« Tais-toi, espèce de singe ! »

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 4 minutes.

«Que feront les Irakiens quand la guerre commencera ? » Tout le monde ici répond à peu près comme le vice-Premier ministre Tarek Aziz : « Tous les Irakiens sont patriotes. » Mais l’angoisse provoquée par l’imminence du conflit est telle que d’autres questions reviennent de plus en plus fréquemment, de manière allusive parfois, mais quand même sans trop de détours : « Qu’aurait-il fallu faire pour éviter cette guerre alors que nous sommes déjà presque totalement désarmés ? » Alors commencent les interrogations, les aveux, les réticences… Tous les régimes évoluent, recherchent une plus large assise populaire, tiennent compte de ce qui se passe à l’étranger, tentent d’anticiper l’avenir… Ce sont des réflexions qu’on entend aujourd’hui à Bagdad, même, voire surtout, chez des partisans du régime. Plusieurs ajoutent : « Le jour où tous les prisonniers ont été libérés, il y a deux mois, le régime a montré qu’il pouvait changer de comportement et faire ce qu’il faut pour s’assurer l’appui de toute la population. » Mais quelques-uns avouent : « Aucune autre mesure du même ordre n’a suivi. »

Lors de la réunion de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), ce matin du mercredi 5 mars, Izzat Ibrahim el-Douri, le représentant irakien, évoque en termes véhéments la résistance que son peuple opposera, selon lui, à l’attaque américaine. Soudain, le très opulent représentant du Koweït sort de ses gonds et l’apostrophe : « Tais-toi, espèce de singe ! » Dans tout Bagdad, et jusque chez les adversaires du régime, un formidable éclat de rire retentit. Le moins qu’on puisse dire est que les monarchies du Golfe ne sont pas très populaires chez les Irakiens, toutes tendances confondues. Le sentiment général est que les États arabes, dans leur ensemble, se sont servis de l’Irak comme rempart contre la révolution iranienne, mais ne lui en ont, par la suite, témoigné aucune reconnaissance et se sont bien gardés de lui porter assistance, même quand le blocus a entraîné pour la population de terribles souffrances. En fait, ils se sont assez bien accommodés du fait que l’Irak… ne soit plus une puissance.

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En Irak comme dans tout le Proche-Orient, les voyages de noces ont généralement pour cadre, juste après la cérémonie, une chambre de grand hôtel. En ce moment, les mariés sont plus nombreux que d’habitude. Phénomène classique : aux premiers jours d’août 1914, juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, il y avait foule dans les mairies et les églises françaises. On se mariait juste avant de partir au front…
Mais on chercherait en vain d’autres signes annonciateurs de la guerre. Les policiers chargés de la circulation, peut-être les plus débonnaires du monde, ne mettent leur casque bariolé que pour les exercices. La police, dans son ensemble, est moins visible qu’à Paris, et les soldats en faction manipulent leurs fusils avec tant de désinvolture qu’on en vient presque à se demander s’ils sauront, le moment venu, s’en servir de manière plus virile. Quand ils sont en groupe, c’est généralement qu’ils attendent l’autobus. En fait, ce qui est le plus visible ici, c’est la misère. Pauvreté des vêtements, austérité involontaire des magasins… Après douze ans de blocus, les restaurants sont presque vides, en dehors des trois ou quatre que fréquentent les journalistes et les « délégations de soutien ».

Les vieux Bagdadis le répètent sur tous les tons : leur ville n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était avant 1990. Jadis, en soirée, les avenues s’emplissaient d’une foule brillante, où les filles sans voile ni chapeau étaient plus nombreuses que partout ailleurs au Moyen-Orient. Les voitures n’étaient pas seulement plus nombreuses, elles étaient neuves. La laïcité, même si le principe n’en était pas toujours respecté, était bien davantage qu’un slogan officiel. Cette société-là peut-elle revivre ? Pour apaiser les traditionalistes, on a laissé se développer une sorte d’islamisation rampante, où l’intégrisme a sa part. C’est la tendance la plus profonde de la société irakienne d’aujourd’hui, surtout dans la communauté chiite, comme en témoigne le port presque général du voile dans certains quartiers de Bagdad. Est-ce là l’avenir de cette nation immensément fatiguée par des années de blocus et de plus en plus repliée sur elle-même ? Beaucoup d’Irakiens s’inquiètent : les structures les mieux établies de la société résisteront-elles à la guerre ? Cette guerre que tout le monde attend, mais dont on ne sait ce qu’il faut attendre…

Qu’est-ce qui peut encore sauver l’Irak de la guerre ? Partout, dans les allées du pouvoir comme chez les chauffeurs de taxi, les serveurs de restaurant, les libraires ou les étudiants, un nom revient constamment : la France. On se réjouit que le pays de Jacques Chirac ait obtenu que la priorité soit donnée aux inspections de l’ONU, qu’il soit parvenu jusqu’ici à retarder la guerre, balayant les prétendues « preuves » brandies par Colin Powell et résistant à toutes les pressions américaines… Mais on ne tient à peu près aucun compte des précautions de langage, très tactiques, dont la diplomatie française fait volontiers usage : « Il faut que l’Irak coopère davantage, qu’il en fasse plus, qu’il en dise plus… » Il est vrai que les inspecteurs onusiens n’ont jamais eu à se plaindre d’aucune obstruction. Seule compte l’image de la France dressée contre les États-Unis. L’Allemagne ? Elle ne dispose pas du droit de veto, et son réseau de relations internationales ne saurait se comparer à celui de la France. La Russie ? Sans la France, elle aurait sans doute cédé aux pressions financières de l’Amérique. Quant à la Chine, elle aurait selon toute apparence négocié avec celle-ci sa neutralité. Dans les sentiments que les Irakiens éprouvent actuellement envers la France, il y a quelque chose qui ressemble à l’admiration qu’éprouvent les désespérés pour ceux qui tentent jusqu’au bout de les sauver. Désespérément.

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