Nabil Ayouch fait fort avec son « Haut et Fort » à Cannes

Le plus populaire des réalisateurs marocains revient avec une fiction aux airs de documentaire qui fait la promotion du rap à Casablanca dans le quartier défavorisé de Sidi Moumen.

« Haut et fort », le docu-fiction de Nabil Ayouch © AD VITAM

« Haut et fort », le docu-fiction de Nabil Ayouch © AD VITAM

Renaud de Rochebrune

Publié le 17 juillet 2021 Lecture : 7 minutes.

C’est la troisième fois que Nabil Ayouch est présent au Festival de Cannes à travers l’un de ses films. Il a présenté en 2012 Les Chevaux de Dieu (sélection Un certain regard) et en 2015 Much Loved (Quinzaine des réalisateurs). Mais c’est la première fois qu’il est sélectionné en compétition et qu’il peut donc concourir pour la palme d’or. Mieux : grâce à lui, c’est aussi la première fois que le Maroc est présent sur le tapis rouge et peut guigner la récompense suprême. Et cette année, celle-ci est décernée par un jury dirigé par Spike Lee. Une double première dont Nabil Ayouch est fier et qui lui procure de la satisfaction. Le rencontrer au lendemain d’une projection officielle très applaudie a permis de le vérifier.

Que Haut et Fort, le huitième long métrage de l’auteur, ait retenu l’attention de Cannes n’est a priori pas surprenant. Nabil Ayouch est aujourd’hui un cinéaste reconnu, le plus prestigieux de son pays. Ce film, en particulier, ne paraissait pourtant pas prédestiné à connaître un tel sort prestigieux. Annoncé comme une fiction, le film semble en effet très proche d’un documentaire. Loin d’une histoire centrée sur des personnages imaginaires, le film propose une expérience sociale et artistique en suivant des jeunes de la rue et leur professeur afin de promouvoir le rap à Casablanca dans le quartier défavorisé de Sidi Moumen – longtemps considéré comme le principal bidonville de la banlieue de la capitale économique du Maroc.

Très largement inspirée de faits réels, certes, cette histoire est une vraie fiction

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Une histoire assez simple, racontée en multipliant les moments musicaux, de morceau de rap en morceau de rap, sans trop s’attarder sur le contexte. Pas de quoi faire voltiger les paillettes sur les marches du Palais des festivals, pourrait-on dire ? Nabil Ayouch n’est pas d’accord quand on l’interroge : « Très largement inspirée de faits réels, certes, cette histoire est une vraie fiction » et les acteurs, presque tous impliqués dans ces faits réels, « ne jouent pas toujours leur propre rôle ». Ils doivent leur présence à l’écran que « à leur capacité à incarner les personnages ». Le long métrage n’a rien à envier à ses concurrents dans la compétition.

Il est vrai, et cela peut suffire à expliquer cette sélection en compétition à Cannes, que le propos du film est original – ne serait-ce que du fait que le rap est peu représenté sur le grand écran, à l’exception de quelques biopics américains. Et le thème fort, comme l’indique à raison le titre du long métrage. Car la création et l’histoire de Positive School  (l’École positive) en fait un cours de rap et, à un moindre degré, de danse urbaine et de graff. L’aventure de ce centre culturel, installé au beau milieu de Sidi Moumen, ne se déroule pas comme un long oued tranquille.

Anas, en professeur de rap

L’ex-vedette marocaine du rap, Anas, chargé de cet enseignement particulier en un tel lieu, s’emploie à libérer la parole d’un groupe de jeunes adolescents. Ces garçons et ces filles brûlent de scander en vers leur désarroi de leurs vies entravées par la pauvreté, la tutelle autoritaire de la famille, le poids des traditions et la rigidité de règles – ou de soi-disant règles – religieuses. Face à aux élèves et leur professeur, des parents ou des grands frères sont décidés à ruiner leurs efforts, à faire annuler le concert devant montrer le fruit de leur travail. Ils interviennent surtout quand ils entendent défendre la vertu des filles face à cette entreprise qu’ils proclament impie et politiquement dangereuse. Mais ils n’auront pas le dernier mot ! Quand Anas repartira, comme un héros de western qui met fin à sa « mission », il recevra une belle récompense : tous ces jeunes, qui ont appris avec lui à verbaliser et chanter ce qui les atteint dans leur quotidien et les touche intimement, lui promettront de poursuivre le parcours entamé.

Le propos n’est donc pas aussi limité qu’il n’y paraît. Anas rappelle aux jeunes qui veulent participer à son « école positive » lors de son arrivée à Sidi Moumen que le rap est une pratique artistique née aux États-Unis pour faire entendre le désir des Afro-Américains – victimes du racisme –de cesser d’être ostracisés. Et d’obtenir ainsi une véritable égalité des droits leur permettant de s’inventer un avenir. À Sidi Moumen, le combat prend évidemment d’autres formes, mais est-il si différent ? Voilà pour le fond.

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Le West Side Story marocain

Et pour la forme ? Haut et fort, malgré un sujet peu frivole, capte le spectateur – on ne voit pas défiler les cent minutes que dure le long métrage – comme pourrait le faire une comédie musicale entraînante. Toutes proportions gardées, on regarde une sorte de West Side Story à la marocaine où l’affrontement à New York sur fond de chants et de danses entre les deux gangs des Sharks (les Portoricains) et des Jets (blancs d’origine européenne) est remplacé par un face à face guère moins radical entre un groupe de jeunes de Sidi Moumen et ceux qui refusent leur volonté de s’émanciper qui passe par le rap. Une scène de rue – où l’on voit ces jeunes dansant et chantant, narguant leurs adversaires religieux très déterminés –rappelle d’ailleurs une séquence culte du long métrage de Robert Wise. Elle illustre la réalité d’une jeunesse qui lutte pour réussir à s’exprimer, une revendication qui est évidemment universelle et pas seulement marocaine, culturelle et intime.

Le centre culturel a été créé il y a plus d’une dizaine d’années par le cinéaste et son ami l’écrivain Mahi Binebine

Le Sidi Moumen Story de Nabil Ayouch, on l’a compris, est une histoire vraie pour l’essentiel. Le centre culturel, dont il est question dans le film, a été créé il y a plus d’une dizaine d’années par le cinéaste et son ami l’écrivain Mahi Binebine, auteur du livre Les Étoiles de Sidi Moumen, dont Ayouch s’est inspiré pour réaliser Les Chevaux de Dieu. Quant au charismatique Anas, il a réellement animé, à partir de 2015, cette école positive. L’impression de voir une sorte de fiction documentaire est donc fondée. Mais peut-être plus encore car le cinéaste revendique une veine autobiographique pour son film.

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L’idée de tourner un film pour évoquer cette intrusion du rap dans un quartier de Casablanca – où les familles ne sont pas forcément enthousiastes pour accueillir les courants les plus innovants de la culture urbaine –vient en effet de loin pour Nabil Ayouch. On le sait trop peu, mais le réalisateur marocain, que beaucoup croient d’ascendance bourgeoise a vécu son enfance dans une banlieue parisienne parfois « chaude ». À Sarcelles (Val-d’Oise) où, partagé entre son identité marocaine et française avant de privilégier plus tard la première, il a connu un univers communautariste quelquefois violent qui pouvait rappeler – « mêmes maux, mêmes effets » – celui qu’il découvrira plus tard à Sidi Moumen.

Son parcours, en particulier sa fibre artistique et sa découverte du cinéma doivent beaucoup au centre culturel, la MJC locale de Sarcelles

Il tient à souligner que son parcours, en particulier sa fibre artistique et sa découverte du cinéma, doit beaucoup au centre culturel, la MJC locale de Sarcelles, qu’il fréquenta assidument. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été sensible à l’arrivée du hip-hop comme un mouvement émancipateur aux États-Unis, en Europe, mais aussi dans le monde arabe. Cela explique qu’il tient à ce que la jeunesse marocaine tire bénéfice de ce qu’il peut leur apporter.

Un réalisateur engagé

Nabil Ayouch est l’auteur de films qui ont suscité de vives polémiques au Maroc. Certains n’ont pas apprécié qu’il évoque, en 2012, dans Les Chevaux de Dieu, la genèse des attentats terroristes de 2003 qui ont fait des dizaines de morts et dont les auteurs étaient pour moitié des jeunes du bidonville de Sidi Moumen endoctrinés par des islamistes radicaux, et préférant se faire exploser plutôt que d’affronter un avenir peu engageant. Cela n’a eu finalement guère de conséquences. Mais il n’en a pas été de même trois ans plus tard quand il a abordé le sujet de la prostitution de luxe à Marrakech dans Much Loved. Le film a été interdit de projection par les autorités pour « outrage à la morale, portant préjudice au Maroc », et son auteur a été menacé de mort.

Quant à son actrice principale, Loubna Abidar, elle a été obligée, un temps, de s’exiler pour échapper à un dangereux harcèlement couplé à des risques pour son intégrité physique. Qu’en sera-t-il cette fois ? Certes, Haut et fort propose des morceaux de rap de jeunes révoltés par leurs conditions de vie. Et il dénonce sans détour l’instrumentalisation de l’islam pour brider les espoirs de la jeunesse au nom d’une morale douteuse.

On veut surtout de « la thune »

Mais il semble peu probable que les polémiques enflent. Car ce récit se veut moins une critique frontale du royaume ou un discours politique véritablement subversif – on veut surtout de « la thune », comme le dit à satiété l’un des morceaux du film, applaudi par tous les jeunes ! – qu’un message d’espoir poussant à agir positivement face à un présent difficile.

C’est également, rien d’étonnant quand on connaît la filmographie de Nabil Ayouch, un hymne à la liberté, chanté, dansé, et rythmé : Casablanca beats, dit fort justement le sous-titre du film. Spike Lee, grand amateur de rap, y sera-t-il sensible ?

Haut et fort, prévu en salles le 10 novembre 2021, en France et au Maroc.

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