Pétrole : le partage du butin

Comment les compagnies appelées à travailler en Irak après le renversement de Saddam Hussein seront-elles choisies ? Et par qui ?

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Politiquement très divisées, aux Nations unies, sur l’éventualité d’une guerre contre l’Irak, les grandes puissances vont être confrontées, au lendemain du conflit, à des problèmes encore plus graves : économiques et financiers, ceux-là.
Les champs pétrolifères irakiens, qui recèlent 11 % des réserves mondiales, constituent un enjeu de première importance. Après le renversement du régime de Saddam Hussein, les États-Unis sont visiblement déterminés à augmenter la production irakienne dans des proportions très importantes, sans doute jusqu’à 8 millions de barils/jour. L’objectif est, à l’évidence, de briser le pouvoir de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), d’abaisser le prix du pétrole et de diminuer la dépendance américaine à l’égard de l’Arabie saoudite, perçue comme dangereusement instable du fait de ses liens supposés avec el-Qaïda. Reste à déterminer quels pays et quelles compagnies seront invitées à se partager le pactole. Et qui en décidera.
S’il faut en croire le département d’État américain, « ce serait une erreur de penser que, après Saddam, les États-Unis orchestreront le marché irakien du pétrole ». Colin Powell a même tenu à ajouter que le pétrole « sera géré en confiance avec le peuple irakien et au bénéfice de celui-ci. C’est là, pour la puissance occupante, une obligation légale. » Mais ledit peuple irakien, y compris les chefs de l’opposition, reste sceptique, tant ces bonnes paroles ont un air de déjà-entendu.
Lors de la création de l’Irak, en 1920, les puissances alliées affirmèrent en effet que le « mandat » britannique serait exercé dans l’intérêt du peuple irakien ; mais quand, quelques années plus tard, le pétrole commença de couler, sa production fut contrôlée par les compagnies britanniques, françaises et américaines. Et la colère suscitée par cette exploitation nourrit le courant nationaliste.
Certains économistes et responsables politiques américains et arabes proposent aujourd’hui de reprivatiser le pétrole irakien, non seulement en accordant des licences à des compagnies étrangères afin qu’elles exploitent de nouveaux gisements, mais en vendant les actions de l’Iraqi National Oil Company aux citoyens de ce pays. « Permettez au peuple irakien de reprendre possession de son pétrole », demandent, par exemple, les Prs Mohamed Akacem et Dennis Miller, dans un intéressant article sur la privatisation. Fadhil Chalabi, un expert londonien qui travailla, un moment, au ministère irakien du Pétrole, défend la même idée, mais sans illusion : il sait fort bien qu’il « sera difficile de la vendre politiquement », car, « touchant leur pétrole, les Irakiens sont très nationalistes ».
Dans le même temps, les grandes compagnies internationales suivent avec anxiété l’évolution des cours. Au cours des dernières années, plusieurs d’entre elles ont décroché des contrats en vue de l’exploitation des réserves irakiennes, attendant, en vain jusqu’ici, la levée des sanctions qui la paralyse. La compagnie russe Lukoil et la China National Petroleum Corporation se sont d’ores et déjà assuré des licences, et la compagnie française TotalFinaElf, utilisant au mieux la traditionnelle amitié entre Paris et Bagdad, négocie activement en ce sens. Le problème est qu’en cas de victoire américaine elles se trouveront inévitablement compromises par leur collaboration avec un régime discrédité. Les chefs de l’opposition ont d’ailleurs clairement indiqué qu’ils n’honoreront pas les accords conclus avec le dictateur.
De son côté, la puissante British Petroleum entrevoit d’énormes possibilités dans l’Irak d’après-guerre, ne serait-ce que parce qu’elle fut la première à exploiter les champs pétrolifères de ce pays, dans les années vingt. Pourtant, elle redoute d’être marginalisée par les compagnies américaines (elle qui, américaine, ne l’est qu’à demi), ce qui a conduit lord Browne, son président exécutif, à prendre les devants : « Si l’Irak change de régime, a-t-il déclaré, les compagnies appelées à y travailler devraient être sélectionnées sur un pied d’égalité. »
Les Américains ont suggéré que des faveurs soient accordées aux compagnies dont les pays les auront soutenus aux Nations unies et assistés durant la guerre. James Woolsey, ex-directeur de la CIA, l’a fort bien expliqué : « Il faut faire comprendre aux Français et aux Russes que s’ils favorisent l’avènement en Irak d’un gouvernement décent, nous ferons de notre mieux pour que ce nouveau gouvernement et les compagnies américaines travaillent en étroite association avec eux. »
De nombreux diplomates soupçonnent que, dans la partie de bras de fer engagée à l’ONU, les États-Unis promettent secrètement aux pays amis de leur accorder un traitement préférentiel dans l’octroi ultérieur des contrats. Mais il y a un hic : si, comme le souhaite Washington, des élections libres ont lieu en Irak, tout futur gouvernement démocratique qui se respecte regardera avec suspicion des contrats octroyés par une puissance occupante ; et le peuple irakien se mobilisera une fois de plus contre l’exploitation de son pétrole par des étrangers.
Les Russes sont dans une position particulièrement inconfortable. Ils ont négocié avec le régime de Saddam de juteux contrats d’exploitation susceptibles de leur rapporter annuellement quelque 600 millions de dollars (après la levée des sanctions), mais ils seront nécessairement mal vus d’un gouvernement formé par les ennemis de Saddam. Quelles que soient les promesses que les États-Unis sont amenés à leur faire aujourd’hui, rien ne prouve que leurs intérêts à long terme puissent être préservés.
Par ailleurs, Washington a clairement indiqué qu’un de ses objectifs est de faire baisser les cours du brut. Or, si une soudaine diminution du prix de l’essence réjouirait évidemment les automobilistes américains, dont l’influence est capitale sur la politique énergétique de Washington, elle serait désastreuse pour la plupart des grandes compagnies et pour les pays producteurs. Ce serait particulièrement ruineux pour l’économie russe, qui dépend lourdement de ses exportations de pétrole. « La dernière période de bas prix, entre janvier et août 1998, a plongé l’économie de notre pays dans le marasme », rappelle Boris Nemstov, le chef du Parti libéral.
En fait, ce problème est, à long terme, plus grave que celui du partage des profits pétroliers en Irak. Comment imaginer que les intérêts des consommateurs américains puissent prévaloir sur les intérêts de la Russie et des autres pays producteurs ?

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