Émotion garantie

Tout est fait pour séduire les Africains-Américains, invités à découvrir la terre de leurs ancêtres, les esclaves…

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Cape Coast, 150 km à l’ouest d’Accra. Le soleil chauffe le sol pavé du fort. En bas de la falaise, on entend le ressac de l’océan Atlantique, les cris des pêcheurs qui mettent leurs barques à l’eau et les rires des enfants qui se baignent. Dans la cour, imposante, des touristes écoutent religieusement leur jeune guide raconter les atrocités dont ces vieilles pierres ont été les témoins. Histoires troublées que celles de Cape Coast, d’Elmina, et de tous ces châteaux bâtis sur les côtes du golfe de Guinée par les colonisateurs européens et dont le Ghana a conservé les plus beaux joyaux.
Construit au début du XVIIe siècle par les Suédois pour protéger le comptoir de commerce, le fort de Cape Coast a vite été détourné de sa destination première. Dès la fin du XVIIe siècle, il commence à accueillir les prisonniers des guerres de colonisation ou des conflits claniques qui seront revendus comme main-d’oeuvre bon marché. En 1756, l’architecte anglais Jutsy Watson agrandit le château et dessine les plans de ce qui deviendra une véritable « usine à esclaves ». Tout y est pensé presque scientifiquement. Sous les bâtiments qui abritent les gouverneurs anglais, on creuse des souterrains, on aménage des « donjons » sans fenêtre ni aération. Parfois « ramassés » très loin de là, les hommes y sont entassés par centaines, pendant des mois, avant d’être embarqués pour les Amériques. À sa « grande époque », Cape Coast pouvait en contenir jusqu’à mille cinq cents. La couronne britannique abolira l’esclavage en 1807, mais le fort ne sera abandonné que quinze ans plus tard, en 1822.
Quand, dans la chaleur étouffante d’un de ces donjons, le guide éteint la faible lumière installée pour les visites, on essaie d’imaginer ce que ces hommes ont pu ressentir en entendant leur voisin mourir d’asphyxie, le corps asséché ou les blessures purulentes. Devant la « porte de non-retour », la tension est à son paroxysme. C’est par là, nous dit-on, que l’on acheminait les esclaves pour les envoyer au Nouveau Monde. Un jour, récent, une Africaine-Américaine s’est évanouie sur le seuil de la porte, terrassée par l’émotion. « Les historiens estiment pourtant que cette porte n’était pas utilisée à cet effet, explique Brempong Osei-Tutu, professeur d’archéologie de l’université d’Accra. Elle a pris cette signification avec « le chemin du retour », une opération organisée par les autorités ghanéennes. » En 1998, pour symboliser le retour de la diaspora, les squelettes de deux esclaves sont rapatriés de Jamaïque et de New York par la mer, jusqu’à la fameuse porte. Le message est passé. Tant pis si, au passage, l’Histoire a été un peu transformée.
« Pris de force, revenu par choix », a écrit Synomia, un Américain de Milwaukee, dans le livre d’or du fort. Des phrases chocs comme celle-ci, les descendants des esclaves en ont écrit par centaines. Les mots sont durs, parfois, pour les Européens : « Comment un être humain a-t-il pu mettre ses semblables dans ces souterrains ? Je prie pour que leur jour vienne… » « Certaines visites se sont mal passées, raconte Peter Sewornoo, un des guides. Maintenant, nous séparons les Américains des Européens et des Africains. » Rien ne sert de remuer le couteau dans la plaie. « En plus, nous ne leur racontons pas vraiment les choses de la même manière, admet Peter. Avec les Américains, nous rentrons dans les détails parce qu’ils sont souvent très au courant. Avec les autres, on raconte l’histoire de façon plus générale, et ils sont plus silencieux, moins réactifs ».
Les Africains-Américains sont, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, de plus en plus nombreux à visiter le Ghana pour « retrouver leurs racines ». Et ce sûrement grâce à Jerry Rawlings, qui les invita habilement, lors d’une visite aux États-Unis, en 1990, à découvrir la terre de leurs ancêtres et à participer à son développement. Le pays commençait ainsi à s’ouvrir sur l’extérieur, après avoir été durant des années replié sur lui-même, sous la présidence du nationaliste Kwame Nkrumah, le premier chef d’État du Ghana indépendant. Un passage de Bill Clinton, en 1998, améliora encore la réputation du pays.
« La visite de l’île de Gorée, au Sénégal, est impressionnante, notamment grâce au conservateur qui a une manière de narrer formidable, admet Osei-Tutu, mais les Africains-Américains préfèrent venir ici. Ils se sentent chez eux. On parle la même langue, ça compte beaucoup. » De fait, leur influence sur certains aspects du tourisme ghanéen est indéniable. Classés au patrimoine culturel mondial en 1979, les forts d’Elmina et de Cape Coast ont pu s’offrir une nouvelle jeunesse au début des années quatre-vingt-dix grâce à des fonds débloqués par l’Unesco et le Pnud. Le lobby africain-américain a, à cette occasion, fait pression sur le gouvernement et les autorités compétentes pour que l’on prenne en considération ses désirs quant à l’allure générale des forts et à l’ordonnancement des visites. Le lobby a par exemple empêché qu’on installe un snack-bar dans l’enceinte de Cape Coast. « Il n’était pas opposé à la restauration des bâtiments, mais il voulait qu’elle fasse plus réelle, plus authentique, explique Osei-Tutu. Il a aussi influencé la manière dont on interprète aujourd’hui les documents d’archives existants. » Les autorités ghanéennes ont formé les guides à être plus émouvants, à dire mieux et plus fort ce que les visiteurs souhaitaient entendre. « Les Africains-Américains veulent qu’on soit leurs frères, leurs soeurs, reconnaît Peter. On se sent obligés de leur dire « Je suis votre fils, je suis votre frère »… » Même si les Ghanéens se sentent très différents de ceux qui restent avant tout, à leurs yeux, des Américains, des riches, qu’ils vont parfois jusqu’à surnommer « oborony », le mot employé pour désigner les Blancs.
Reste que tout est fait pour les séduire : la semaine de l’émancipation en juillet, le mois des Africains-Américains en février, le projet de « route des esclaves » actuellement développé en collaboration avec l’Unesco. Bien sûr, la grande majorité de ces esclaves était originaire de pays plus au Sud, mais le Ghana dispose d’un atout considérable : ses châteaux séculaires. Malheureusement, il souffre, comme tous les pays africains, de la désaffection des Américains pour le tourisme depuis le 11 septembre 2001. Il lui faut maintenant, pour concurrencer les pays francophones d’Afrique de l’Ouest qui attirent tant d’Européens, vanter ses autres richesses : de sa côte sauvage, ornée de plages de sable fin, à la riche capitale du pays ashanti (Kumasi) en passant par ses parcs naturels. Si seulement les infrastructures – et notamment les routes reliant les grandes villes – n’étaient pas si mauvaises… La capitale, Accra, est en revanche de mieux en mieux desservie par avion, avec des vols quotidiens au départ d’Amsterdam sur KLM, et depuis Londres sur British Airways. Ghana Airways propose également des liaisons avec New York et Baltimore. En espérant, sans doute, que d’autres Africains-Américains viennent s’imprégner de l’ambiance de Cape Coast…

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