L’aventure ambiguë

Peut-on encore parler d’une littérature noire ? Pas sûr. Forts de la reconnaissance des éditeurs, des critiques et des lecteurs occidentaux, les auteurs africains de la nouvelle génération cherchent à s’inscrire avec plus ou moins de bonheur dans la litté

Publié le 10 mars 2008 Lecture : 7 minutes.

Qui se souvient aujourd’hui de Batouala, le livre de René Maran couronné en 1921 par les jurés du prix Goncourt ? Personne, ou presque. Pourtant, ce « véritable roman nègre » (sous-titre inscrit sur la couverture) fut écrit par un Guyanais ayant passé le plus clair de son temps en France. Mais c’est en Oubangui-Chari (actuelle République centrafricaine), où son ministère l’envoie en qualité de commis de l’administration coloniale, que l’écrivain prend sa plume et organise la trame de son histoire romanesque. C’est l’époque des académismes et des empires, mais c’est aussi la première tentative de « donner » à l’Afrique une parole littéraire. La critique occidentale, déjà gênée aux entournures, qualifiera cette uvre inattendue de « roman régionaliste d’expression coloniale » avant de constater, après coup, qu’elle servit surtout à préfigurer la montée en puissance d’une négritude poétique et politique incarnée dans les années 1930 par les trois mousquetaires de la poésie noire, en l’occurrence Senghor, Césaire et Damas
Si, ensuite, la production littéraire d’Afrique noire n’a fait que croître en quantité comme en qualité (avec notamment des auteurs comme Mongo Beti, Camara Laye, puis la sortie en 1961 du roman culte de Cheikh Hamidou Kane : L’Aventure ambiguë), il faut bien constater que c’est au tournant des années 1970 – en 1968 précisément – que l’Afrique bascule dans un nouveau paradigme littéraire. Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma l’incarnent avec Le Devoir de violence pour l’un, Les Soleils des indépendances pour l’autre. Ces deux écrivains adoptent une posture littéraire où le français se fait torturer virtuellement, mais dans tous les sens du terme. Les auteurs s’autorisent en sus à sonner le glas, avec fracas, des grands espoirs de renaissance continentale. Dix ans à peine après les indépendances, la littérature annonce des lendemains qui déchantent.

Face-à-face avec le pouvoir
Depuis plus d’un demi-siècle, l’imaginaire littéraire africain s’inscrit résolument dans un face-à-face avec le pouvoir, tous les pouvoirs. Jusqu’à en vivre la schizophrénie au bout de la plume. Le remarquable Le Pleurer-Rire de Henri Lopes, ancien Premier ministre du Congo, actuel ambassadeur de son pays à Paris, est probablement l’illustration la plus aboutie de cette constante. Qu’il soit colonial, néocolonial ou tribal, le talent africain surgit sans cesse pour dénoncer, par la satire, le conte, le récit ou le roman, ce « goulag tropical » opportunément défini par le professeur Jacques Chevrier, grand spécialiste de la littérature subsaharienne (voir p. 69).
Le problème, c’est que la portée de ces uvres touche davantage les consciences du Nord que celles du Sud. Sur un continent qui ne dispose pas d’éditeurs, ou très peu, ne possède pas de réseau de distribution digne de ce nom et qui voit l’expression du français perdre en qualité faute d’un système éducatif performant, les chances de voir les populations subsahariennes s’emparer de « leur » littérature s’amenuisent de jour en jour.
Le vrai danger est là : afficher une littérature noire pour des lecteurs qui ne le sont pas. Ce qui était déjà vrai hier l’est encore plus aujourd’hui. La nouvelle génération des Alain Mabanckou, Léonora Miano, Ananda Devi sont non seulement des auteurs fraîchement couronnés (ils sont respectivement lauréats du Renaudot, du Goncourt des lycéens et du prix des Cinq Continents pour la seule année 2006), mais ils revendiquent aussi, par cette reconnaissance occidentale et légitime, d’être « écrivains » tout court. Le manifeste des quarante-quatre écrivains pour une « littérature monde » (paru le 16 mars 2007 dans Le Monde) n’est-il pas l’aboutissement naturel d’une démarche qui, somme toute, était inscrite dans l’Histoire ?
Fatou Diome est d’origine sénégalaise, mais vit à Strasbourg ; le Franco-Congolais Alain Mabanckou est enseignant aux États-Unis ; la Mauricienne Ananda Devi travaille comme traductrice à l’ONU en Suisse ; Sami Tchak, lauréat togolais du prix Kourouma au Salon du livre africain de Genève en 2007, vit à Paris ; tandis que Abdourahman Waberi, auteur djiboutien d’un succulent Aux États-Unis d’Afrique (J.-C. Lattès), enseigne l’anglais à Lisieux, en Normandie, depuis plus de quinze ans.
Peut-on parler alors d’une littérature noire ? Rien n’est moins sûr. Même si des directeurs de collections négrophiles comme Jean-Noël Schifano (« Continents noirs » chez Gallimard) ou Bernard Magnier (« Afriques » chez Actes Sud) n’ont « jamais constaté un tel afflux de manuscrits », tout porte à croire que la littérature africaine cherche à s’inscrire avec plus ou moins de bonheur dans la littérature avec un grand L. D’abord, il existe un courant littéraire africanisant structuré au sein duquel, depuis la création, il y a cinquante ans, de la maison d’édition Présence africaine (où Sartre faisait cause commune avec Senghor), des Blancs comme des Noirs, écrivains ou professeurs de lettres, nourrissent les mêmes ambitions culturelles universelles (c’est le cas aujourd’hui avec Erik Orsenna, Jean-Marie Le Clézio, Nimrod, Boniface Mongo M’Boussa, Romuald Fonkoua, Daniel Maximin, etc.).
Même si ce courant est fragilisé par la conjugaison d’une mise en scène médiatique et du poison lent de la « discrimination positive » (aides et dispositifs publics ciblés en tout genre en faveur du « développement »), il crée tout de même une émulation, un mouvement dont les bénéficiaires semblent profiter intelligemment. Ensuite, ce même courant s’inscrit dans la mouvance la plus radicale de la mondialisation et de la « diversité culturelle ». En posant clairement dans leur uvre la question de l’immigration, de la fracture Nord-Sud ou de la donne écologique ou sportive planétaire, des écrivains contemporains africains, comme Fatou Diome, cherchent à créer un imaginaire universel qui exclut désormais toute velléité d’appartenance culturelle, au sens tribal et étroit du terme. Seulement voilà, il y a une mémoire fraîche à entretenir, une école de pensée noire à célébrer, qui, de Lagos à Dallas, du Caire à Johannesburg, de Dakar à Port-au-Prince a permis aux auteurs d’aujourd’hui d’engranger le bénéfice de leurs audacieux aînés.
Sans Wole Soyinka, le Nobel anglophone nigérian, sans Toni Morrison, la Noire américaine également nobélisée, sans la montée en puissance des insulaires francophones comme Édouard Glissant, René Depestre, Patrick Chamoiseau ou Lyonel Trouillot dans l’univers de la pensée littéraire universelle au Sud, la vague contemporaine de littérature africaine n’aurait pu ni exploser ni « s’affranchir ». D’où cette retenue des écrivains, cette précaution lancinante quand il s’agit de parler de littérature africaine francophone. « On la défend, mais on sait aussi qui nous lit », disent les plus lucides. Force est de constater que, dans cette même veine des années 1970, des femmes écrivains comme Awa Thiam, Aminata Sow Fall, Véronique Tadjo ou plus récemment Calixthe Beyala et Ken Bugul ont permis que des tabous sautent. La figure du sexe fort, comme celle des « matrones », en prend pour son grade. À côté de cela, à l’image du Congolais Sony Labou Tansi ou du Sénégalais Sembène Ousmane, la littérature subsaharienne a su faire de ses écrivains des hommes de théâtre ou de cinéma, en phase avec des populations peu aguerries à la lecture. Le texte continue d’être roi, mais dans la représentation, sur scène ou à l’écran.
Tout cela démontre une constance dans la puissance de l’esprit et l’appétit des mots, mais prouve aussi une incapacité politique à favoriser l’installation d’une économie durable du processus éditorial. C’est-à-dire peser sur les politiques pour s’assurer post-mortem de futurs lecteurs africains À moins que les écrivains d’Afrique noire n’aient déjà tourné la page de leur propre histoire ?
Ainsi, la littérature africaine contemporaine traverse une zone de turbulences qui ressemble à un couloir aérien pour long-courriers. Mais pour atterrir où ? La subversion des langages (c’est-à-dire la forme), commencée sous Kourouma et déclinée aujourd’hui par des écrivains comme Florent Couao-Zotti, Koffi Kwahulé, Eugène Ebodé ou Kossi Efoui est devenue un genre. Mais, sur le fond, elle répond au malaise profond de sociétés africaines tétanisées par le grotesque et l’obscène de la vie quotidienne.

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Prise de parole
Peut-être ces écrivains sont-ils en train de fabriquer, sans le vouloir, une littérature académique qui ne dit pas son nom. Sauf à espérer que le foisonnement constaté de « plumes émergentes » (voir le numéro 158 de la revue Notre Librairie) dépasse la caractéristique bien convenue selon laquelle « l’écriture se vit véritablement comme une prise de parole dans des sociétés définitivement marquées par le poids du silence et des traditions », explique Jean-Louis Joubert, professeur de littérature spécialiste de l’océan Indien. On peut aussi déduire de ce constat que le lecteur blanc, toujours avide d’exotisme et de transgression en tout genre, trouve au Sud des esprits de génie pour porter le fer dans les entrailles d’une société dont il commence à croire que la sienne partage le même destin. À moins que ce ne soit l’inverse. Puisque l’Afrique n’a plus rien à espérer de ses élites, ses écrivains s’en retournent à l’essentiel : dire au monde, avec élégance, que la folie des hommes n’a pas de races ni de nations.

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