Grossman, Oz et les autres
Aux prises avec le réel, la littérature israélienne a su ressusciter une langue morte, l’hébreu, lue par quelque cinq millions de personnes.
« Vous, les écrivains, vous n’êtes pas des stratèges. Alors, taisez-vous ! » Cette apostrophe, Amos Oz, monument littéraire d’Israël, y a eu droit fin février de la part d’un officier supérieur pour avoir mis en garde contre une incursion armée massive à Gaza afin de riposter aux attaques de roquettes sur la ville de Sderot. Nouvel avatar de l’éternel combat entre ce que la tradition talmudique nomme saïfa et safra, « l’épée » et « le livre », incarnée dans le bras de fer récurrent entre écrivains et généraux ?
Or, en Israël, il y a beau temps que les écrivains se mêlent de ce qui les regarde au tout premier chef : l’avenir de leur pays et de leur société, les rapports avec les Palestiniens, le processus de paix languissant. Et, dans leur écrasante majorité, ils se comptent aux premiers rangs du camp de la paix. Il n’est besoin pour cela que d’évoquer la « sainte trinité » Amos Oz, A.B. Yehoshua et David Grossman, toujours les premiers à tirer la sonnette d’alarme et à militer contre l’occupation des territoires palestiniens et pour l’indépendance de la Palestine.
Pedigree sans tache
Dans ce contexte, l’appel au boycott de la Foire du livre de Turin (8-12 mai) à l’initiative d’une partie de l’extrême gauche italienne ou les mouvements d’humeur qui se font jour pour celui de Paris laissent songeur. La raison ? Le fait qu’à l’occasion du soixantième anniversaire de sa création l’État d’Israël soit l’invité d’honneur de ces deux manifestations. Or les quelque quarante écrivains israéliens qui seront présents au Salon de Paris affichent un pedigree sans tache au chapitre du conflit israélo-palestinien. Ou, alors, faut-il penser qu’il s’agit là d’une attitude d’exclusion de principe. Certes, côté israélien, tel écrivain comme Aharon Shabtaï, ou tel critique comme Benny Ziffer, responsable du supplément littéraire de Haaretz, appellent eux-mêmes au boycott Mais c’est bien mal connaître la virulence des débats internes de ce pays, la bouffissure des ego et les crêpages de chignon au sein de ses coteries culturelles pour en tirer prétexte afin de légitimer un pareil rejet. Car, habitués des tribunes, des colloques et, pour certains, des actions sur le terrain, nul doute que la plupart de ces écrivains invités ne manqueront pas de répondre à toutes les interpellations qu’on pourra leur adresser, y compris à celle de Tariq Ramadan, qui en a manifesté le désir.
Les plus candides – ou les plus tortueux – des adversaires de cette invitation auraient souhaité une invitation conjointe israélo-palestinienne Argument qui pourrait être recevable, sinon qu’en l’occurrence le critère retenu par les organisateurs du Salon est linguistique – l’hébreu comme langue de création – et qu’il n’existe presque pas d’écrivains palestiniens dans cette langue, excepté hier feu Émile Habibi, et aujourd’hui Anton Shammas, le poète Naim Araidi ou Sayed Kashua (ces deux derniers seront au Salon), tous citoyens israéliens. Pas plus que ne sont invités les écrivains en anglais, en français ou en russe (très florissants) d’Israël ou en hébreu qui n’ont pas été traduits en français. Au demeurant, les tribunes internationales où se rencontrent Palestiniens et Israéliens sont si nombreuses qu’on ne voit pas bien l’intérêt d’en ajouter une de plus. Car, paradoxe de ce conflit interminable, sinon inexpiable : jamais sans doute, dans l’histoire des conflits modernes, des antagonistes n’auront été si proches, n’auront entretenu de telles relations de dialogue. Veut-on donc se montrer plus palestinien que les Palestiniens ?
En revanche, juger et, pourquoi pas, célébrer la renaissance d’une langue qu’on disait morte, pétrifiée dans sa gangue sacrée, s’apercevoir de sa vitalité, de ses infinies nuances, voire de sa crudité pour dire le monde moderne, l’intime comme le politique, est trop belle occasion pour faire la fine bouche. De ce point de vue, l’édition française ne s’y trompe pas : ce sont plusieurs centaines de livres en hébreu qui ont été traduits en français au cours des dernières décennies. Par ailleurs, un dynamique Institut israélien de la traduction a compris l’intérêt de desserrer l’étau d’une langue parlée couramment par quelque cinq millions de locuteurs seulement, mais lue et écrite par moins de personnes encore, en subventionnant des traductions en quelque 65 langues. De l’autre côté, ce sont plusieurs milliers de titres étrangers qui ont été traduits en hébreu depuis six décennies, dont près de 2 500 du français.
Langue morte et ressuscitée
Car il s’agit d’une langue morte et ressuscitée : un bond de plusieurs siècles entre la fin de la période biblique et l’aube du XXe siècle, tel est le parcours de l’hébreu comme langue vivante. Remplacé tour à tour par l’araméen, le grec, l’arabe, les diverses langues juives (judéo-arabe, ladino, judéo-perse, yiddish, et on en passe de plus exotiques), l’hébreu n’a certes pas disparu en tant que langue de communication, de lingua franca entre communautés, à l’instar du latin entre ecclésiastiques, mais demeura longtemps lachon hakodech, langue de la sainteté plus que de la mondanité. C’est si vrai qu’aujourd’hui encore de larges cercles orthodoxes, en Israël même, refusent la désacralisation de cette langue et de s’en servir dans la vie courante.
En fait, le regain de l’hébreu comme langue littéraire « laïque » apparaît au XIXe siècle avec l’émergence de la Haskala (les « Lumières » juives) en Allemagne, puis en Europe de l’Est. Dans le long mouvement de sortie hors des ghettos physiques et intellectuels entamé au XVIIIe siècle, les journalistes, écrivains et poètes négligent, voire méprisent le yiddish (ce « jargon », selon certains d’entre eux) et, dans le droit fil des renaissances culturelles nationales, choisissent l’hébreu comme langue de création. Ils disposent à cet effet d’une langue qui a continué à vivre sous la braise à travers les siècles : celle de la Bible, du Talmud, des écrits rabbiniques, des homélies, de la liturgie et de la poésie sacrée et profane, dont l’apogée se situe dans l’Andalousie arabo-berbère, voire langue cryptée du commerce (les premières traites rédigées en hébreu par des banques juives en Europe pour garantir le secret). Si, depuis le premier roman en hébreu d’Abraham Mapou (Ahavat Sion, « L’Amour de Sion ») en 1853 jusqu’aux uvres de Shmuel Yossef Agnon, Prix Nobel de littérature de 1966, la langue demeure encore largement archaïque, truffée d’expressions et de tournures puisées dans le large corpus traditionnel, la langue contemporaine s’est renouvelée au point d’être méconnaissable, mais toujours compréhensible, à l’oreille d’un voyageur qui reviendrait du passé.
Pour cela, il convient d’évoquer la figure d’Eliezer Ben Yehuda (1858-1922), considéré à juste titre comme « le père de l’hébreu moderne » qui prôna la prononciation séfarade de cette langue, créa de nombreux néologismes, s’alimenta parfois à l’arabe, là où les mots n’existaient pas, tout comme certains antiques exégètes le firent autrefois, et bouscula les vieilles formes. Dans la continuité de sa révolution linguistique, l’hébreu du XXIe siècle s’alimente à tous les réservoirs des diasporas, à tous les argots déversés dans ce pays ou nés au fil des années et aussi, hélas, à l’anglais impérial. Elle est loin, en tout cas, la prédiction de Theodor Herzl, qui n’imaginait pas qu’on puisse, un jour, « acheter un billet de chemin de fer en hébreu » et qui préférait l’allemand pour langue du futur État juif Aujourd’hui, on vit et meurt en hébreu dans cet État.
Et l’on écrit, aime, injurie, souffre dans cette langue sans cesse jaillissante. Si le cliché de « peuple du Livre » a fait long feu, les Israéliens demeurent tout de même de gros lecteurs qui certes avalent des « pavés de plage », mais font un sort honorable aux gloires consacrées comme à de jeunes auteurs. Un best-seller dans ce pays s’évalue entre 10 000 et 50 000 exemplaires. Sans compter que la poésie souffre moins de déshérence qu’ailleurs.
En croisant au Salon du livre les Amos Oz, A.B. Yehoshua, David Grossman, Haïm Gouri, Aharon Appelfeld, Sami Michaël, Zeruya Shalev, Orly Castel-Bloom, Etgar Keret, Meir Shalev, Ron Leshem, Amir Gutfreund ou Boris Zaidman, et tant d’autres, en débattant avec eux au cours des multiples rencontres organisées, le public pourra découvrir une littérature qui prend à bras-le-corps les problèmes d’aujourd’hui. Sous le signe du tragique et non de la frivolité pétitionnaire. Dans un beau texte écrit après la mort de son fils Uri dans les dernières heures de la guerre du Liban de 2006, David Grossman constate : « Quand j’écris, je m’affranchis d’une de ses possibilités délétères, caractéristique de l’état de guerre dans lequel je vis : la capacité d’être un ennemi, purement et simplement. Je m’efforce de ne pas faire la sourde oreille aux revendications légitimes et aux souffrances de mon ennemi. Au drame et à l’imbroglio où il se débat. À ses erreurs, ses crimes ou la conscience de ce que je lui inflige. Ni, enfin, aux similitudes étonnantes que je découvre entre nous1. » Ses collègues pourraient signer ces lignes.
1. Dans la peau de Gisela. Politique et création littéraire, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Seuil, 2008.
2. Correspondant de Libération à Jérusalem, de 2002 à 2005. Traducteur de l’hébreu en français
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