Qui est derriere les escadrons de la mort ?
Les témoignages se multiplient sur les exactions et les atteintes aux droits de l’homme commises aussi bien du côté des rebelles qu’à l’ombre du pouvoir. Pressé pour sa part de faire la lumière sur les activités des forces paramilitaires qui sèment la ter
Laurent Gbagbo s’est toujours promis de ne jamais poursuivre un journal, de laisser ceux de ses compatriotes journalistes travailler « en paix », y compris – et certains de ses amis n’ont cessé de le lui reprocher – quand leurs propos ou leurs écrits n’avaient rien à envier à Radio Mille Collines. Le voici, aujourd’hui, hors de ses gonds après plusieurs semaines d’accusations continues et persistantes sur ses liens supposés ou réels (et ceux de son épouse Simone) avec les escadrons de la mort. Le 1er mars à Abidjan, le chef de l’État ivoirien s’est donc résolu à mettre de côté sa promesse. Il a nié toute implication personnelle dans les crimes de forces militaires ou paramilitaires, décidé de porter plainte contre deux quotidiens français coupables à ses yeux d’avoir associé, à travers leurs articles, son nom et celui de sa femme à de telles pratiques. Et annoncé qu’il allait demander au Conseil de sécurité de l’ONU de saisir la Cour pénale internationale pour que soit constituée une commission d’enquête sur les violations des droits de l’homme dans le pays. Pas des « touristes », mais de « vrais enquêteurs » dont il se dit prêt à favoriser le déplacement.
La sortie présidentielle s’est voulue celle d’un homme blessé dans ses principes et ses convictions. « La Côte d’Ivoire, s’est-il révolté, n’est pas gouvernée par un assassin. Je n’ai jamais tué quelqu’un. Ma femme n’a jamais tué quelqu’un. » Et Gbagbo de préciser que les assassinats perpétrés ne bénéficient en rien à son régime puisqu’ils visent des gens « marginaux politiquement ». « Notre silence est rompu ! Nous allons mener la bataille pour que les méchants et les incapables et les incompétents et les meurtriers et les menteurs soient arrêtés. »
À la bonne heure. Parce que la liste est déjà longue, du général Robert Gueï (ainsi qu’une partie de sa famille et de ses proches) tué dès le 19 septembre, aux premières heures de la crise, au comédien Camara Yéréféré, alias Camara H, membre dirigeant du Rassemblement des républicains (RDR, d’Alassane Ouattara) retrouvé mort le 1er février, en passant par le ministre d’État chargé de l’Intérieur et de la Décentralisation Émile Boga Doudou. Sans oublier Benoît Dacoury-Tabley, le frère cadet de Louis, un des chefs de file du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI, branche politique de la rébellion), également abattu, le 6 novembre. Sans oublier les citoyens moins connus, éliminés pour la plupart, selon des témoins, par des hommes en uniforme, à l’heure où Abidjan est sous couvre-feu.
« Qui tue ? Qui a intérêt à tuer des gens suffisamment marginaux pour ne pas déranger l’équilibre politique, mais dont on peut se servir pour faire de la mauvaise publicité contre le régime ? » s’interroge le numéro un ivoirien. Il n’est pas le seul. Mais nul n’a encore trouvé de réponse étayée. En attendant de voir les responsabilités clairement établies, le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH) tient, jour après jour depuis le 19 septembre et sur la base de témoignages des familles, une macabre comptabilité des victimes et des circonstances de leur mort. Amnesty International, qui a déjà mené une mission d’enquête en zone sous contrôle loyaliste en octobre 2002, en a dépêché une autre le 3 mars à Abidjan, moins d’une semaine après la publication de son rapport sur la situation des droits humains dans les régions détenues par le MPCI. Début février, c’est le rapport d’une « mission d’établissement des faits » de l’ONU, effectuée entre le 23 et le 29 décembre dans la partie gouvernementale du pays, qui stigmatise les crimes ciblés et n’exclut pas une implication du pouvoir en place. Une autre équipe de l’ONU est attendue pour, cette fois, une enquête autrement plus fouillée que la première. Alors que le président français Jacques Chirac ne s’est pas embarrassé de formules diplomatiques pour évoquer ouvertement devant ses pairs réunis les 20 et 21 février au Sommet France-Afrique l’existence d’escadrons de la mort à Abidjan.
De l’Afrique du Sud de l’apartheid à la Colombie des narcodollars, en passant par le Burundi des affrontements interethniques, les escadrons de la mort traînent suffisamment d’horreurs pour que le chef de l’État français ne puisse les mentionner à la légère et menacer ceux qui sont derrière de la Cour pénale internationale. De fait, depuis le début de la crise, les assassinats, les exactions contre les libertés fondamentales et le droit humanitaire dont se sont rendues coupables les « forces de l’ordre » semblent indiquer que certains corps militaires ont échappé en partie au contrôle de l’État pour former une sorte de nébuleuse aux ramifications multiples. À en croire certaines indiscrétions, les annexes (non encore rendus publiques) de l’enquête onusienne « d’établissement des faits » citent des noms dont celui du capitaine de gendarmerie Anselme Séka Yapo, aide de camp de Simone Gbagbo (élève formé à l’École des forces armées de Bouaké et ancien stagiaire à Melun, en France) et celui de Patrice Bahi, un adepte des arts martiaux, appartenant à la garde civile du chef de l’État.
Le premier, qui s’en est d’ailleurs défendu il y a quelques semaines dans la presse locale – après avoir rappelé le rôle qu’il a joué dans la bataille de la nuit du 18 au 19 septembre pour la défense d’Abidjan face aux insurgés -, est soupçonné de diriger l’aile militaire des escadrons, le second d’être à la tête de la branche civile. À ces deux « structures » s’en ajoute une troisième composée d’éléments de la Brigade antiémeutes (BAE), un corps de la police nationale créé en 1998 par l’ancien président Henri Konan Bédié, développé et équipé par le défunt ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation Émile Boga Doudou. Certains des membres de cette unité sont rattachés à la présidence de la République, au grand dam d’organisations comme le MIDH qui regrettent qu’un tel groupe à la composition et aux attributions floues soit logé au palais. Ce sont, entre autres, des éléments de cette BAE qui ont été mis en cause dans la mort de quelque soixante-dix personnes, de confession musulmane pour la plupart, au moment et au lendemain de la reprise, le 14 octobre 2002, de la ville de Daloa (au centre-ouest du pays) par les troupes gouvernementales.
Les assassinats ciblés des personnalités politiques et/ou des membres de leurs familles sont en revanche imputés à celui que le Tout-Abidjan appelle familièrement Séka-Séka et à Patrice Bahi, alias « Maître » parce que titulaire d’une ceinture troisième dan de karaté. De nombreux témoignages relayés par les associations de défense des droits de l’homme et par la presse désignent Séka-Séka et ses compagnons comme les auteurs du meurtre, le 19 septembre, du général Robert Gueï, de sept membres de sa famille et de sa garde rapprochée, dont le capitaine Fabien. Ils sont également mis à l’index dans la liquidation du docteur Benoît Dacoury-Tabley, de deux membres de la famille du secrétaire général adjoint du RDR Amadou Gon Coulibaly, et du lieutenant Dosso, aide de camp de Ouattara. Et, selon l’épouse de celui-ci, Dominique, c’est un char (portant le nom de la rivière Comoé), avec à son bord des subordonnés de Séka-Séka, qui, ce même 19 septembre, est venu défoncer, à 14 h 45, la grille d’entrée de la villa des Ouattara, dans le quartier abidjanais de Cocody. Le couple ne doit la vie qu’à l’hospitalité de l’ambassadeur d’Allemagne à Abidjan dont la résidence est mitoyenne de la sienne.
Patrice Bahi, lui, est celui qui a arrêté, le 4 décembre 2000, le porte-parole du RDR, Ali Coulibaly, avant de le déposer au camp de gendarmerie d’Agban. L’infortuné, aujourd’hui à Paris pour raisons de sécurité comme nombre d’autres dirigeants « républicains », se souvient. « Il m’a livré à une équipe de tortionnaires », affirme-t-il. Depuis, Bahi fait régulièrement parler de lui. D’autant qu’au lendemain de la tentative du putsch de janvier 2001, « Maître » et ses hommes sont intégrés dans le corps du Groupement de sécurité de la présidence de la République (GSPR). Et jouissent d’un statut aux contours plutôt mal définis, n’ayant pas officiellement la qualité de fonctionnaire et n’appartenant pas à ce qu’on appelle dans le pays « les corps habillés » pour désigner tout ceux qui portent un uniforme. Ce qui ne les empêche pas d’arborer treillis et autres vêtements militaires pour, la nuit venue, parcourir (malgré le couvre-feu de rigueur depuis le début du conflit) les artères d’Abidjan, à bord de 4×4 Cherokee, de BMW… aux vitres sombres et aux plaques d’immatriculation aveugles.
« Ils ont pignon sur rue »
Bien des Abidjanais s’indignent de la façon dont ce « super-shérif » et ses acolytes « veillent » sur le sommeil de la capitale économique du pays. À l’instar de ce haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur : « Ce qui est inquiétant avec ces hommes, c’est qu’ils inspirent partout la crainte, y compris parmi les autorités de la police, de l’armée et de la gendarmerie. Personne ne veut se mêler de leurs activités parce qu’ils ne font pas partie des corps habillés et, surtout, parce qu’ils relèvent directement de la présidence. » Ils ont pignon sur rue et mettent au point leurs rondes nocturnes dans une villa des Deux-Plateaux qui leur sert de quartier général. Un des agents de patrouille qui a l’habitude de les croiser dans Abidjan sous couvre-feu les décrit ainsi, mi-craintif, mi-admiratif : « Ils sont de loin, soupire-t-il, mieux équipés que les autres forces de sécurité. Ils disposent de 4×4 double cabine, de Uzi, de AA 52, autant d’armes d’assaut plus performantes que les kalachnikovs et autres pistolets de marque Beretta… »
Qu’ils soient militaires, paramilitaires ou civils, les escadrons de la mort opèrent presque toujours de la même manière, selon la plupart des témoignages recueillis notamment par la mission onusienne « d’établissement des faits ». Des hommes en uniforme se présentent au domicile de leur « cible », lui intiment l’ordre de les suivre, l’embarquent pour « interrogation » dans leurs locaux et la sortent de la ville pour l’abattre, avant de jeter son corps dans une rue de la ville. Un ancien haut fonctionnaire qui a échappé à ce sinistre scénario raconte : « À travers le judas de ma porte, je les ai aperçus. Ils portaient des cagoules noires et brandissaient des armes. Ils m’ont demandé d’ouvrir au nom de la DST, la Direction de la sécurité du territoire, en prenant garde de ne pas alerter le voisinage et sans cesser de jeter des regards furtifs alentour. » La suite est connue si la « cible » a le malheur de les suivre…
Plus que le couvre-feu lui-même, c’est cette logique de la liquidation physique décrite comme ciblée et quasi mécanique qui entretient la peur à Abidjan, alerte la communauté internationale et sort le président Gbagbo de son silence. Parce que les dénégations de son ministre de la Justice Désiré Tagro, dénonçant « une campagne médiatique savamment orchestrée » et rappelant « le conditionnel employé dans le rapport de l’ONU qui n’est pas un rapport d’enquête », n’y ont rien fait. Pas plus que l’intervention, non moins outrée, de sa collègue déléguée aux Droits de l’homme, Victorine Wodié, qui a rendu public, le 17 février, un document. Celui-ci, intitulé « Rapport des Nations unies sur la situation des droits de l’homme en Côte d’Ivoire : observations du gouvernement ivoirien », réfute au mot près certaines des accusations onusiennes. Lesquelles jettent le trouble et font craindre que la Côte d’Ivoire ne devienne le Liberia, la Sierra Leone ou l’Angola d’il n’y a pas longtemps. Le tout à cause des agissements présumés fautifs de gens réputés sinon proches de Gbagbo, du moins de son régime.
Plaidoyer pédagogique
La crainte est devenue assez prégnante pour que le chef de l’État en personne décide donc de monter au créneau, et de montrer qu’il vaut mieux que l’image qu’on « cherche à donner » de lui et de son pays. Plaidoyer pédagogique, tantôt enjoué, tantôt grave, où Gbagbo indique que quarante-huit personnes – mais il ne précise pas qu’elles sont liées aux escadrons de la mort – sont aujourd’hui entendues par les services compétents, que des pistes existent ainsi que de nombreux autres éléments dont une cassette enregistrée fournie par les Renseignements généraux qu’il entend remettre à de « vrais » enquêteurs de l’ONU qu’il a « hâte d’accueillir » ou, le cas échéant, pensent certains, verser à un éventuel dossier pour la Cour pénale internationale. En attendant, « je fais ce que je peux pour assurer la sécurité de tous », dit le président Gbagbo. À commencer par les « prochaines cibles » supposées des escadrons de la mort qu’il fait « surveiller à leur insu », avant d’admettre que les forces de sécurité et de défense sont désorganisées du fait du conflit. Comme dans toute guerre civile dont c’est le propre de favoriser un climat d’insécurité, terreau de toutes les dérives, de tous les escadrons de la mort.
À l’arrivée, avec ce français truculent dont Treichville semble détenir la marque de fabrique, ce commentaire désabusé de la sortie présidentielle : « Quand les enfants gâtent, les grands arrangent. » Le président Laurent Gbagbo serait-il en train d’« arranger » ?
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