Qui publie qui ?
Avec l’abandon de sa tradition militante, l’écriture s’est normalisée, permettant aux auteurs francophones d’intégrer les catalogues des éditeurs français.
On est loin de la situation des années 1950 et 1960 quand Présence africaine régnait en maître sur la production africaine. Née dans le sillage de la révolution de la négritude, la maison d’Alioune Diop a non seulement publié les grands pionniers, les Césaire, Senghor, Mongo Beti, Tchicaya U Tamsi ; elle a aussi participé à la définition du champ littéraire africain en réunissant en congrès écrivains et artistes noirs appelés à débattre de la question de l’engagement des hommes de culture, du futur de leur cité. Toutefois, même pendant la période faste de Présence africaine, un certain nombre d’auteurs subsahariens, et pas les moindres (de Camara Laye à Emmanuel Dongala, en passant par Cheikh Hamidou Kane, Ferdinand Oyono ou encore Aké Loba), se faisaient publier chez les éditeurs français du « mainstream » : Plon, Julliard, Stock, Seuil, Laffont En réalité, il n’y a jamais eu de monopole de Présence africaine. Il faudrait plutôt parler de prestige et d’influence. Une influence qui se manifeste dans l’idée que l’on se faisait de l’écrivain africain, comme la figure de proue de la résistance contre la colonisation et l’assimilation culturelle. L’écrivain était un éveilleur d’âmes enraciné dans une Afrique éternelle.
La fin d’un mythe
La véritable rupture avec cet esprit « Présence africaine » se fait à partir des années 1970 avec l’émergence des écrivains comme le Malien Yambo Ouologuem ou l’Ivoirien Ahmadou Kourouma qui déconstruisent le mythe d’une Afrique renaissant de ses cendres. Sur le plan éditorial, la rupture se traduit par un début de normalisation de l’écriture africaine qui est de plus en plus intégrée dans les catalogues des éditeurs comme n’importe quelle autre littérature. Ainsi, les éditions du Seuil publient Kourouma, Tierno Monénembo, Kossi Efoui, Alain Mabanckou au même titre que Günter Grass, John Irving ou Shashi Tharoor. Anne Carrière, connue pour être une maison éminemment commerciale, a publié le Camerounais Gaston-Paul Effa, la Nigériane Chimamanda Adichie et Le Ventre de l’Atlantique de la Sénégalaise Fatou Diome, qui connut en 2005, avec 250 000 exemplaires vendus, un succès exceptionnel.
Mais c’est sans doute Le Serpent à plumes, fondé en 1993 par Pierre Astier, qui va le plus loin dans cette logique de déghettoïsation de la littérature noire en publiant des jeunes auteurs inconnus du grand public (Abdourahman Waberi, Jean-Luc Raharimanana, Bessora, Florent Couao-Zotti). Ceux-ci se sont depuis affirmés comme des auteurs majeurs de la nouvelle génération d’écrivains africains.
Déghettoïsation
Grâce à son travail en profondeur avec les auteurs sur leurs textes, grâce aussi à la présentation soignée et élégante de ses titres, Le Serpent a contribué à la perception des uvres africaines comme des objets littéraires plutôt que comme des manifestes au service de combats idéologiques d’arrière- et d’avant-garde sans lendemain.
On assiste aussi depuis quinze ans à une multiplication des collections de littératures africaines qui témoigne de l’intérêt grandissant pour ce domaine. La collection « Afriques » que dirige Bernard Magnier aux éditions Actes Sud est peut-être l’une des plus riches par la qualité des auteurs qu’elle a fait découvrir : le Malien Amadou Hampâté Bâ, le Soudanais Jamal Mahjoub, l’Ivoirienne Véronique Tadjo, le Tchadien Nimrod, le Nigérian Ken Saro-Wiwa, le Zimbabwéen Chenjerai Hove. À l’initiative de sa directrice, Christiane Falgayrettes-Leveau, le célèbre musée Dapper s’est lancé, lui aussi, dans la publication littéraire, spécialement dans la jeune littérature d’Afrique noire. Dapper a publié notamment le Togolais Kangni Alem.
Originale aussi est la démarche de Vents d’ailleurs, dont la politique éditoriale se construit « sur la méfiance de l’approche évidente de la racialité et des imaginaires familiers, [] sur la conviction que la réécriture de l’histoire des peuples du monde est une nécessité absolue ». Vents d’ailleurs a notamment publié Marie-Cécile Agnant et Sayouba Traoré.
Enfin, parmi les collections apparues ces dernières années, l’une des plus controversée est « Continents noirs » des éditions Gallimard, dirigée par Jean-Noël Schifano. Lancée en 2000, avec pour objectif de réunir dans une collection unique les nouveaux talents d’Afrique, elle a été accusée de vouloir racialiser la littérature en faisant référence à la couleur de peau de l’écrivain. « Je considère insupportable l’idée d’une collection intitulée Continents noirs, d’abord parce qu’il y a aussi en Afrique des écrivains blancs ou asiatiques », dira Pierre Astier. Tout aussi « choquant », l’argumentaire de la collection, sous la plume de son directeur, faisait état de la vitalité des écritures africaines qui « mêlent avec génie la langue de Sévigné avec des couilles de nègres » !
Mais sept ans et une quarantaine de titres plus tard, ces balbutiements maladroits semblent oubliés. D’autant que la collection a su faire émerger des écritures originales : les récits poignants de la Mauricienne Nathacha Appanah mêlant le passé tragique de la communauté indienne de Maurice avec les affres et les angoisses de la réalité postcoloniale, l’écriture métisse de la Franco-Sénégalaise Sylvie Kandé ou les fictions déconstruites de l’Ivoirien Koffi Kwahulé.
Malgré sa maturité évidente, la littérature francophone subsaharienne souffre d’un mal profond : son manque de popularité. Un phénomène que l’écrivain et critique littéraire franco-congolais Boniface Mongo-Mboussa explique avec sa lucidité coutumière : « Ce qui se passe pour nous, c’est que la littérature africaine naît effectivement en Occident, mais [] l’Occident n’est pas demandeur de cette littérature. » Quant aux Africains, s’ils ne peuvent que se reconnaître dans cette littérature qui puise l’essentiel de son inspiration dans les heurs et malheurs de leur continent, ils n’ont guère les moyens d’accéder aux livres imprimés et édités en France et vendus à des prix prohibitifs sur le marché africain. Certes, la coédition prônée par les structures associatives telles qu’Afrilivres ou l’Alliance des éditeurs indépendants peut aider à mieux diffuser les écrivains africains en Afrique. Mais, pour l’instant, ces expériences demeurent marginales. En attendant de trouver le positionnement idéal entre son « public de raison » (africain) et son « public de cur » (européen), dont parlait le critique sénégalais Mohamadou Kane, la littérature « africaine » est sans doute condamnée à la périphérie.
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