De quoi « beurettes » est-il le nom ?

Dans leur livre « Beurettes, un fantasme français », Sarah Diffalah et Salima Tenfiche racontent les difficultés des femmes issues de familles maghrébines à trouver leur place en France.

Salima Tenfiche et Sarah Diffalah. © Hermance TRIAY/Editions du Seuil

Salima Tenfiche et Sarah Diffalah. © Hermance TRIAY/Editions du Seuil

Publié le 12 septembre 2021 Lecture : 6 minutes.

Être une « beurette », être un « beur » : en l’espace de quarante ans, ces expressions qui désignaient les enfants d’immigrés maghrébins ont vu leur sens bouleversé, perverti. Il naissent en 1980, rappellent Sarah Diffalah et Salima Tenfiche, co-autrices du livre Beurettes, un fantasme français, paru aux éditions du Seuil. Au départ, c’est une station sur les ondes, Radio Beur, qui voit le jour en 1981. Puis le terme devient iconique lors de la marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983.

Aujourd’hui, le mot « beurettes » est dans le top des recherches effectuées sur les sites pornographiques et s’apparente à une insulte. Comment en est-on arrivé là ? Sarah Difallah, journaliste à L’Obs, et Salima Tenfiche, doctorante en études cinématograhiques spécialisée dans le cinéma algérien contemporain et chargée de cours d’histoires à l’Université Paris-Diderot, reviennent sur la genèse de leur ouvrage et sur l’évolution d’un adjectif violent.

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Ni sexualisée ni voilée

« Beurettes, un fantasme français » est sorti le 6 mai 2021 (320 pages, 21,5 €). © Éditions du Seuil

« Beurettes, un fantasme français » est sorti le 6 mai 2021 (320 pages, 21,5 €). © Éditions du Seuil

Elles sont amies depuis toujours, ont grandi côte à côte, mais n’ont jamais vraiment abordé la question de leurs origines, à part autour d’anecdotes. « Il nous arrivait de rire des pratiques de nos familles, mais sans plus », se souvient Sarah. À 30 ans, elles passent une nuit complète à rattraper ces discussions perdues : les vacances dans la famille l’été, l’histoire de celle-ci, leur rapport aux traditions… et s’interrogent : « Pourquoi n’en avait-on jamais parlé avant ? Est-on dans le déni de notre identité, de notre culture d’origine ? On s’est demandé pourquoi ce n’était pas quelque chose qu’on voulait valoriser. Peut-être était-ce lié au fait qu’en France, être arabe avait mauvaise presse… On se rendait compte, l’une et l’autre, qu’on ne s’était jamais vraiment livrées sur notre intimité dans nos entourages pro et perso parce qu’on voyait qu’être arabe en France englobait beaucoup de clichés : il fallait être soit la fille des quartiers à grande gueule, soit la femme hyper sexualisée, soit la femme voilée. Nous, on n’était rien de tout ça. Et quand on disait qui on était, ce qu’on faisait, nos interlocuteurs nous répondaient, interloqués : “Ah, j’aurais pas dit ça.” Alors si on se censurait comme ça, d’autres femmes avaient peut-être vécu la même chose, et envie d’en parler ? »

Dans sa préface au livre, l’autrice Alice Zenitzer raconte d’ailleurs qu’un lecteur lui avait fait remarquer que son personnage de Naïma, dans L’Art de perdre (paru aux éditions Flammarion, 2017), n’était pas réaliste. C’est en effet une femme libre, qui fume, boit et couche avec des hommes. De fait, le trait aurait été « forcé ». L’écrivaine, qui rappelle sa filiation, lit ces lignes un verre de vin à la main, une cigarette en bouche, en compagnie d’un homme qui n’est pas son mari. Ce récit résume bien Beurettes, qui interroge : qui a-t-on le droit d’être lorsqu’on est une femme d’origine maghrébine en France ?

Slalomer entre les clichés

Le terme « beurettes » arrive vite dans le processus d’enquête. Pour Sarah Diffalah et Salima Tenfiche, c’est « un terme à l’ancienne, un peu désuet », qu’elles n’utilisaient pas. Sarah Diffalah se souvient d’un 14 juillet où elle a vu passer un tweet de site porno qui proclamait fièrement que le mot était en top des demandes de vidéos. « Avant, on l’utilisait pour parler d’une fille d’immigrés très bien intégrée, un symbole d’intégration républicaine qui avait suivi des études, qui ne faisait pas de vagues… Et tout à coup, il devenait synonyme d’une fille trop maquillée, trop féminine, trop vulgaire, le stéréotype de ce qu’on appelle “la beurette à chicha” », explique-t-elle.

Le corps et la vie des femmes arabes sont toujours un peu l’objet d’un accaparement, soit par la société, soit par la communauté

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Ce n’est que l’un des poncifs qui touchent les femmes arabes. On les découvre tous grâce à des femmes de tous âges qui témoignent d’une vie à chercher leur place, en dehors des cases dans lesquelles on les attend. Des femmes qui jonglent entre une société française qui continue de les voir à travers le prisme de clichés et de familles maghrébines qui portent parfois le poids des traditions. « Le corps et la vie des femmes arabes sont toujours un peu l’objet d’un accaparement, soit par la société, soit par la communauté. Il faut qu’on fasse d’elles des femmes comme ci ou comme ça. Et ce qui leur est demandé est contradictoire. »

Les questions de la sexualité et de l’intimité occupent une place importante dans le livre. Avoir ou non des relations sexuelles avant le mariage est l’un des sujets qui tiraillent le plus. L’une des interviewées ressent encore de la culpabilité, huit ans après, pour avoir fait l’amour avant d’être mariée.

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Au fil des récits, on s’aperçoit que la sexualité des jeunes femmes arabes est observé bien au-delà de leur sphère intime, presque comme si leur vie privée « regardait » aussi les familles, voire la communauté toute entière. Elle est le symbole d’un respect ou d’une trahison vis-à-vis de ces dernières. L’une d’elles explique s’être « sentie coincée entre l’image de la bonne fille musulmane et ses désirs de femme autonome et émancipée de ses parents ».

Sarah Diffalah réagit : « Elle traduit sa peur de prendre une décision qui pourrait contribuer à stigmatiser encore davantage sa communauté. » Très jeunes, les femmes sont tenues de prendre des positions lourdes de responsabilités. Mais malgré le poids du sacré, ou simplement du fonctionnement de la famille : « Toutes les femmes que nous avons interrogées sont libres, mais sont prises par des tensions. »

« Une fille maghrébine qui a réussi »

Ce positionnement entre désirs personnels, société environnante et héritage culturel est rendu d’autant plus difficile que l’histoire est souvent tue. D’ailleurs, plusieurs femmes évoquent la « honte » de leur origine, au point d’avouer : « Je vivais mon arabité comme une laideur. » Alice Zenitzer écrit d’ailleurs : « Quand j’ai publié L’Art de perdre, d’une certaine manière, j’ai renoncé à cette possibilité d’avancer masquée : j’ai dit de façon publique quelle était ma filiation, la géographie familiale, et tous les regards qui se sont portés sur moi lorsque je faisais la promotion de ce livre ont été des regards posés sur une demi-rebeue. » Ce livre, justement, traite de la recherche des origines d’une jeune femme qui découvre le rapport de sa famille à la guerre d’Algérie.

Pour renouer avec nos cultures, on a besoin de retrouver notre héritage

Ne pas posséder son histoire complique l’acceptation de soi, postulent Sarah Diffalah et Salima Tenfiche. « Avec Salima, on s’est rendu compte qu’autour de nous les gens connaissaient mieux le passé colonial que nous. Il y a un déficit de mémoire dans l’espace public comme dans l’espace intime, du fait des traumatismes. Pour renouer avec nos cultures, on a besoin de retrouver notre héritage », expliquent les autrices. Dévoiler l’histoire de ces origines aux enfants, leur donner les clés, pourrait faciliter ce chemin.

Écrire ce livre a été l’occasion d’encourager la parole des femmes et de les rendre visibles. Pour Sarah Diffalah, « avancer » sur ces questions passe aussi par le fait de réorienter l’imaginaire commun, notamment en donnant des rôles au cinéma à des femmes maghrébines sans que leur filiation ne soit un « sujet » dans l’œuvre réalisée. Ce dont témoigne d’ailleurs Sabrina Ouazani, via son personnage de Charlotte dans la série Plan Cœur.

Ou simplement en arrêtant de désigner les femmes arabes comme « des filles d’origine maghrébine qui ont réussi ». La cheffe d’orchestre Zahia Ziouani est souvent présentée via sa géographie familiale, avec le sous-entendu que son parcours vers la réussite en est d’autant plus étonnant. Sarah Diffalah rebondit : « On peut être arabe, mélomane et aimer Mozart, ça n’est pas bizarre ! »

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