Le prix d’un affront

Le refus du Parlement d’autoriser le déploiement des troupes américaines suscite la fureur de Washington. Gare aux représailles !

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 6 minutes.

Le 1er mars, le refus du Parlement turc d’autoriser le déploiement, pour une durée de six mois, de 62 000 soldats américains, 255 avions et 65 hélicoptères paraissait définitif. Prise de court, la Maison Blanche s’est d’abord employée à dissimuler sa fureur, avant de suggérer au gouvernement d’Ankara de déposer une seconde motion sur le bureau de l’Assemblée. Curieuse conception de la démocratie…
Mais la Turquie, inquiète de s’aliéner les bonnes grâces de son « partenaire stratégique », peut difficilement prendre cette « suggestion » à la légère. Elle sait qu’en persistant dans son refus elle risque gros. Pour minimiser l’événement, le Premier ministre Abdullah Gül a indiqué au secrétaire d’État Colin Powell que « les relations entre les deux pays ne datent pas de la crise irakienne et ne se limitent pas à elle », tandis que son ministre des Affaires étrangères, Yasar Yakis, n’exclut pas le dépôt d’une seconde motion.
Si – hypothèse la plus probable -, la Turquie ne pouvait, pour des raisons de politique intérieure, revenir sur son refus, elle verrait s’éloigner les promesses d’aide financière péniblement arrachées à Washington. Elle risquerait en outre d’être exclue de la recomposition de l’Irak après la guerre. Or elle ne redoute rien tant que la création d’un État kurde indépendant dans le nord de ce pays. La voici donc confrontée à un dilemme : préserver ses intérêts nationaux, ou se tenir à l’écart d’un conflit qui embraserait la région et déstabiliserait son économie, déjà maintenue sous perfusion par le Fonds monétaire international (FMI).
La marge de manoeuvre du pouvoir est ténue : la population est à 94 % hostile à une opération militaire et elle n’est pas près d’oublier l’impact de la première guerre du Golfe sur son niveau de vie. Le conflit de 1991 avait coûté 40 milliards de dollars à la Turquie et avait provoqué l’afflux de cinq cent mille réfugiés. Depuis quelques jours, les Turcs manifestent leur désapprobation en faisant clignoter les lumières à 20 heures. Encore plus exceptionnel dans un pays où l’on manifeste peu, une marche pacifiste a rassemblé près de cent mille personnes à Ankara, le jour du vote.
Au sein même du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, le risque de scission est réel : le 1er mars, plus de quatre-vingt-dix députés ont contrevenu aux directives de leurs chefs, Abdullah Gül et Recep Tayyip Erdogan, qui les appelaient à voter en faveur de la motion. Du coup, il a manqué trois voix pour que la majorité absolue soit atteinte. Il y a, d’un côté, ceux qui ne veulent pas décevoir l’opinion, fragiliser l’économie et attaquer un pays musulman ; de l’autre, les « pragmatiques », qui savent que l’alliance avec les États-Unis est incontournable. Illustration de ce malaise : le 25 février, le Conseil des ministres n’avait adopté la motion qu’après six heures de débat, le vice-Premier ministre Ertugrul Yalçinbayir allant jusqu’à menacer de démissionner.
La présentation d’une nouvelle motion avant le 9 mars était peu probable : elle aurait été de nature à gêner Recep Tayyip Erdogan, candidat, ce jour-là, à une législative partielle dans la région de Siirt. Jusque-là inéligible, le leader de l’AKP pourrait devenir député à la faveur de ce scrutin. Et, dans un second temps, Premier ministre.
Si les Américains n’ont jamais envisagé la possibilité d’une défection, les atermoiements de leur partenaire auraient dû les alerter. Avant de se prononcer, les Turcs ont d’abord souhaité attendre que la date de la remise du rapport des inspecteurs de l’ONU soit rendue publique… Puis le dépôt d’un deuxième projet de résolution devant le Conseil de sécurité… Puis l’obtention de garanties de l’Otan… Puis la fin de Bayram (la fête du mouton)… Autre signe avant-coureur, le silence de l’armée. Omniprésents dans la vie publique (ils siègent au Conseil national de sécurité avec les responsables civils), les militaires ont choisi de laisser le gouvernement – de « centre droit », mais dont les racines islamistes sont tout ce qu’elle exècre – s’enferrer dans la négociation.
Certes, les Turcs ont fait quelques concessions chaque fois qu’ils ont senti les responsables américains au bord de la crise de nerfs. Au mois de janvier, ils ont ainsi accepté que les militaires américains inspectent leurs ports et leurs bases aériennes et, le 6 février, qu’ils mettent ces infrastructures « à niveau ». Mais ils n’ont jamais cessé de faire monter les enchères. Outre-Atlantique, des caricaturistes croquent volontiers la Turquie en danseuse orientale, des liasses de dollars autour de la taille… Tout le monde en était convaincu : obligée des Américains, à qui elle doit son plan de sauvetage économique sous l’égide du FMI, membre de l’Otan et pièce maîtresse du dispositif américain contre l’Irak, la Turquie ne pouvait in fine qu’emboîter le pas à son puissant protecteur. Or la lascive danseuse s’est révélée moins corruptible que prévu. Au dernier moment, elle s’est refusée, preuve, selon Gül, que son pays « n’est pas un émirat, mais une vraie démocratie »…
Côté américain, George W. Bush n’a pourtant pas ménagé ses efforts. Il a invité Erdogan à la Maison Blanche, le 10 décembre, puis le 14 février, reçu les ministres turcs des Affaires étrangères et de l’Économie (voir encadré). Et Washington a fait des concessions non négligeables : proposition de déploiement militaire revue à la baisse et d’aide financière revue à la hausse, reconnaissance de la compétence des tribunaux turcs en cas de délit commis par les GI’s, maintien du Kadek [nouveau nom du PKK, le parti séparatiste kurde] sur la liste des organisations terroristes…
Car l’épouvantail kurde reste au centre des débats. Pas question, pour Ankara, d’accepter un démembrement de l’Irak : la création d’un État kurde dans ce pays décuplerait les ardeurs séparatistes des Kurdes de Turquie. Pourtant, la motion rejetée prévoyait l’envoi de 55 000 soldats turcs dans une zone tampon au nord de l’Irak. Objectif : éviter un afflux de réfugiés et protéger les populations civiles (en particulier les Turkmènes, dont le nombre est estimé à 3 millions par les Turcs et à 500 000 par les Kurdes irakiens), si possible sans tirer un coup de feu. Et, surtout, empêcher les Kurdes de s’emparer des champs pétrolifères de Mossoul et de Kirkouk et de créer ainsi un État viable. Les Kurdes, pour leur part, veulent par-dessus tout éviter le retour de la Turquie dans une région dont elle a été évincée par les Britanniques en 1926. Leur Parlement a d’ailleurs adopté, le 25 février, une résolution refusant l’envoi de soldats étrangers – entendez : turcs – sur leur sol.
Si la guerre éclate, les Américains auront fort à faire pour maîtriser cet antagonisme. En attendant, ils menacent les Turcs de les exclure de la reconstruction économique et politique de la région et de leur interdire toute action unilatérale en Irak. Or les militaires turcs auraient volontiers profité de l’occasion pour « liquider » les 5 000 combattants du PKK qui s’y sont repliés. Ils avaient en outre obtenu que les Américains recensent les armes distribuées aux pechmergas, en vue de les récupérer après la guerre. Une promesse qui risque de devenir caduque…
Inquiet du devenir de la coopération bilatérale – et fin manoeuvrier -, le général Özkök, chef d’état-major de l’armée turque, a déclaré que son institution, tout en respectant le vote du Parlement, restait favorable à un déploiement américain, qui abrégerait la durée du conflit et en atténuerait le coût économique et humain…
En attendant, la Turquie voit s’éloigner les 30 milliards de dollars promis par l’administration Bush : 6 milliards de dons et 24 milliards de prêts garantis. Outre les Américains, les grands déçus du vote du 1er mars sont donc les milieux d’affaires turcs : la Bourse d’Istanbul a chuté de 12 % le 2 mars.
Contraints de redéfinir leur stratégie, les États-Unis envisagent d’envoyer au Koweït, via le canal de Suez, leurs navires qui mouillent en Méditerranée. Voire d’organiser un pont aérien à destination du Nord-Est irakien, qu’ils contrôlent depuis 1991. Une hypothèse que le général Jones, commandant suprême des forces alliées en Europe, se refusait encore à envisager le 4 mars. Se raccrochant, comme ses collègues du Pentagone et de la Maison Blanche, à l’espoir d’un revirement turc.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires