Côte d’Ivoire, Congo, Tchad : les sucriers, Somdiaa en tête, repassent à l’offensive
Au sud du Sahara, où la consommation de sucre croît de 4% par an, les industriels veulent relancer la production locale pour contrer les importations.
Agroalimentaire : le défi de la transformation
Alors que les prix des produits agricoles atteignent des niveaux très élevés, le secteur agroalimentaire africain doit améliorer sa compétitivité s’il veut progresser sur le marché des importations de produits transformés.
Produit de base essentiel, ingrédient clé de l’industrie des boissons, objet de réglementations de marché plus ou moins efficaces, l’or blanc se rappelle au bon souvenir des consommateurs et dirigeants africains. Et pour cause. « Après une longue phase de prix bas, on retrouve des cours mondiaux au plus haut depuis trois ans en raison notamment d’une récolte moyenne au Brésil, pays qui domine de très loin le commerce mondial », souligne Timothée Masson, économiste et secrétaire général de l’Association mondiale des planteurs de betteraves et de canne à sucre.
À la fin du mois de juin, le prix mondial s’affichait à 0,38 dollars par kilo, soit un bond de 54 % sur un an, selon les données moyennes trimestrielles de la Banque mondiale. De quoi creuser le besoin de devises dans les pays très dépendants des importations, et, pour les pays producteurs du continent trouver une raison supplémentaire de relancer ce secteur, par ailleurs pourvoyeur d’emplois.
Souveraineté alimentaire
Les industriels qui musclent la stratégie d’indépendance sucrière ivoirienne, le président sénégalais Macky Sall qui exige une meilleure maîtrise du marché intérieur face à une Compagnie sucrière sénégalaise (CSS) fragilisée, le Gabon, la Tanzanie, ou même le Tchad qui affichent des projets d’investissements… Depuis un an, le secteur du sucre est donc l’objet de toutes les attentions. D’autant que la crise de la covid-19 a remis à la mode le thème de la souveraineté alimentaire.
La Tanzanie, avec Illovo Sugar – de loin le leader du continent avec environ 1,7 million de tonnes produites -, est le premier pays du continent à être passé à l’offensive. Basé en Afrique du sud et actif dans cinq autres pays (dont le Malawi et la Zambie), ce groupe, contrôlé par le britannique ABF, a lancé mi-mai avec l’État tanzanien, actionnaire à 25 %, un plan majeur d’expansion de sa filiale Kilombero. Le projet d’usine, maintes fois promis, semble, cette fois, bien engagé : ABF l’a confirmé à JA.
Pour la construire, le groupe doit investir 238,5 millions de dollars d’investissement pour 144 000 tonnes de capacité, et ambitionne la contractualisation de 7 000 planteurs de canne supplémentaires pour l’approvisionner. Objectif de la présidente de Tanzanie, Samia Suluhu Hassan : l’indépendance sucrière du pays (où trois autres acteurs existent) d’ici à 2025 en révisant au passage le régime d’importations.
L’OCDE estime la hausse de la consommation en Afrique sub-saharienne à près de 4 % par an
La même approche prévaut en Côte d’Ivoire où les industriels en place, Sucrivoire (Sifca) et Sucaf-CI (Somdiaa), ont conclu un contrat de plan avec le gouvernement le 1er mai. Objectif : accroître la production et s’affranchir des importations. Pour cela, dans ce pays qui produit autour de 200 000 tonnes par an, soit un taux d’autosuffisance d’environ 80 %, le gouvernement a promis de maintenir une stricte limitation des importations, et les industriels, eux, se sont engagés, à parité, à investir 230 millions d’euros en cinq ans.
Benoît Coquelet, directeur général délégué du groupe Somdiaa, de loin le principal groupe sucrier en zone francophone (près de 400 000 tonnes), s’inscrit pleinement dans ce plan gouvernemental. « Nous allons poursuivre les efforts pour moderniser nos deux usines de Ferkessédougou (dans le nord du pays), mieux mettre en valeur les terres agricoles, développer les infrastructures ou encore la production d’énergie, notamment à partir de la bagasse, car les sucreries sont gourmandes en électricité et en chaleur, indique-t-il. C’est un schéma vertueux qui doit nous permettre de continuer à produire à un prix compétitif et mieux couvrir les besoins ivoiriens », fait-il encore valoir.
Deux écoles
Car, comme la Côte d’Ivoire, le reste de l’Afrique est de plus en plus gourmand en saccharose. Et est loin d’en produire assez. Selon une estimation de l’agence S&P Global Platts Analytics, pour une demande estimée à 14,8 millions de tonnes en 2019-2020, l’Afrique sub-saharienne, aurait importé 6,5 millions. Et ce n’est pas fini. L’OCDE estime la hausse de la consommation de la zone à près de 4 % par an, soit environ 500 000 tonnes additionnelles de sucre à produire ou à importer chaque campagne.
Certains pays n’en produisent pas comme la Guinée, d’autres très peu comme le Nigeria. Malgré son « Sugar masterplan », le géant aux 190 millions d’habitants importe plus de 90 % de ses besoins, le plus souvent sous forme de sucre brut, raffiné par des groupes comme Dangote ou Bua, qui ont construit là une bonne part de leur fortune.
« Dans le monde sucrier africain, il y a deux écoles, résume l’économiste Timothée Masson : les pays qui, par choix ou nécessité, se reposent sur les importations en pariant sur les prix mondiaux bas pour approvisionner les consommateurs ; et les autres, qui conduisent une stratégie industrielle, ce qui est bien plus complexe. Notez que même des pays très libéraux comme les États-Unis conservent une politique sucrière affirmée, limitant notamment les importations », précise le spécialiste.
Permis d’importation au Sénégal
C’est le cas aussi – en principe – au Sénégal qui applique un régime de permis d’importation pour protéger sa production. Au pays de la Teranga, la CSS, un des derniers vestiges de l’empire Mimran, est le seul industriel avec son importante usine de Richard Toll.
Implantée en zone semi-aride, mais irriguée grâce au fleuve Sénégal, la CSS affiche une belle performance industrielle, enregistrant les bonnes années un rendement jusqu’à 130 tonnes de canne à l’hectare, « comparable au meilleur niveau brésiliens », appuie François-Régis Goebel, expert de la canne à sucre au Cirad qui intervient fréquemment chez les sucriers du continent.
À contre-courant du credo de libéralisation à tous crins, il ne peut y avoir de développement d’une industrie sucrière sans volonté politique forte
Las ! La situation du marché intérieur menace son modèle comme l’a montré une mini crise intérieure fin 2020. En cause, les autorisations d’importation de produits alimentaires (Dipa) délivrées par l’administration du ministère du Commerce. L’an dernier, des Dipa généreuses, et selon la CSS très au-delà des besoins de l’industrie notamment (boissons, biscuiterie…), ainsi que la contrebande ont déstabilisé le marché de détail. Provoquant le courroux de la CSS et même une manifestation de ses salariés et sous-traitants inquiets pour l’usine. Au point que le président Macky Sall a demandé en Conseil des ministres, en novembre, un contrôle plus strict de ces autorisations d’importation, y compris en les dématérialisant pour éviter les fraudes.
« Ce type de situation fait le bonheur de certains importateurs et grossistes peu scrupuleux. Il fragilise la stratégie de la CSS dans le cadre de son projet KT200, visant à atteindre 200 000 tonnes de capacité contre 150 000 tonnes aujourd’hui à l’issue du plan KT150 », commente un fin connaisseur du dossier. Le Burkina Faso, le Tchad ou le Cameroun connaissent des soucis similaires.
Le modèle Cosumar ?
« À contre-courant du credo de libéralisation à tous crins, il ne peut y avoir de développement d’une industrie sucrière sans volonté politique forte, estime Benoît Coquelet. C’est ce que nous montre l’exemple du Maroc. Son champion Cosumar (détenu à 27,4 % par le singapourien Wilmar) reste l’une des plus belles réussites du continent. » Ce groupe, qui produit la moitié de la consommation du royaume et est aussi raffineur de sucre brut importé, veille à rester compétitif industriellement.
Somdiaa, outre en Côte d’Ivoire, a aussi des projets de développements au Congo, au Gabon et même au Tchad
Mais, en contrepartie, il bénéficie d’un cadre juridique clair et appliqué sur les prix intérieurs, ainsi que du soutien sans faille de l’État quant au développement de l’amont agricole (la betterave en l’espèce) à travers le Plan Maroc vert et un effort public massif en matière d’irrigation.
Tous les États n’ont pas les mêmes motivations ni les mêmes moyens que le Maroc. Au Bénin et à Madagascar, où le groupe industriel public chinois Complant a repris des usines, parfois en simple gérance, la situation de l’industrie reste des plus fragiles.
Le verrou du foncier
Pour sa part, le groupe Somdiaa, dans les six pays où il produit selon un modèle intégrant l’amont agricole (Côte d’Ivoire, Tchad, Gabon, Cameroun, Centrafrique, Congo-Brazzaville) n’entend pas baisser les bras. « Nous sommes dans une phase de fort investissement dans ces pays, de l’ordre de 90 à 100 millions d’euros par an dans la filière. L’industrie sucrière est un métier de long terme, exigeant. Il nécessite de grosses usines fonctionnant sur une période courte et l’organisation intégrée des cultures de canne autour de sites, donc des équipements d’irrigation et une logistique lourde. Le groupe reste pleinement engagé à développer cette activité malgré les difficultés », affirme encore Benoît Coquelet.
Des difficultés, Somdiaa en connaît actuellement au Cameroun, où la conjonction de mauvaises récoltes sur des plantations non irriguées, d’une rentabilité insuffisante, et de fraudes aux importations se traduisent dans sa filiale Sosucam par un plan de 250 licenciements, très contesté. Mais Somdiaa, outre en Côte d’Ivoire, a aussi dans les cartons des projets de développements au Congo – un des rares pays exportateurs –, au Gabon ou même au Tchad, pays aux frontières pourtant très poreuses…
Le 24 décembre 2020, le groupe a signé un mémorandum d’entente avec l’État tchadien pour la construction d’un complexe sucrier d’une capacité de 173 000 tonnes. Cette usine doit s’étendre au milieu de 16 000 ha de plantations de canne à sucre qui seront irriguées grâce au fleuve Bahr Sara. Du fait du modèle agricole intégré dans de nombreux pays, le foncier reste un verrou pour l’expansion des systèmes sucriers sur le continent.
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