Rougui Dia
Une femme noire dans un monde d’hommes blancs. À seulement 32 ans, la jeune chef d’origine sénégalaise dirige d’une main ferme les cuisines d’un grand restaurant parisien, le 144 d’Armen Petrossian.
Dans la salle du restaurant, elle promène sa fine silhouette. Démarche féline, port altier, regard attentif au moindre détail, Rougui Dia passe entre les tables, vêtue d’un tablier non moins immaculé que les nappes qui recouvrent les tables. « La panthère », comme la surnomme avec respect la dizaine de cuisiniers qu’elle dirige, a la haute main sur les cuisines de l’un des plus grands restaurants parisiens : le 144, ouvert en 1999 par Armen Petrossian. Oui, oui, le propriétaire de la célèbre maison spécialisée dans le caviar et les produits gastronomiques russo-arméniens. En 2005, quand celui-ci lui a proposé, quatre ans après son arrivée, le poste de chef de cuisine, elle venait tout juste d’avoir 29 ans.
À mille lieues du caractère exubérant, sinon exhibitionniste, de nombre de grands chefs français – des hommes pour la plupart -, Rougui Dia surprend par son allure rêveuse, presque détachée. À la volubilité, elle préfère l’éloquence d’un sourire ou la sobriété d’un geste. D’ailleurs, elle parle le plus souvent à voix à peine audible. Le fait d’obliger son interlocuteur à tendre l’oreille accroît, estime-t-elle, son autorité. Et « favorise le dialogue ». Tout en retenue, Rougui. Avec l’élégance sahélienne en prime.
Mais attention : prière de ne pas se fier aux apparences. Dès qu’elle rentre dans son domaine de prédilection, la cuisine, Rougui n’est plus tout à fait la même. Ses coups de griffes sont imprévisibles et sèment souvent la panique chez les marmitons. « Bien sûr qu’il m’arrive de crier pendant le service, mais c’est surtout pour le folklore. Et pour couvrir le bruit des cuisines. Sinon, je n’aime pas hausser le ton », assure-t-elle. Elle le reconnaît volontiers : au début, elle avait tendance à se montrer « un peu trop dure et caractérielle » avec son équipe. Aujourd’hui, elle s’efforce de?« trouver le juste milieu entre exigence et décontraction ».
Chez Rougui Dia, le flegme ne se départ donc pas d’une rigueur quasi militaire. À une époque, elle a d’ailleurs songé à embrasser la carrière des armes : « La discipline, la hiérarchie, le sport Tout ça me plaisait bien », se souvient-elle. Mais elle rêvait aussi de devenir couturière ou styliste Des velléités apparemment contradictoires qu’elle a fini par réconcilier quand est née sa vocation culinaire : « En cuisine, la discipline est indispensable. Il y a un côté brigade… Mais il y a aussi un aspect esthétique très marqué : l’assemblage des formes et des couleurs lors du dressage de l’assiette. » Son « Menu en noir et blanc », dans lequel la mise en scène des aliments revêt autant d’importance que leur préparation, en est l’illustration parfaite. Quant à son inspiration, elle la puise dans la culture gastronomique caucasienne (la famille Petrossian a émigré d’Arménie dans les années 1920), mais aussi dans les cuisines française, antillaise et indienne. Sans oublier l’influence de sa propre culture africaine.
Fainéante, mais passionnée
Issue d’une famille aussi modeste que nombreuse – sept enfants -, Rougui Dia est née à Paris, en 1976, et a grandi à Neuilly-Plaisance, dans la banlieue est. Peuls originaires du Fouta, dans le nord du Sénégal, ses parents émigrent à la fin des années 1960. Leur vie n’est pas facile tous les jours : le père travaille comme manutentionnaire, puis aide-mécanicien, la mère fait des ménages. Pourtant, Rougui garde le souvenir d’une enfance heureuse. Seul problème : elle n’a pas avec l’école d’affinités très marquées. « J’étais vraiment fainéante. Souvent, j’arrivais à convaincre ma grande sur de faire mes devoirs à ma place », avoue-t-elle en souriant, elle qui travaille aujourd’hui de 9 heures du matin à minuit, avant de prendre le RER pour rejoindre la maison familiale. C’est qu’entre-temps, la passion lui a donné des ailes…
À 13 ans, elle découvre que cuisiner ne rime pas forcément avec corvée. Un jour, sans aucun conseil, elle régale sa famille en remplaçant au pied levé l’une de ses surs dans la délicate préparation d’un latiéré khako, subtil mélange d’épinards et de semoule. L’année suivante, elle commence un préapprentissage dans une pâtisserie de banlieue, puis au Drugstore Matignon, à Paris, avant de « galérer pendant deux ans sans trouver de maître d’apprentissage pour passer un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ». En la voyant, certains employeurs potentiels lui annoncent que la place est « déjà prise ». « Tu fais un dur métier, surtout pour une femme noire dans un monde d’hommes blancs », lui dira un jour, plein d’admiration, Philippe Conticini, l’ancien chef de Petrossian.
Jupette et courbettes
Alors, en attendant un début de reconnaissance, Rougui n’a qu’une parade, la seule efficace contre l’adversité : elle s’obstine. « Je n’aime pas trop ressasser les humiliations ou les épreuves passées », explique-t-elle. Mais elle reconnaît volontiers qu’elle ne serait pas allée aussi loin sans l’insistance de certains de ses professeurs de CAP : « Si tu veux un jour posséder ton propre restaurant, il te faut aussi un diplôme de service en salle », lui expliquent-ils. « La jupette et les courbettes, très peu pour moi », répond la fière Rougui, avant de se laisser convaincre. Et d’acquérir un savoir-faire polyvalent qui, au bout du compte, lui permet de passer son bac professionnel, en 1999.
Un an plus tôt, elle a fait une autre « très belle rencontre » en la personne du chef Sébastien Farré, dont elle devient le second en 2000 dans un restaurant du 8e arrondissement de Paris, Les Persiennes, avant de le suivre au 144, l’année suivante. Après le départ de Farré, en avril 2005, Petrossian propose à la jeune femme de le remplacer. « C’est la coutume de la maison de promouvoir les gens du sérail », lui explique-t-il. Bien sûr, les mauvaises langues l’accusent d’avoir voulu faire un coup médiatique. « Si c’était le cas, s’indigne Rougui, m’aurait-il confié d’aussi grandes responsabilités pendant presque trois ans ? »
En réalité, Armen Petrossian et Rougui Dia partagent une même conception de la cuisine : un respect des traditions tempéré par un métissage prudent. À base de produits simples, les plats de Rougui évoquent de lointaines destinations : crevettes sauvages d’Iran au curry, rascasse à la compotée de tomate et banane plantain, saint-jacques-caviar et riz noir au poivre noir de Guinée, tarte tatin de mangue
« Aujourd’hui, l’influence africaine se fait plus subtile dans mes compositions », dit-elle. En réalité, elle travaille à mettre au point un style plus personnel. Et rêve, à ses – rares – moments perdus, de sa première étoile au Guide Michelin
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