant de plus en plus puissantes, les méthodes de protection se sont perfectionnées. Le « mur anti-explosions » a changé le paysage bagdadi. Inspirée de la barrière physique que les Israéliens ont dressée entre eux et les Palestiniens, la version irakienne est composée de milliers de panneaux de béton armé mobiles, de 3 à 4 mètres de haut. Dressés sur leur piédestal, ils ont des allures de pierres tombales géantes, de totems issus d’une lointaine culture de l’île de Pâques. Alignés côte à côte dans les « murs anti-explosions », ils forment ces ondulations grises qui sont aujourd’hui l’image la plus caractéristique de Bagdad. Et comme ils ont proliféré pendant le séjour de l’administrateur Paul Bremer, on les appelle les « murs Bremer ». []
Parallèlement à cette quête d’une plus grande sécurité privée s’est développée une nouvelle insécurité publique. Les voitures se rassemblant dans un nombre de plus en plus réduit de rues praticables, les encombrements et les bouchons sont devenus monnaie courante, exposant les étrangers, les riches Bagdadis et tous ceux qui ne plaisent pas à l’un ou l’autre des groupes d’insurgés à des risques accrus d’être enlevés, abattus ou victimes d’un IED. Il est agaçant (c’est le moins que l’on puisse dire) d’être bloqué dans de tels embouteillages, coincé dans un entassement de bagnoles d’un autre âge, de camionnettes et de pick-up sur le plateau desquels des Irakiens lourdement armés vous regardent d’un air renfrogné dans votre voiture coûteusement blindée, blotti entre vos gardes du corps, qui, eux, s’accrochent à leurs armes automatiques. Vous n’avez aucune possibilité de fuir, et vous ne pouvez vous empêcher de vous demander combien de minutes il vous reste à vivre. Et quand la circulation est complètement arrêtée et que des automobilistes à bout de nerfs commencent à se dégager du magma, à se débarrasser de leur véhicule sur les trottoirs, à faire des embardées sur le terre-plein central ou même à zigzaguer à contre-courant parmi les voitures qui arrivent en sens inverse, il est difficile de garder son calme. Les pires sont les gardes du corps privés payés pour protéger leur client coûte que coûte, et les policiers irakiens, avec leurs nouvelles voitures verte et blanche dotées de sirènes assourdissantes qui leur permettent de se faufiler dans les rues embouteillées comme des gosses sur un manège.
Le plus compliqué est qu’on ne sait jamais si les hurlements des sirènes, les rafales soudaines des armes automatiques ou les explosions qu’on entend d’un bout à l’autre de la journée sont à prendre au sérieux ou non. Il y a en ville des stands de tir de la police et, parfois, une sentinelle qui s’ennuie se distrait avec son arme. Comme le dit Borzou Daragahi, du Los Angeles Times : « À Bagdad, tirer quelques rafales avec son arme automatique, c’est aussi banal que de donner des coups de klaxon aux États-Unis. »
Si l’explosion n’est pas toute proche, personne ne lève le petit doigt. Au pire, si elle est particulièrement bruyante, un journaliste peut aller voir à la fenêtre d’où vient la fumée.
Il y a incontestablement un côté Blade Runner, le film de Ridley Scott, dans cette ville. La violence est tellement présente et insondable que l’on se demande pourquoi les gens se font tuer. Pourtant, bien que cette violence quotidienne soit abominable, très vite, les bruits assourdissants et la dévastation généralisée apparaissent comme un élément du paysage quotidien. Bientôt, à votre grande surprise, vous ne prêtez guère plus d’attention aux coups de feu qu’un New-Yorkais aux sifflements d’alarme des voitures qu’on entend toutes les nuits – jusqu’à ce que, quand même, un voisin que vous connaissez, ou simplement quelqu’un dont vous avez entendu parler, soit tué dans une explosion, abattu par une patrouille ou enlevé par des insurgés.
Quelques jours après mon départ de Bagdad, les journaux irakiens ont publié un entrefilet annonçant qu’un riche banquier de Bagdad, Ghalib Abdul Hussein, avait été enlevé dans sa maison barricadée par des hommes de main vêtus d’uniformes de l’armée irakienne. Cinq de ses gardes du corps personnels avaient été exécutés dans la cour. Un cas parmi des milliers d’autres. Mais à part obéir aux gardes du corps qui vous ont pris en charge (si vous en avez), vous ne pouvez pas faire grand-chose.
Quand on circule en voiture dans les rues de Bagdad, on croise des membres de la nouvelle police irakienne en uniforme bleu, en qui l’administration Bush voit une autre manifestation encourageante de « l’irakisation ». Mais, comme les bureaux de recrutement de cette police, les centres de formation et les commissariats de quartier sont les cibles favorites des insurgés, bon nombre de ces nouveaux policiers ont peur de se faire repérer comme des collaborateurs des Américains ou du nouveau gouvernement irakien. Leur parade est de porter les cagoules noires percées de trous pour les yeux, le nez et la bouche qu’utilisent les pilleurs de banques. On rencontre ces sinistres gardiens de la paix aux carrefours, où ils règlent la circulation, ou bien on les voit passer, brandissant leurs armes automatiques, dans des pick-up achetés aux Américains, plus menaçants que rassurants.

Obsession sécuritaire
Il suffit de rendre visite à n’importe quel bureau de presse pour constater l’étau dans lequel sont pris les journalistes étrangers et le mal qu’ils ont à faire leur travail. Tous ceux à qui j’ai parlé expliquent qu’avec la détérioration de la situation ils sont de plus en plus prisonniers dans leur bureau.
« Quand je suis arrivé là en 2003, écrivait en février la correspondante du Wall Street Journal, Farnaz Fassihi, nous pouvions aller partout en Irak avec une voiture ordinaire. Je m’habillais à l’occidentale – pantalon, tee-shirt, jupe, sandales -, et je pouvais me promener à pied librement dans Bagdad, bavarder avec les commerçants et déjeuner ou dîner avec qui bon me semblait Au printemps 2004, l’insurrection avait pris des proportions que nous n’aurions jamais imaginées. J’ai engagé des gardes du corps armés, et j’ai commencé à me déplacer dans une voiture blindée. Je ne me risquais plus à l’extérieur qu’à coup sûr et pas longtemps, et les sorties en dehors de Bagdad n’étaient plus que rares et espacées. »
Les bureaux de la presse étrangère sont situés à l’intérieur ou à proximité des hôtels encore ouverts, tels que Al-Hamra, Le Rashid ou Le Palestine. Comme des navires de guerre endommagés mais encore à flot, ils ont survécu aux nombreux attentats à la bombe. Quelques-uns, comme Le Rashid, où le sol du hall d’entrée était jadis une mosaïque représentant George Bush Senior, sont à l’abri dans la Zone verte. D’autres journalistes sont logés dans des maisons individuelles, plutôt miteuses. Elles sont intégrées dans un périmètre de défense collectif, comme protégées par les murailles d’un bourg médiéval.
Où qu’ils soient, ces bureaux sont des installations fortifiées, avec leurs petites armées de gardes privés, de permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour y accéder, il faut franchir un labyrinthe de points de contrôle, de murs anti-explosions, de no man’s lands sillonnés de clôtures de barbelés où tous les visiteurs et leurs voitures sont systématiquement fouillés. La triste vérité est que vouloir travailler en dehors de ces zones américaines fortifiées est à peu près suicidaire. De plus en plus de journalistes sont bloqués à l’intérieur des refuges qu’ils ont réussi à organiser pour s’isoler de l’anarchie extérieure.
Presque tous les étrangers qui travaillent en Irak ont jugé indispensable d’engager un personal security detail (PSD), un « détachement de sécurité personnelle », proposé par une soixantaine de ces private military firms (PMF) – des « sociétés militaires privées », telles que Triple Canopy, Erinys International Ltd. ou Blackwater USA – qui font présentement florès. Au moins 25 000 hommes armés seraient ainsi employés en Irak par ces firmes privées. Composés essentiellement de Britanniques, de Sud-Africains et d’Américains, ces PSD paramilitaires souterrains représentent un univers parallèle aux forces d’occupation américaines. Ils ont même leur organisation, la Private Security Company Association of Irak.
Il n’a pas échappé aux gardes nationaux, aux réservistes et aux soldats de l’armée régulière que ces mercenaires sont payés quatre ou cinq fois plus qu’eux, jusqu’à 1 000 dollars par jour. Assez naturellement, cette inégalité de traitement fait des envieux, et bon nombre de soldats américains rêvent de quitter une armée qui les paie mal pour se faire engager dans l’un de ces PSD. « Pour moi, m’a dit un ancien marine, ce corps a été un centre de formation tous frais payés qui m’a donné une qualification pour le secteur privé. » Mais être membre d’un PSD n’est pas une partie de plaisir, comme l’ont appris en 2004 quatre employés de Blackwater partis récupérer du matériel de cuisine pour la base du 82e régiment aéroporté à Fallouja. Leur 4×4 a été attaqué et incendié, ils ont été abattus, et leurs corps pendus à un pont sur l’Euphrate. Le gouvernement américain a fini par engager des milliers de gardes privés pour protéger ses fournisseurs et même des personnalités de haut rang comme Paul Bremer. Un audit officiel américain de 2005 indique qu’entre 16 % et 22 % du budget des programmes de reconstruction sont affectés à la sécurité, soit près de 10 % de plus que ce qui avait été prévu.
La sécurité, cela coûte très cher, et beaucoup de journalistes stringers (correspondants à temps partiel) ou free-lance qui n’avaient pas les moyens de se payer cette protection ont dû quitter Bagdad. Des bureaux comme celui du New York Times, pour qui le problème ne se posait pas et qui est encore présent en Irak, paient des primes d’assurance très élevées et exigent que tout ce qui va et vient – en fait, tout ce qui se passe en dehors de l’espace protégé, y compris les déplacements vers l’aéroport – soit sous le contrôle d’un chef de la sécurité à plein temps. Il est chargé de programmer méticuleusement les temps de déplacement et les itinéraires des sorties des journalistes, et il doit maintenir un contact à peu près permanent avec leur voiture jusqu’à ce qu’ils soient de retour à l’abri. Si vous voulez avoir une interview en dehors du bureau, le risque existe toujours qu’elle soit annulée ou retardée pour des raisons de sécurité. Les chefs de la sécurité sont également responsables de l’emploi du temps des gardes armés qui surveillent le bureau vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personne ne va nulle part sans un programme organisé à l’avance, et la sortie se fait de préférence dans un véhicule « renforcé », suivi par une voiture « de chasse » à bord de laquelle plusieurs Irakiens de confiance sont prêts à ouvrir le feu si nécessaire. Même si un journaliste veut faire une interview dans une autre zone de sécurité, il est de plus en plus imprudent de ne pas organiser le rendez-vous à l’avance. Si un photographe part couvrir les dégâts commis par un attentat-suicide ou si un journaliste interviewe un Irakien, on leur conseille de faire le plus vite possible, parce qu’un témoin pourrait être tenté d’alerter un groupe terroriste, souvent contre argent comptant.
Certains journalistes chevronnés comme Robert Fisk, du quotidien londonien The Independent, ont raconté comment les correspondants et les envoyés spéciaux occidentaux en étaient réduits à faire du « journalisme d’hôtel », ou ce que l’ancien chef du bureau du Washington Post, Rajiv Chandrasekaran, appelle plus charitablement du « journalisme à distance ». La correspondante du Guardian britannique, Maggie O’Kane, est encore plus explicite : « Nous ne savons plus ce qui se passe, mais nous faisons comme si » [Cette détérioration des conditions de travail de la presse est confirmée par un autre journaliste du Washington Post, Jonathan Finer, comme par Dorzou Daragahi, du Los Angeles Times, ou Ed Wong, du New York Times, qui en est à son septième séjour en Irak, ou par son confrère Dexter Filkins, un ancien de l’Afghanistan.]
Le prix d’un séjour à Bagdad, c’est d’accepter que des remplaçants irakiens prennent en charge de plus en plus de choses, qu’ils conduisent, fassent les courses ou s’occupent des visas de sortie et des billets d’avion – et qu’ils enquêtent. Cette situation est profondément frustrante pour les journalistes occidentaux, qui tiennent à leur indépendance. Mais ils savent, comme l’a indiqué le Comité pour la protection des journalistes, que 61 journalistes (dont beaucoup d’Irakiens) ont été ?tués là-bas, et beaucoup d’autres ?blessés, depuis l’invasion de 2003. []
Dans l’histoire récente, il y a eu peu de guerres plus difficiles à couvrir que celle d’Irak. Quand j’étais envoyé spécial en Indochine, les journalistes allaient sur le terrain, même là où l’on se battait. Nous savions que nous pourrions finalement retourner à Saigon, à Phnom Penh ou à Vientiane, où nous pourrions retrouver des amis locaux ou aller dîner au restaurant avec des confrères. Même s’il pouvait arriver qu’un Viet-Cong jette une grenade à main dans un bar, l’essentiel de la guerre se déroulait en dehors de la ville.
J’avais débarqué à Bagdad en m’imaginant naïvement que, comme un antidote contre leur isolement, les journalistes auraient pu avoir entre eux une sorte de fraternité. Ce que j’ai découvert, c’est que même les rapports sociaux les plus simples sont devenus difficiles. Il est exact que certains des bureaux les plus importants et les mieux aménagés (avec cuisine et cuisinier) ont essayé d’organiser des dîners amicaux entre confrères. Mais si les invités pouvaient se rendre à un dîner de bonne heure, il y avait le problème du retour à leur hôtel ou à leur résidence fortifiée tard le soir, quand les risques d’agression avaient fortement augmenté. La seule solution était qu’ils restent passer la nuit, ce qui posait des problèmes à tout le monde, en particulier aux chauffeurs et aux gardes irakiens. Le résultat est que les journalistes sont replongés dans des temps très anciens, où leur journée s’arrêtait avant le coucher du soleil et où ils rentraient chez eux tous les soirs pour dîner. Il y en a qui se consolent en faisant la cuisine. []

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Journalistes « à distance »
Le temps n’est plus où des journalistes pouvaient circuler en Irak simplement en se faisant discrets, en se déplaçant dans de vieilles voitures, en se laissant pousser une moustache à l’irakienne, et en se teignant les cheveux en noir, ou bien où les journalistes femmes pouvaient s’envelopper d’une abaya et d’un voile noirs. Jill Carroll, du Christian Science Monitor, a voulu utiliser cette ruse en janvier pour interviewer un homme politique sunnite, Adnan al-Doulaimi ; elle a été enlevée en route.
Ce que les journalistes ont appris dans cette situation sans précédent, c’est à donner une responsabilité croissante à leurs collaborateurs irakiens : lecteurs de la presse arabe, chauffeurs, fixers (intermédiaires), documentalistes, traducteurs ou correspondants que les bureaux les plus importants ont placés dans différentes villes ou dans des administrations. Comme l’écrit Farnaz Fassihi, « ils sont mes yeux et mes oreilles ». []
Mais si les journalistes occidentaux font appel à des collaborateurs extérieurs, ce que j’ai également constaté dans les bureaux que j’ai visités à Bagdad, c’est qu’ils sont loin d’avoir renoncé à faire leur métier. Le modèle ancien de l’envoyé spécial ou du correspondant à l’étranger s’est adapté pour survivre sous une pression extrêmement forte. Une grande partie de l’enquête sur le terrain est désormais l’uvre des Irakiens, mais la rédaction et l’analyse restent l’apanage des Occidentaux. Certains des Irakiens que j’ai rencontrés m’ont impressionné par leurs connaissances et par la conviction qu’ils mettent à pratiquer ce journalisme d’équipe. Mais une question que l’on pose souvent est de savoir si ces collaborateurs locaux bénéficient du crédit auquel ils ont droit. Réponse d’Omar Fekeiki, un jeune Irakien qui travaille pour le Washington Post : « C’est sûr que nous souhaitons que nos papiers soient signés ! C’est pratiquement tout ce que nous avons. »
Le nom des Irakiens qui collaborent à tel ou tel article est en effet mentionné, mais souvent à la fin de l’article et en caractères plus petits que celui du correspondant occidental, ce qui est une injustice regrettable. Les choses ont commencé à changer, en particulier au Post. La réalité, pourtant, est qu’en raison des risques que représente le fait d’être associé à un bureau de presse occidental, beaucoup d’Irakiens ne veulent pas que leur nom apparaisse. Par peur des représailles, beaucoup ne disent même pas à leur famille ou à leurs amis où ils travaillent.
Peu de journalistes que j’ai rencontrés, occidentaux ou irakiens, ont des contacts directs avec les insurgés ou avec les milices religieuses. Il est trop difficile et trop dangereux, expliquent-ils, de parler avec des Irakiens qui se battent ou qui utilisent des explosifs. Ainsi les différentes attaques, les attentats-suicides et l’anti-occidentalisme croissant, de même que les haines religieuses qui se sont développées depuis l’occupation, continuent-ils d’être largement inexplorés et inexpliqués du point de vue des Irakiens, qu’il s’agisse des insurgés sunnites, des membres des milices chiites, ou des forces irakiennes armées par les Américains qui les combattent.

La Zone verte
Tôt ou tard, tous ceux qui ont des liens avec les Américains doivent aller dans ce qu’on appelle la Green Zone, la Zone verte. Le danger et la difficulté pour les Occidentaux de circuler dans le monde quotidien de Bagdad étant ce qu’ils sont, la Zone verte est l’un des rares endroits où un journaliste peut réunir tous les éléments d’un « papier ». L’autre possibilité est d’être embedded, « intégré », dans l’armée américaine. Le fait que des journalistes occidentaux considèrent que cette « intégration » les libère de la prison qu’est devenu leur bureau est plutôt paradoxal si l’on pense au débat d’il y a trois ans, quand on se demandait si des journalistes « intégrés » devaient accepter des conditions qui limitaient leur liberté d’expression concernant la guerre. Aujourd’hui, ils admettent volontiers ces limitations, parce que travailler en « unilatéral » est devenu pratiquement impossible. Au moins, avec les militaires, ils sont les témoins directs des tueries dans les rues.
La Zone verte est une enceinte de 11,6 km2 au centre de Bagdad, protégée par une barrière d’une douzaine de kilomètres à la Christo, constituée de murs anti-explosions. La manière la plus facile d’y entrer est de s’y faire déposer par un hélicoptère à partir de l’Aéroport international de Bagdad ou de l’une des autres bases militaires américaines, qui forment aujourd’hui un archipel américain en Irak. Nuit et jour, des hélicoptères transportant officiers supérieurs, diplomates, spécialistes de la sécurité, fournisseurs ou VIP civils sillonnent le ciel à quelques dizaines de mètres au-dessus de Bagdad.
Les journalistes qui veulent être admis dans la Zone verte doivent s’y rendre en voiture et négocier leur passage à travers une voie d’accès lourdement fortifiée. Comme elle a été la cible de nombreux attentats-suicides, elle est entourée de véhicules blindés, de tours de garde et d’escouades de soldats surarmés. Si le visiteur n’a pas le laissez-passer requis par l’armée américaine pour son véhicule, il doit se faire déposer en un point précis dans un labyrinthe de murs anti-explosions, de gravats, de barbelés et de matériel militaire. Mais les voitures ne s’attardent guère, de peur que les soldats de garde ne s’imaginent que c’est le véhicule d’un terroriste et qu’ils n’ouvrent le feu.
Une fois descendu de voiture, le visiteur traverse à pied un dangereux no man’s land jusqu’au premier poste de contrôle. Avec les véhicules qui vous croisent dans tous les sens et les zigzags que vous faites entre les murs anti-explosions, les rangées de barbelés et les caissons disposés en damier, remplis de sable et de terre pour protéger eux aussi des explosions, vous ne vous sentez pas particulièrement rassuré. De fait, il y a eu de nombreux attentats sur ces quelques mètres. En décembre 2004, par exemple, une voiture chargée d’explosifs a sauté porte Harithiya, tuant sept personnes et en blessant dix-neuf. Un message sur le Net signé Abou Moussab al-Zarqaoui a proclamé triomphalement : « En ce jour béni, un des lions de la brigade du martyre a frappé un rassemblement d’apostats et d’Américains dans la Zone verte. »
À la porte elle-même, vous êtes accueilli par des pancartes en anglais et en arabe : « Défense d’entrer sous peine d’être abattu », « Arrêtez-vous ici et attendez », ou « Interdiction d’utiliser le portable ». [De peur, évidemment, qu’un insurgé ne se serve de son portable pour faire sauter une bombe par télécommande.]
Après quoi vous devez naviguer entre de nombreux postes de contrôle où des gardiens vérifient et revérifient votre identité, vous font passer par des détecteurs de métaux et des scanners, vous font renifler par des chiens dressés à repérer les bombes et vous palpent de la tête aux pieds. Leur but est de s’assurer qu’aucun terroriste ne franchit le passage interdit, comme il est arrivé en octobre 2004, lorsque des kamikazes se sont fait sauter à l’intérieur du Café de la Zone verte, tuant plusieurs fournisseurs, et rappelant à tout un chacun que même les barrières apparemment inviolables qui séparent la Zone verte du reste de Bagdad peuvent être franchies.

« Concession étrangère »
D’après ce qu’on m’a dit, le nom de la Zone verte vient du langage militaire. Quand un soldat nettoie la chambre de son M-16, il est censé avoir son arme « sur le vert » ; le « rouge » signifie que le fusil est chargé et prêt à tirer. La zone occupée par les « libérateurs » américains et relativement sécurisée est ainsi devenue la « Zone verte », alors que tout ce qui est à l’extérieur, où les armes circulent en abondance et sont utilisées à chaque instant, est la « Zone rouge ».
Lorsqu’on atterrit pour la première fois dans la Zone verte, on a le sentiment d’arriver dans une station touristique dont les soldats seraient le personnel. On se promène entre les camping-cars, les bureaux modulaires, les groupes électrogènes, les conteneurs, les fast-foods, les piscines et autres installations de détente, et des stocks apparemment inépuisables de soft-drinks Même les anciens palais et bureaux de Saddam Hussein et les rangées de palmiers-dattiers n’arrivent pas à rappeler qu’on est en Irak.
La Zone verte abrite à peu près tout ce qui compte en Irak : ce qu’on appelle « l’ambassade américaine », qui s’est installée dans l’ancien Palais républicain de Saddam Hussein ; des chancelleries étrangères vues d’un bon il (les Britanniques, mais pas les Français, à l’écart de l’autre côté du fleuve) ; un reste de mission de l’ONU ; les bureaux de grandes entreprises du bâtiment comme Kellogg Brown & Root et Bechtel ; les centres de commandement militaires américains ; un Pizza Inn ; un bar appelé Le Bunker ; CNN et le Wall Street Journal. Tous ont cherché refuge ici. Il y a aussi le Convention Center, futur siège du nouveau Parlement irakien. À l’instar des « concessions » étrangères dans des villes comme Shanghai qui accueillaient jadis des Chinois « occidentalisés » aux côtés d’anciens compatriotes jouissant de droits territoriaux, des Irakiens triés sur le volet reçoivent dans la Zone verte aide et protection.
C’est là aussi que se trouve le Centre de presse – en anglais, le Combined Press Information Center (CPIC) – et qu’il tient, chaque jeudi, ses réunions d’information. Elles rappellent à quelques vétérans les surréalistes « Five O’Clock Follies », qui avaient lieu tous les jours à 17 heures dans un bureau sans fenêtres de Saigon. Une précédente génération d’« officiers de presse » y faisait le point, cartes et graphiques à l’appui, sur une guerre statistiquement gagnée mais en train d’être perdue.
C’est au CPIC que les journalistes qui débarquent doivent aller pour se faire prendre leur photo et leurs empreintes digitales, et pour être accrédités. Sans le badge en plastique officiel du CPIC, il est pratiquement impossible à un journaliste de survivre dans l’univers parallèle des installations américaines, qui, à quelques exceptions près, offrent les seules possibilités existantes de transport, de ravitaillement, de logement, de communications et de soins médicaux d’urgence.
À l’intérieur de la Zone verte, on est dans un univers qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. La Zone verte a son propre service de taxis. Il y a des femmes qui font leur jogging ; des hommes coiffés d’un désinvolte chapeau de safari ; des jeunes gens en cravate chargés de « conseiller » les Irakiens sur les problèmes politiques et administratifs ; des femmes qui transpirent en débardeur, jupette et tongs. Et presque tout le monde porte, suspendu au cou, un sachet qui laisse apparaître ces indispensables papiers d’identité en plastique. Si la plupart n’étaient pas grands, blancs, avec quelques kilos en trop, on pourrait les confondre avec ces réfugiés sans étiquette qui attendent regroupés dans les aéroports américains qu’on les embarque vers un lointain centre d’accueil. []
Dans le même temps que la sécurité et les contrôles se renforcent dans la Zone verte et que les déclarations officielles évoquent pour l’Irak des lendemains qui chantent, le reste du pays est emporté dans un maelström de violence. Lors de leurs tournées en Irak, seuls quelques rares missionnaires américains de la démocratie font mine d’apprendre l’arabe ou touchent du doigt un dinar irakien, achètent quoi que ce soit d’irakien ailleurs que dans les boutiques de souvenirs de la Zone verte ou prennent un repas dans la maison d’un Irakien.
« Une erreur très grave a été commise, écrivait dès septembre 2003 l’expert sécuritaire Anthony Cordesman. En organisant des zones de sécurité américaines dans le centre de Bagdad, on a créé une zone d’exclusion pour les Irakiens et donné aux insurgés la possibilité d’enfermer les Américains dans une forteresse, qui les coupe des Irakiens. »
Depuis, les attaques des insurgés contre les forces américaines et le gouvernement irakien, et les affrontements entre sunnites et chiites ont pris une ampleur et commis des ravages qui dépassent ce que la plupart des journalistes ont pu décrire. Tous les matins, les habitants de Bagdad trouvent des piles de cadavres, les mains liées, le crâne fracassé, entassés en bordure d’une route. []
Il se pourrait que les journalistes américains assiégés dans la Zone verte arrivent à la conclusion que l’essentiel n’est pas qu’il y ait des Américains qui se battent contre des insurgés irakiens, mais qu’il y ait des Américains qui regardent, impuissants dans leur Zone verte et leurs bases militaires, des Irakiens tuer d’autres Irakiens et le pays se désintégrer. Quelle ironie de l’Histoire que ce soit là le résultat de cette invasion de mars 2003 qui devait apporter enfin la paix au Moyen-Orient !

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