Le spectre d’un krach financier

La nomination par les autorités monétaires algériennes d’un administrateur à la tête d’El Khalifa Bank, joyau du groupe éponyme, soulève un vent de panique.

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 8 minutes.

Après une série de déboires, le groupe du jeune milliardaire algérien Rafik Abdelmoumen Khalifa, 36 ans, traverse une zone de turbulences. La Commission bancaire, organe de la Banque d’Algérie, a décidé, le 27 février, de nommer un administrateur à la tête d’El Khalifa Bank. Une mesure d’autant plus alarmante que le sort des multiples filiales du groupe (14 000 employés pour un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros dans l’aéronautique, l’audiovisuel, le BTP…) est fortement lié à l’activité de la banque, créée par l’homme d’affaires en 1997.
Déjà pénalisée par la décision de la même autorité monétaire, en date du 27 novembre 2002, de geler les opérations de commerce extérieur, la première institution financière privée du pays a été prise en flagrant délit de violation de règles prudentielles. Une catastrophe pour une banque qui, selon son propriétaire, recueille près de 1,5 milliard de dollars en dépôt et dispose d’un portefeuille de plus d’un million de clients et d’un réseau de cent trente-cinq agences sur toute l’étendue du territoire. « Pas du tout ! rétorque Djaouida Djazaerli, patronne du pôle audiovisuel de Khalifa et porte-parole du groupe. Cette décision est positive dans la mesure où elle n’a pas été prise avec l’intention de nous nuire mais de nous permettre de rectifier le tir. Nos problèmes relèvent plus de la crise de croissance que de la fraude intentionnelle. »
Reconnaissant qu’il y a eu mauvaise gestion, Moumen Khalifa a annoncé, le 3 mars, sur KTV, un train de mesures et un grand nettoyage au sein de la hiérarchie du groupe. À la suite de l’arrestation, le 24 février, de deux de ses collaborateurs, dont Samy Kassa, qui tentaient de quitter le territoire algérien avec une mallette contenant plus de 2 millions d’euros, geste qui, selon lui, n’engage que ses auteurs, l’homme d’affaires a remercié une quinzaine de cadres du groupe, parmi lesquels Sakina Tayebi, directrice générale de Khalifa Airways, Ghazi Kebache, patron de la filiale construction et oncle du milliardaire, et Amine Chachoua, directeur général d’El Khalifa Bank.

Pas d’actifs, ou presque
Bref, Moumen a sacrifié sa garde rapprochée. Mais le simple réaménagement technique du staff présidentiel d’un groupe devenu premier employeur du secteur privé ne règle rien. Car il ne s’agit pas seulement de préserver l’emploi des 14 000 employés de Khalifa. Pour mieux comprendre les enjeux de cette affaire, un éclairage sur la réglementation algérienne en matière de gestion bancaire s’impose.
La caractéristique d’une banque est qu’elle est autorisée à recevoir des fonds du public à la seule charge de les restituer quand le dépositaire le désire. Elle peut placer l’argent de ses clients sur le marché monétaire dans des participations qu’elle contrôle ou non. Elle peut, en outre, prêter l’argent de ses clients à d’autres clients, à condition d’être toujours en mesure de faire face aux retraits de liquidités effectués par ses clients. C’est pourquoi ces derniers doivent être régulièrement informés de la situation financière de leur banque. D’où l’obligation de publier ses comptes. Or El Khalifa Bank, tout comme les banques publiques, n’a pas rempli cette condition. L’enquête en cours devra déterminer comment et par qui ce passe-droit a été accordé.
Pour justifier la décision de gel des opérations de commerce extérieur d’El Khalifa Bank, la Commission bancaire aurait relevé des violations des ratios prudentiels. De quoi s’agit-il ? Les banques sont astreintes à des limites de prudence quant aux montants de leurs engagements par rapport à celui de leur capital social libéré. Celui d’El Khalifa Bank est de 500 millions de dinars (environ 5 millions d’euros, ce qui ne suffit même pas à financer l’acquisition d’un Airbus, par exemple). C’est pourquoi la Commission bancaire a exigé une recapitalisation de la banque. Faute de liquidités, Moumen Khalifa a proposé d’inclure dans le capital sa flotte d’aéronefs ATR, suggestion refusée par la Banque d’Algérie. C’est alors que l’on s’est rendu compte que le groupe Khalifa, malgré son chiffre d’affaires imposant, ne dispose pas d’actifs, ou presque. « Les murs de quatre agences sur cinq n’appartiennent pas à la banque », reconnaît un expert financier.
Autres ratios non respectés par El Khalifa Bank : d’une part, l’interdiction d’engagements supérieurs à 20 % des fonds propres au profit des dirigeants et des actionnaires de la banque, et, d’autre part, l’interdiction d’engagements extérieurs supérieurs à quatre fois le capital, soit 20 millions d’euros. Pour la seule soirée célébrant le lancement de la chaîne de télévision KTV, dans sa villa de la Côte d’Azur, Moumen Khalifa aurait dépensé, selon l’enquête diffusée le 3 mars par Canal+, 30 millions d’euros. Moumen Khalifa aurait-il flambé avec l’argent des épargnants ? Rien ne permet de l’affirmer aujourd’hui, mais si c’est le cas, l’Algérie va droit vers un krach financier.
Les médias français ont largement évoqué l’affaire Khalifa, en novembre 2002, en affirmant que l’homme d’affaires blanchissait l’argent de la corruption et des généraux. Mais il est très peu probable que les véreux du système confient leur argent, certes mal acquis, à un golden boy qui fait tout pour ne pas passer inaperçu et qui dépense sans compter avec le tout-Paris. Quant à l’importance de son portefeuille clients, nos confrères ont fait dans le raccourci : « Bouteflika a donné des instructions ! » Soit. Mais si cet argument tient la route pour une obscure entité publique, on ne voit pas comment le président algérien pourrait faire pression sur un consulat de France qui exige des Algériens postulant au visa de payer les frais sur un compte de l’agence d’El Khalifa de Chéraga ? Ni comment il aurait imposé à une importante compagnie privée d’assurances de bloquer sur un compte de la même agence la rondelette somme de 1 milliard de dinars (10 millions d’euros) ? Tant pis pour les amateurs de haute voltige politique, mais l’explication est plus terre à terre.

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Banque ou casino ?
Le taux du marché monétaire algérien tourne autour de 5,25 %. Or El Khalifa Bank propose des taux rémunérateurs à deux chiffres. Pour cet homme d’affaires suffisamment averti pour ne pas tomber dans le piège, « ce n’était plus une banque, mais un casino qui a réussi à convaincre ses clients qu’ils toucheraient, à chaque fin d’exercice, le jackpot ! » Dès le début de 2000, le portefeuille de la banque grossit et le montant des dépôts s’envole. Parmi la clientèle : la Caisse des retraites, celle de la sécurité sociale, la mutualité agricole, ou encore les oeuvres sociales… de l’UGTA, la centrale syndicale qui a fait trembler le gouvernement par une grève générale les 25 et 26 février, et qui risque d’être ruinée si El Khalifa Bank est mise en liquidation. Le secteur privé est également de la fête : les concessionnaires automobiles, les assurances et des centaines de PME.
Le séisme Khalifa est aujourd’hui perçu comme une menace pour les 14 000 employés du groupe. Pis : sont également menacés les centaines de milliers de salariés des PME, la compagnie Khalifa Airways, qui désenclave des pans entiers du pays, la réalisation de certaines infrastructures, dont les marchés ont été arrachés par Khalifa construction. Sans oublier une fâcheuse publicité pour l’Algérie, qui tente de redorer une image mise à mal par quarante ans de socialisme et par dix autres de terrorisme. Bref, une vraie catastrophe.
Il est peu probable que les pouvoirs publics souhaitent la liquidation du groupe, mais la bulle qui vient d’éclater est une aubaine pour tous ceux qui tentent d’appliquer des réformes économiques sans y arriver à cause des forces d’inertie, de la gangrène bureaucratique. C’est l’occasion de donner un grand coup de pied dans la fourmilière. Il est tout à fait clair, comme l’a déclaré le président Bouteflika, que l’affaire Khalifa n’a pas seulement mis au jour les carences de la gestion d’un groupe privé. Elle est en passe de révéler les lacunes des autorités monétaires qui, des années durant, ont laissé une banque proposer des taux, certes attractifs, mais irréalistes, sans tenter d’y voir plus clair. Comment se fait-il que les comptes n’aient pas été publiés sans que des sanctions soient prises par la Commission bancaire, alors qu’une autre banque privée, Algerian International Bank (AIB), est sous administration provisoire depuis janvier 2002 pour non-respect des conditions de gestion ?
Brahim Hadjas, patron d’Union Bank, une institution qui a subi le gel de ses opérations de commerce extérieur durant un an et qui fut placée sous administration provisoire pendant onze mois, évoque « les incohérences du système. Comment voulez-vous attirer les investisseurs étrangers quand il y a une politique de deux poids deux mesures ? » Le patron d’Union Bank s’élève contre tout amalgame entre les sanctions qu’il a eu à subir et celle qui frappe aujourd’hui El Khalifa Bank. « La décision de nous mettre sous administration provisoire, entre le 3 avril 1997 et le 1er mars 1998, ne répondait à aucune irrégularité. Il s’agissait d’une injustice réparée par une décision du Conseil d’État. Depuis la création d’Union Bank, en 1995, nos comptes sont régulièrement publiés et, malgré les sanctions arbitraires, notre institution a toujours été bénéficiaire. »

Pression médiatique
El Khalifa Bank pourra-t-elle à l’avenir en dire autant ? Djaouida Djazaerli est optimiste : « La situation sera assainie dans quelques mois. » La crédibilité et la confiance des déposants étant vitales pour une institution financière, El Khalifa Bank est à la merci d’un départ massif de sa clientèle. Même si le dispositif de restriction de retrait de liquidités (plafonné à 10 000 dinars, soit 100 euros, pour les particuliers) n’a pas encore provoqué de remous. Mais si la pression médiatique se poursuit et si les autorités monétaires n’interviennent pas pour informer l’opinion, on peut craindre le pire.
Le 5 mars, l’administrateur désigné a tenté de réunir le conseil d’administration de la banque. En vain. Moumen Khalifa, premier actionnaire, était toujours en Europe, à Londres semble-t-il. Djazaerli assure qu’il travaille jour et nuit à sortir son groupe de l’impasse, mais son absence est de moins en moins comprise. En premier lieu par les travailleurs du groupe, qui auraient aimé être soutenus par leur patron.
Au-delà des menaces de krach financier, l’affaire Khalifa est bien embarrassante pour le gouvernement d’Ali Benflis. L’opacité qui a entouré la fulgurante ascension de Moumen Khalifa a alimenté toutes sortes de rumeurs. Des spéculations dont le président Abdelaziz Bouteflika se serait bien passé, lui qui a laissé entendre, le 3 mars, sur les ondes de la radio française Europe 1, qu’il se représenterait à la présidentielle d’avril 2004. Cela signifie qu’il sera tenu, dans quelques mois, de défendre son bilan. Ce qu’il aura bien du mal à faire en cas de krach financier…

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