Le jour d’après

Combien coûtera la guerre contre l’Irak ? Quelle sera la durée de l’occupation et de la reconstruction du pays ? Quelle forme prendra l’État post-Saddam ? À Washington, le plus grand flou continue de régner.

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 7 minutes.

« Ô PEUPLE D’IRAK, fauteur de discorde, je vois en ton sein bien des têtes prêtes à être tranchées. Et je vais m’en charger. » Envoyé par les Omeyyades pour écraser une révolte, au début du VIIIe siècle, le gouverneur arabe El-Hajjaj Ibn Youssef est resté célèbre pour avoir un jour, en pleine mosquée, prononcé cette phrase d’autant plus terrifiante qu’elle fut suivie d’effet. Certes, ni George W. Bush ni la plupart de ceux qui l’entourent n’ont jamais entendu parler d’El-Hajjaj : leur connaissance de l’histoire irakienne est à l’évidence sommaire, même si, dit-on, le secrétaire d’État Colin Powell a pris soin de s’instruire quelque peu sur le sujet. En seraient-ils familiers que ce proconsul coupeur de chefs représenterait à leurs yeux le modèle à éviter à tout prix. Leur obsession d’apparaître demain comme les « libérateurs » de l’Irak est en effet à l’exacte mesure du risque qu’ils courent d’être accueillis comme de simples occupants. À l’exacte mesure aussi de l’absence de toute prévision claire sur la durée des opérations militaires, le nombre des victimes, le coût de la guerre, la durée de l’occupation de l’Irak et de sa reconstruction, ainsi que sur la forme que prendra l’État post- Saddam. En somme, s’il existe un plan d’invasion, le plus grand flou continue de régner sur « le jour d’après », celui qui suivra la chute annoncée de Bagdad…

Qui dirigera l’Irak ? La seule chose dont on soit à peu près sûr, c’est de l’identité du (ou plutôt des) El-Hajjaj américains chargés de gouverner l’Irak après la chute de Saddam Hussein. Tommy Franks, le commandant en chef, ayant regagné son QG de Tampa, en Floride, dès la fin de l’invasion, c’est le général à la retraite Jay Garner, ancien responsable de l’opération Provide Comfort, au Kurdistan, en 1991, et ami personnel de Donald Rumsfeld, qui dirigera l’Office de reconstruction et d’assistance humanitaire (ORHA). Il sera assisté par deux généraux d’active : David McKernan, actuel patron des troupes américaines au Koweït, et John Abizaid, alias « l’Arabe fou » (c’était son surnom à West Point), un arabophone d’origine libanaise en qui les médias américains voient déjà un futur Lawrence d’Irak (voir encadré). Combien de temps durera l’occupation ? Mystère. Le Pentagone parle d’une présence de cent mille à deux cent mille hommes pendant six mois, puis de vingt mille à cinquante mille pendant deux ans. Les boys devraient être concentrés autour de Bagdad, Kirkouk, Mossoul, Tikrit et Basra, le temps de remettre sur pied une armée et une police nationales irakiennes.

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Comment les Américains seront-ils accueillis ? Même les plus optimistes au sein de l’administration Bush savent que ce ne sera pas avec des fleurs. Une étude réalisée en janvier par Atlantic Council, un think-tank proche de la Maison Blanche, estime que la population irakienne se montrera, au mieux, « sceptique et inquiète ». Coupés du monde, soumis à une intense propagande, la plupart des Irakiens sont persuadés que la responsabilité du calvaire qu’ils endurent provient pour l’essentiel de la politique américaine d’« endiguement » pratiquée depuis une décennie. D’où cette double mise en garde : il est impératif d’agir très rapidement sur les conditions de vie des Irakiens et de ne pas apparaître, dans le domaine ultrasensible de la production pétrolière, comme des prédateurs. Ménager, tout au moins symboliquement, les intérêts économiques et la souveraineté de l’Irak et prendre en charge les quelque dix millions d’Irakiens (sur une population de 25 millions) en état de dépendance. La note risque d’être salée.

Quel rôle pour l’ONU ? Les Américains et, surtout, les Britanniques (anciens colonisateurs, ceux-ci souhaitent retirer leurs troupes le plus vite possible) voudraient que l’Onu « prenne la main » rapidement. Même dans l’hypothèse où ils passeraient outre à une résolution du Conseil de sécurité en défaveur de l’invasion. Le problème est que, si l’on en croit le Times de Londres, qui a obtenu copie d’un plan confidentiel élaboré par le secrétariat général, les Casques bleus risquent fort de ne pas arriver de sitôt. La mission d’assistance onusienne d’Irak (Unami) ne serait opérationnelle que trois mois après la fin de la guerre et il n’est pas question pour elle de diriger le pays. Son rôle sera semblable à celui qu’elle joue actuellement en Afghanistan, une sorte de « facilitateur » du dialogue politique intérieur et de conseiller en matière de démocratie et d’État de droit. Un représentant spécial, l’équivalent de Lakhdar Brahimi à Kaboul (et d’ailleurs pourquoi pas lui, suggère le Times, qui croit savoir que l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères aurait été approché à ce sujet), sera nommé à Bagdad. Mais en aucun cas son rôle ne sera celui d’un proconsul. Si El-Hajjaj il doit y avoir, il sera américain.

Jusqu’où ira l’épuration ? Là encore, c’est le plus grand flou. Il existe, on le sait, une liste américaine d’environ deux mille noms de dignitaires irakiens plus ou moins directement compromis avec les crimes du régime. Parmi eux, cinquante sont considérés comme devant être arrêtés en priorité, et treize (dont Saddam Hussein) relèvent du « mort ou vif ». Il s’agit des deux fils de Saddam (Oudaï et Qossaï), de ses trois demi-frères (Barazan, Watban et Sabawi), de son cousin (Ali Hassan el-Majid), de son secrétaire (Abed Hamid Hmoud), des trois hiérarques baasistes les plus en vue (Taha Yassin Ramadan, Izzat Ibrahim el-Douri et Tarek Aziz), de l’ancien gouverneur du Koweït occupé (Aziz Saleh Numan) et de l’ancien vice-Premier ministre, Mohamed Hamza Zoubeïdi, ce dernier particulièrement recherché par les Kurdes.
Reste à savoir comment et par qui ces hommes devront être jugés. Par un Tribunal pénal international siégeant à l’étranger ? Par un tribunal de guerre américano-britannique ? Par une juridiction irakienne ? Une chose est sûre : les Américains savent qu’ils auront besoin des cadres irakiens pour faire tourner l’administration ; ils ne souhaitent donc pas un phénomène d’épuration incontrôlé. Une sorte de Commission Vérité et Réconciliation à l’irakienne, susceptible de décréter une large et rapide amnistie en leur faveur. Mais comment concilier ce scénario avec le climat de règlement de comptes qui s’instaure inévitablement à la fin d’un conflit et avec les exigences de justice que ne manqueront pas de formuler les chiites, les Kurdes, l’opposition en exil et toutes les victimes de Saddam ? Si beaucoup d’observateurs excluent une reddition ou une fuite du raïs suivie d’une traque à la Ben Laden (mais en sont-ils si sûrs ?) et privilégient désormais, en ce qui le concerne, la thèse de la mort au combat voire du suicide, la plupart estiment également que les Irakiens n’accepteront pas que leurs dirigeants soient jugés par d’autres qu’eux-mêmes. Rien donc n’est encore acquis.

Après Saddam, qui ? C’est la question à 35 milliards de dollars – le coût approximatif d’une guerre de deux mois, selon Time. Envoyé spécial permanent de George Bush auprès de l’opposition en exil, Zalmay Khalilzad avait pourtant cru déceler en Adnan Pachachi, un octogénaire sunnite respecté (il fut ministre des Affaires étrangères dans les années soixante), le Hamid Karzaï irakien susceptible de réunir un semblant de consensus. Las : son nom a aussitôt déclenché un tir de barrage nourri de la part des chiites, des Koweïtiens (qui le soupçonnent de considérer l’émirat comme une province irakienne) et des Israéliens (Pachachi est un propalestinien notoire). Échec, donc. Il est dès lors probable que le rôle assigné aux politiciens irakiens sera, dans un premier temps, limité et consultatif. L’administration militaire américaine sera assistée d’une sorte de conseil composé pour moitié de représentants de l’opposition extérieure et pour moitié de cadres de l’intérieur. On sait par ailleurs que plusieurs centaines d’opposants de la diaspora irakienne (3 millions de personnes, au total) sont actuellement en cours de formation en Hongrie pour servir d’agents de liaison à l’US Army.
Le proconsul américain à Bagdad, dont l’un des buts sera d’organiser le plus rapidement possible des élections générales, confiera à ce conseil consultatif le soin prioritaire d’élaborer une nouvelle Constitution. Sur ce plan là aussi, rien ne semble prêt. Si tous les acteurs sont a priori d’accord pour dire que le futur État prendra la forme d’une fédération, personne n’est en mesure de prévoir en combien d’ensembles l’Irak sera découpé, encore moins de quel degré d’autonomie bénéficieront les futures provinces. L’unique personne, en fait, à ne pas douter d’un avenir radieux pour l’Irak « libéré » semble être George Bush lui-même. À écouter son discours du 26 février, ceux qui s’inquiètent des conséquences de la guerre sur la stabilité de la région, le développement du terrorisme, la montée de l’islamisme radical, l’arrogance israélienne et sur d’autres dommages collatéraux sans importance nient en fait la capacité des Arabes « à marcher vers la démocratie ». Ce qui, conclut-il, est à la fois « présomptueux et insultant ». Raciste, en somme. Sidérant.

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