L’élection impossible ?

Listes contestées, financements insuffisants, manuvres politiciennes… Un an après la signature de l’accord du 4 mars 2007 à Ouaga, le processus qui doit mener à la présidentielle prévue en 2008 apparaît aussi incertain que chaotique. Au grand dam de la

Publié le 10 mars 2008 Lecture : 6 minutes.

Les Ivoiriens devront encore patienter avant de se rendre aux urnes. Prévues pour se tenir au plus tard le 30 juin 2008, les élections présidentielle et législatives sans cesse reportées depuis octobre 2005, terme du premier mandat du chef de l’État Laurent Gbagbo, risquent de ne pas avoir lieu avant 2009. Le 4 mars, lors des négociations engagées avec le gouvernement, Sagem Sécurité, l’entreprise française choisie pour assurer l’identification de la population ainsi que la délivrance des cartes d’identité et d’électeur, a indiqué avoir besoin de huit mois pour mener à bien sa mission. « Il y a des délais incompressibles pour procéder à une identification sérieuse, ont lancé les représentants de Sagem à la délégation conduite par Paul Koffi Koffi, directeur adjoint du cabinet du Premier ministre Guillaume Soro. Nous avons besoin de trois mois pour faire venir le matériel, l’installer et le tester, ainsi que pour former les agents. Ensuite, il nous faudra encore cinq mois pour procéder à l’identification proprement dite sur l’ensemble du territoire. Mais nous ne commencerons rien tant qu’il n’y a pas un accord sur les clauses financières de l’opération. » Ce qui est loin d’être gagné.
Depuis le 24 février, date à laquelle ont débuté les négociations, les deux parties n’arrivent pas à s’entendre sur le montant global du marché. Alors que la Sagem réclame 50 milliards de F CFA (76,2 millions d’euros) pour l’identification et 10 milliards de F CFA pour la confection des différents papiers, l’État propose de débloquer entre 30 milliards et 40 milliards de F CFA Pour mettre fin au blocage, le partenaire technique a souhaité, le 5 mars, changer d’interlocuteur et demandé au Premier ministre qu’il délègue directement son directeur de cabinet, Koné Tiémoko Meyliet. Si un accord était conclu, rien n’indique toutefois que l’entreprise française se mettrait rapidement au travail.
De fait, l’État peine à mobiliser les 20 milliards de F CFA destinés au financement du processus électoral (ils ont pourtant été inscrits au budget 2008). Et les bailleurs de fonds ont déjà fait savoir qu’ils ne donneraient rien pour l’opération d’identification. « Ce n’est pas la volonté qui manque, mais je doute fort que l’Agence française de développement [AFD] puisse apporter le moindre appui. La Côte d’Ivoire lui doit 1,5 milliard d’euros d’arriérés qu’elle tarde à rembourser », affirme André Jannier, ambassadeur de France à Abidjan, qui a été sollicité par la primature, le 4 mars. Même son de cloche du côté de la Banque mondiale, qui, par la voix de Maurizia Tovo, responsable du projet d’assistance postconflit, a précisé que l’État ivoirien devait apurer ses arriérés de paiement avant de pouvoir compter sur l’aide de l’institution. Quant à l’Union européenne, elle a prévu 11 millions d’euros pour les audiences foraines (délivrance des jugements supplétifs d’actes de naissance pour l’obtention ultérieure des cartes d’identité et d’électeur), 6 millions pour la reconstitution des registres de l’état civil perdus ou détruits, 8 millions pour l’organisation et l’observation des élections, mais rien pour financer l’opération menée par la Sagem. En fait, les bailleurs dans leur ensemble se montrent très circonspects vis-à-vis de l’entreprise française, certains évoquant le manque de transparence qui a prévalu dans le choix de cet opérateur technique.
L’État n’a d’autre choix que de compter sur ses propres ressources. S’il parvient à rassembler les 20 milliards de F CFA prévus dans son budget, ce qui semble « impossible avant le mois de juin » estime un haut fonctionnaire du ministère des Finances, la Sagem aura du mal à honorer sa part du contrat dans les conditions fixées par le cahier des charges. Dans un pays où l’état civil, défectueux, a subi des dégradations durant le conflit, et où des millions d’habitants sont dépourvus de pièces d’identité, l’identification de 13 millions d’Ivoiriens ainsi que celle des étrangers originaires des pays hors Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (les ressortissants de la sous-région n’étant pas obligés de se doter de cartes de séjour) n’est pas une mince affaire. D’autant que les audiences foraines, censées délivrer au plus tard le 21 mars des jugements supplétifs d’actes de naissance aux millions de « sans-papiers », n’ont pas tenu leurs promesses. Selon la primature, seuls 370 000 cas ont été traités. Ces personnes doivent désormais se rendre dans les tribunaux pour recevoir des certificats de nationalité. Non sans mal, étant donné que les magistrats du pays n’ont pas encore tous retrouvé leur poste.
La Sagem doit assurer l’identification de la population, mais aussi celle des électeurs (votants âgés de 18 ans et plus). Sont concernés les citoyens détenant des cartes nationales d’identité, les personnes figurant sur la liste électorale de 2000 – « bourrée d’erreurs » à en croire l’opposition -, les titulaires de jugements supplétifs délivrés au cours des audiences foraines, les détenteurs de certificats de nationalité Sans oublier ces nombreux Ivoiriens dont les papiers ont été, depuis le milieu des années 1990, confisqués par les forces de l’ordre, bloqués dans les commissariats ou tout simplement non renouvelés pour « ivoirité douteuse » L’opération nécessite donc une importante logistique : 11 000 postes de recensement répartis dans tout le pays, 30 000 équipes itinérantes, un dispositif de transmission des données par satellite, 6 000 kits d’enrôlement (ordinateur, appareil photo numérique, etc.). Comment acheminer et utiliser cette technologie dans un pays où l’état des routes et des installations électriques laisse à désirer ? Combien de temps faudra-t-il pour recruter et former les milliers de personnes censées travailler sur le terrain ?
La remise des cartes nationales d’identité à l’Office national d’identification (ONI) et des cartes d’électeur à la Commission électorale indépendante (CEI) ne garantit en rien la tenue du scrutin. D’aucuns craignent en effet d’éventuelles rétentions de documents, comme cela s’est passé lors des élections locales de 2001, ainsi que des retards dans la distribution des précieux papiers. Mais ce qui menace le plus le processus électoral, c’est le bras de fer que se livrent le camp présidentiel et ses adversaires (y compris la primature) au sujet du rôle de l’Institut national des statistiques (INS) dans l’élaboration des listes électorales (voir ci-dessous). Les désaccords ont déjà repoussé la remise du cahier des charges à l’opérateur technique, initialement prévue le 5 décembre 2007, au 22 février dernier. Pour éviter toute paralysie, Guillaume Soro est monté au créneau. Et a menacé, lors d’une réunion houleuse du Groupe de travail sur l’identification générale de la population, le 6 février, de recourir à l’arbitrage du facilitateur, le chef de l’État burkinabè Blaise Compaoré. Le cahier des charges, qui en était à sa seizième version, a finalement été adopté deux semaines plus tard. Mais sans avoir résolu l’équation INS, dont le rôle devrait être défini par un décret proposé par la CEI. Quand ? Nul ne le sait.
Une seule certitude : le processus qui doit mener à la présidentielle se heurte à des contraintes financières, techniques et politiques qui rendent son déroulement incertain. Rédigé par la CEI, le projet d’ordonnance « portant ajustement du code électoral pour les élections générales de sortie de crise », long de trente-trois articles, attendra donc avant d’être appliqué. Si tous réclament des élections, la Côte d’Ivoire, secouée par une crise qui dure depuis plus de cinq ans, n’a pas encore les moyens de son ambition démocratique. Et fait face à un dilemme cornélien : faut-il restaurer au plus vite la légitimité au risque de bâcler les élections et exposer le pays à une rechute ? Ou alors prolonger encore une fois le mandat du chef de l’État et des députés pour se donner le temps et les moyens d’une consultation fiable ?

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