Chronique d’une soirée mémorable

Publié le 10 mars 2008 Lecture : 7 minutes.

Pardonnez-moi, chers amis de Jeune Afrique, mais il y a des choses que je ne réussirai jamais à faire. Par exemple, rendre compte d’une cérémonie officielle en citant ses hôtes de marque sans en omettre aucun, respecter l’ordre des entrées en scène, les préséances, les discours convenus et le rituel des remerciements, pour conclure par des congratulations lisses comme la langue de bois que l’on pratique en semblables circonstances.
À l’hôtel La Tour Hassan, le vendredi 29 février à Rabat, la réception organisée par le Groupe du 57 bis, rue d’Auteuil n’exigeait heureusement rien de tel. Elle a débordé de toutes parts le cadre institutionnel dans lequel on aurait à l’origine pu craindre qu’elle serait confinée, et le « film » de cette soirée, que je vous convie à voir – ou à revoir – avec nous, s’il ne fut certes pas un western, n’a que très peu de points communs avec une uvre de commande
Tout d’abord, la raison d’être de cette rencontre : il s’agit du premier événement réalisé dans le cadre du cinquantenaire de Jeune Afrique, un hebdomadaire né sous ce nom en 1961 mais que L’Action – créé à Tunis en 1955 par Béchir Ben Yahmed -, puis Afrique Action, cinq ans plus tard, avaient déjà porté sur les fonts baptismaux. Ne chipotons pas, à une ou deux années près : le Groupe Jeune Afrique, désormais étoffé de ses multiples avatars – hebdomadaires, mensuels ou bimestriels, en français ou en anglais -, attaque son demi-siècle dans le sillage de ce même navire amiral, plus pimpant que jamais (j’en veux pour preuve le renouvellement de ses cadres, ses nouvelles plumes, ses nouvelles « covers », sa nouvelle maquette), dont on se demande néanmoins comment le capitaine Béchir a su lui faire traverser sans dommages autant de tempêtes !
Les artisans de cette fête, ensuite : pour la plupart, ils n’avaient pas encore vu le jour quand Béchir Ben Yahmed salua sur l’une de ses premières unes le retour d’exil en novembre 1955 de Mohammed V ! À Casablanca, Nabila Berrada anime aujourd’hui avec passion – ceux qui la connaissent ne me démentiront pas – le bureau Maroc du Groupe, une tâche polymorphe qui consiste notamment à coordonner le travail des équipes venues de Paris, à proposer des dossiers spéciaux ou des partenariats, à rechercher cette fameuse « pub » qui est le nerf de toutes les guerres médiatiques. Sans oublier la création d’événements, comme pour la désormais fameuse fête du 29 février.
Afin de mettre toutes les chances de réussite de son côté, Nabila a sollicité le concours d’Aziz Bouslamti, un jeune spécialiste de la communication événementielle qui pourrait exhiber un pedigree impressionnant dans son domaine mais qui s’en garde bien, pour ne pas risquer la « surchauffe » dans son entreprise. Je l’ai rencontré au siège r’bati de Mission Conseil, la société qu’il dirige depuis près de quinze ans. Est-ce cela le Maroc qui change ? Dans cette ruche où une centaine de personnes sont employées à des titres divers, le patron est de ceux qu’on dérange le dimanche sur son portable et qui ne laissent à personne le soin de vous préparer un café. Bon, me direz-vous : que des communicants communiquent est dans l’ordre des choses, il n’y a pas de quoi fouetter un chat Sauf que, dans le cas qui nous occupe, la mobilisation de Mission Conseil au service de Jeune Afrique ne s’est évidemment pas faite pour des raisons commerciales. Jadis, on appelait cela du militantisme.
À travers les cabales, les conflits et les polémiques, il apparaît que c’est bel et bien cela l’exception Jeune Afrique, la magie Jeune Afrique. À partir, certes, de la reconnaissance éprouvée par beaucoup, sur le continent, vis-à-vis de la personne du fondateur de ce journal et du rôle qui fut le sien durant une période longue et mouvementée de leur histoire. Mais aussi comme une main fraternellement tendue à tous ceux qui ont porté un projet commun durant de nombreuses années, quelle qu’ait pu être par la suite leur trajectoire politique, sociale ou professionnelle. Voilà qui explique que des hommes et des femmes aussi différents, exerçant souvent de réels pouvoirs politiques et financiers et dont on loue, chacun à sa manière, les performances dans leurs pays, soient conduits à penser ensemble ou à observer ensemble dans les articles de J.A. et ses éditoriaux, dépassant ainsi leurs clivages habituels. Avoir de l’influence, c’est sans doute aussi cela, qui consiste à ouvrir un dialogue entre ceux que beaucoup sépare.
Enfin, le lieu : un grand hôtel hispano-mauresque du début du XXe siècle, en plein centre de Rabat, dont les étoiles, par cette belle nuit de février, étaient si nombreuses qu’elles illuminaient la piscine, en bordure d’un jardin planté de massifs fleuris et d’immenses palmiers et oliviers.
Là encore, ce choix n’avait rien de hasardeux. Le propriétaire de la chaîne de luxe Palaces et Traditions, dont La Tour Hassan constitue le fleuron, Mohamed Benamour, est actif à plus d’un titre dans le développement touristique de son pays. Il est aussi un lecteur fidèle de J.A. et c’est en tant que tel qu’il a souhaité accueillir chez lui les hôtes de « son » journal.
Ces hôtes, qui étaient-ils ? La lecture de la liste des participants, si leur nombre n’avait rendu cet exercice impossible, aurait à elle seule composé le visage singulier de Jeune Afrique et des siens. Le contraire d’un clan sculpté par une doctrine rigide, mais un faisceau de sensibilités très différentes, noué par un même souci de comprendre et d’agir.
Qu’on en juge. Les présidents de partis qui se côtoyaient ici n’auraient pas manqué de faire un beau tapage si on les avait groupés autour d’une même table au Parlement marocain ! Socialistes – avec l’ancien secrétaire d’État à la Jeunesse et toujours journaliste Mohamed El Gahs, ainsi qu’à leur tête, ou, plutôt, toujours à leur cur, Abderrahmane Youssoufi, l’ancien Premier ministre -, istiqlaliens, voire islamistes du PJD en la personne de Lahcen Daoudi, qui représentait Saad Eddine El Othmani, sans oublier le vénérable président du Mouvement populaire, Mahjoubi Aherdane, qui croisait sa joyeuse cadette Fatiha Layadi, du nouveau groupe parlementaire Tradition et Modernité.
Cette diversité ne concernait d’ailleurs pas seulement la valse des étiquettes politiques : les âges, les sexes, les pays d’origine (avec pas moins d’une vingtaine d’ambassadeurs présents, parmi lesquels ceux d’Algérie, de Tunisie, de France, du Portugal, de Belgique, d’Italie, de Russie, de Côte d’Ivoire, du Niger, du Burkina Faso, etc.), les activités professionnelles (même si les chefs des entreprises qui « font » le Maroc d’aujourd’hui formaient les plus gros bataillons), voire la nature des uvres étaient aussi concernés. Ainsi, l’écrivaine Fatima Mernissi, le peintre et lobbyiste – deux activités bien distinctes, mais conduites avec un égal talent – Mehdi Qotbi, le haut-commissaire au Plan Ahmed Lahlimi Alami, le réalisateur de télévision Reda Benjelloun, Abdelaziz Meziane Belfqih, l’homme des « missions impossibles » – et néanmoins réussies du Cabinet royal, et Noureddine Ayouch, le Séguéla marocain, ainsi que de nombreuses autres personnalités dessinaient-ils en miniature, dans toutes ses composantes, le patchwork d’excellence d’une nation dont chacun s’accorde à dire qu’elle a entrepris de se transformer de fond en comble. À l’échelle de cette soirée, on se contentera d’indiquer qu’il eût été difficile de réunir assistance plus « gratinée » !
Pour les guetteurs qui aiment à noter les cotes d’amour ou de désamour de chacun, l’arrivée de Fouad Ali El Himma fut un moment de choix. Souriante, détendue, la nouvelle star de la politique marocaine suscitait autour d’elle un véritable tourbillon humain, à l’instar d’un cyclone dont il aurait lui-même représenté l’il impavide. Si tel avait été l’instrument de mesure choisi, nul doute qu’El Himma aurait fait sauter l’applaudimètre ! Et il nous faudra attendre demain pour savoir si le test de Jeune Afrique aura, ou non, été probant
Venant après celle de François Soudan et précédant celle du ministre marocain de la Communication, Khalid Naciri, chaleureux et divertissant comme à l’accoutumée, l’allocution de Béchir Ben Yahmed fut tout sauf le compliment d’usage qu’un PDG satisfait aime à prononcer quand les hommages rendus l’invitent à regarder derrière lui. Non. « BBY » ignore les mondanités tout autant que la rhétorique. Il ne parle que lorsqu’il a quelque chose à dire, et encore le fait-il sans plaisir. C’est ce dont il a ici, une fois de plus, apporté la preuve.
Énoncée d’une voix dont la conviction ciselait chaque mot, son intervention a probablement surpris les consommateurs d’eau tiède : il y était question du Maroc, de l’Algérie, du roi Hassan II et du Sahara, un sujet qui n’est ni des plus frivoles ni des plus faciles dans un pays où les symboles jouent vite avec les nerfs. Pour faire bonne mesure, les longues périodes d’interdiction subies par Jeune Afrique au Maroc, certes rappelées avec humour, n’en ont pas moins désagréablement sifflé aux oreilles de quelques « anciens ». Mais, signe des temps, personne n’a manifesté le moindre courroux. La salle a retrouvé sa cohésion complice quand Danielle Ben Yahmed, qui a ciselé chaque facette de cette soirée, a surpris à son tour l’auditoire en se laissant visiblement submerger par une émotion très forte. « Si Béchir », à qui personne ne conteste au Maroc des positions impeccables – dès l’origine – sur la question du Sahara, avait décidément un message à transmettre aux Marocains sur la nécessité pour eux de retrouver au plus vite leurs « frères algériens » afin d’éviter de nouvelles erreurs, et rien ni personne n’aurait pu espérer l’arrêter.
Après la fête, les conversations tardèrent à s’éteindre sur la terrasse. Comme si le « pipole » dont on nous rebat les oreilles avait enfin rendu son dernier soupir et qu’on pût pour cette fois communiquer non par marionnettes interposées, mais avec des mots et avec des phrases. Ce soir du 29 février, il semblait que la chose fût possible !

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