Fuentes, Mexicain universel

L’auteur de Terra Nostra publie un Ce que je crois érudit en forme d’abécédaire. Sans jamais pécher par nombrilisme.

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Carlos Fuentes n’écrit jamais l’histoire d’un individu singulier. Si les titres de ses romans comportent souvent un nom, un prénom (ou les deux) comme Inez (2002), Diane ou la chasseresse solitaire (1995), Christophe et son oeuf (1990), La Mort d’Artemio Cruz (1962), Les Années avec Laura Diaz (2001), jamais ils ne peuvent être lus comme des trajectoires personnelles, indépendantes du passé, de la mémoire, des mythes et parfois même de l’avenir. Mais la fausse piste est volontaire : ce sont bien les hommes qui écrivent l’Histoire. Tous les hommes. Ainsi, le Ce que je crois (Éditions Grasset, 402 pp., 20 euros) du célèbre auteur mexicain ne se résume pas à un catalogue d’opinions péremptoires. Le « je » du titre n’est qu’un prétexte, une manière d’évacuer le risque de la fausse modestie. Ce n’est pas un hasard si le chapitre intitulé « Yo – Je – Ich » commence par cette citation d’Arthur Rimbaud : « Le moi est haïssable. » En quarante et un chapitres – soit un abécédaire de quarante et un mots -, Carlos Fuentes aborde des notions aussi diverses que l’éducation, le sexe, la xénophobie, la mort, et s’autorise tous les détours imaginables, puisqu’en littérature « nous ne savons que ce que nous imaginons ». Le principe de l’herbier, une fleur à chaque page, est respecté. Chacun peut vagabonder d’une corolle à l’autre et butiner comme il l’entend. Le promeneur curieux trouvera des analyses littéraires (Kafka, Shakespeare, Balzac, Cervantès), politiques (Révolution, Globalisation, Politique), artistiques (Buñuel, Cinéma, Roman), mais aussi quelques confidences, sur Silvia, l’épouse, sur les amis (Amitié) ou sur le fils, poète et peintre foudroyé dans sa vingt-sixième année. Des phrases sans pathos, érudites et lucides. Les itinéraires sont multiples, le choix est libre, et le livre est une incitation à l’étonnement, une invitation au voyage.
On n’en attendait pas moins de l’auteur de Terra Nostra, qui dit détester les biographies, « ce babillage affecté qui admire et choie le moi ». À d’autres, donc, la charge de raconter la vie de cette légende vivante des lettres latino-américaines, voisin du Colombien Gabriel García Márquez et du Péruvien Mario Vargas Llosa. Et que de rebondissements ! Né en 1928, à Mexico, Carlos Fuentes est le fils d’un diplomate mexicain toujours en vadrouille. Fonction paternelle oblige, il passe une partie de son enfance à Washington DC, en Argentine, au Chili et dans son Mexique natal. Éduqué en anglais, il hésite un moment entre deux langues : celle de Shakespeare et celle de Cervantès. La lecture de l’écrivain argentin Jorge Luis Borges fait définitivement pencher la balance du côte de Don Quichotte, et Fuentes découvre la seule patrie qui vaille : sa langue. « Je rêve, je fais l’amour, j’insulte en espagnol », dira-t-il plus tard.
Ses premiers textes sont édités dès 1947 ; il fonde la Revista mexicana de literatura en 1955 avec son compatriote Octavio Paz ; publie son premier roman, La Plus Limpide Région, en 1958. La Mort d’Artemio Cruz, paru en 1962, le propulse d’emblée, à 34 ans, parmi les plus grands auteurs de sa génération. Il ne se contente pas d’y raconter les derniers jours d’un homme, mais y dresse aussi le portrait du Mexique du début du siècle, à travers l’histoire d’un homme d’affaires corrompu. Car, « avec plus de ponctualité que l’historien, le romancier nous dit toujours que le passé n’est pas achevé, qu’il doit être inventé heure par heure pour que le présent ne meure pas entre nos mains ».
Depuis, plus de vingt romans et essais se sont succédé et ont valu à leur auteur une flopée de récompenses toutes plus prestigieuses les unes que les autres : Prix Romulo-Gallegos du Venezuela en 1977, Prix national de littérature du Mexique en 1984, Prix Cervantès en 1988, Prix de la Latinité, décerné conjointement par les Académies française et brésilienne des lettres, en 1999, médaille Picasso de l’Unesco, etc. Le Nobel ? Pas encore. Mais comme il dit : « J’ai reçu le prix Nobel quand mon cher ami García Márquez l’a eu. Toute notre génération l’a reçu avec lui. »
Écrivain prolifique exilé dans sa tour d’ivoire ? Que nenni ! Carlos Fuentes, sans jamais défendre la notion « d’écrivain engagé » au sens où l’entendait le philosophe français Jean-Paul Sartre, ne vit pas hors du monde, détaché de la politique et rétif aux bouleversements de la modernité. Lui qui fut longtemps ambassadeur du Mexique en France est attentif au fourmillement créatif de l’humanité, à ses dérives comme à ses progrès. Même si « ce n’est pas l’écrivain qui s’est mis au service du Mexique, c’est le citoyen ». Il a enseigné dans les universités les plus fameuses, comme Harvard, Cambridge, Dartmouth et Brown. Il ne cesse d’écouter, de regarder, de ressentir, et ses livres sont nourris de cette attention quotidienne qui ne connaît pas de frontière.
De fait, les romans de Carlos Fuentes procèdent par correspondances, abolissent toutes les limites et tous les cadres. Ils empruntent aux mythes comme à la réalité, au passé comme au présent. Christophe et son oeuf, par exemple, est l’histoire (d’amour) d’çngel et çngeles Palomar, racontée par l’embryon-foetus Christophe depuis le ventre d’çngeles. Un périple de neuf mois à travers la folie du Mexique contemporain – à quelques mois du cinq-centième anniversaire de la « découverte » de l’Amérique – qui permet à Fuentes d’évoquer la pollution, le mysticisme, l’incurie des politiques, l’économie, l’histoire… Verve langagière débridée, culture époustouflante, prose foisonnante, les épithètes ne manquent pas pour qualifier une satire sociale, à la fois fresque historique et comédie contemporaine, où la poésie l’emporte sur le désespoir.
Une phrase, sans doute, permet de comprendre toute la démarche artistique et politique de Fuentes : « Être mexicain, c’est être universel. » Ce leitmotiv sans cesse réaffirmé (« Le triomphe de notre identité latine consiste à ne mépriser l’identité de personne ») est un appel au brassage des cultures. Sans métissage, pas d’homme moderne : « la civilisation unique n’existe pas ; toutes s’enrichissent mutuellement ». Ainsi, dans La Frontière de verre, Carlos Fuentes explore cette ligne étrange, artificielle, qui, le long du Rio Grande-Rio Bravo, est la seule au monde à séparer un pays « du Sud » d’un pays « du Nord ». Et qui, en divisant, appauvrit les uns comme les autres.
« Frontière » : ce mot ne fait pas partie de l’abécédaire de Fuentes, écrivain mondialiste et romancier cosmopolite. À la lettre F, il a préféré ranger Faulkner, la famille et les femmes. L’inverse eût surpris.

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