Comment Chirac a reconquis l’Algérie
Bains de foule, déclarations solennelles, gestes symboliques… La visite d’État du président français à Alger et à Oran restera dans les annales.
«Si Jacques Chirac évite la guerre, je voudrais, au nom des peuples arabes, des peuples africains et de tous les peuples, y compris le peuple américain, qu’il soit Prix Nobel de la paix. » La phrase est d’Abdelaziz Bouteflika, le président algérien. Le chef de l’État français, lui, savoure son triomphe. La visite d’État qu’il a effectuée, du 2 au 4 mars, en Algérie l’a élevé au rang d’idole de la rue arabe. Au menu : bains de foule à répétition (un exercice dans lequel excellent les deux chefs d’État), déclarations solennelles, gestes symboliques…
Alger, aéroport Houari-Boumedienne, le 2 mars, vers 13 heures. L’Airbus présidentiel A-319 vient de se poser. Le chef de l’État français descend les marches de la passerelle en compagnie de son épouse Bernadette. Des coups de canon retentissent. Chirac et Bouteflika se donnent l’accolade. Le coup d’envoi d’une visite aux allures de marathon est donné. Direction : le centre-ville. À bord d’une vieille Mercedes décapotable, capitonnée de cuir rouge, les deux présidents saluent la foule massée derrière des barrières de sécurité. Une foule compacte estimée à un million et demi de personnes selon les autorités algériennes et à cinq cent mille par les Français. La météo est printanière, et la « nouba » commence. On se croirait en plein carnaval de Rio : chants, danses aux rythmes des t’bal (tambours) et des mezoued (sorte de cornemuse), déluge de confettis, atmosphère de liesse. Chirac, dans une attitude très gaullienne, agite sa main droite vers la foule. Bouteflika, qui lui rend une trentaine de centimètres, fait de même.
Arrivés place Sofia, près de la Grande Poste, sur le front de mer, « Chichi » et « Boutef », comme on les surnomme, descendent de voiture pour se livrer à leur exercice favori : le bain de foule. La température grimpe de plusieurs degrés, les présidents sont en sueur. Sur près de cinq cents mètres, main dans la main, nos deux « stars » parcourent le boulevard Amirouche, à la rencontre des Algérois. Un imposant cordon de sécurité les protège. Mais Chirac n’est pas homme à se laisser éloigner de ses admirateurs. À plusieurs reprises, il fendra la horde de policiers et d’agents de sécurité pour s’approcher des barrières. Il serre les mains d’une foule en délire, embrasse, salue comme s’il avait été trop longtemps sevré de cet exercice qu’il affectionne par-dessus tout. On le voit zigzaguer d’un trottoir à l’autre, croquant ce moment de gloire à pleines dents. « Chirac ! Des visas ! » hurlent des jeunes. Les balcons des immeubles regorgent de curieux et d’admirateurs, des grappes d’enfants s’accrochent aux réverbères. Des femmes pleurent, d’autres s’égosillent à force de youyous. La centaine de journalistes étrangers venus couvrir l’événement profitent de cet instant chargé d’émotion. Ceux qui ont eu la chance de rester à l’intérieur du cordon de sécurité sont aux premières loges, les autres tentent de s’approcher, au risque de se faire malmener par les services de protection. La première étape s’achève, Chirac semble ivre de bonheur.
Les déplacements à Bab el-Oued, où Chirac s’est recueilli devant la stèle érigée à la mémoire des quelque huit cents victimes des intempéries d’octobre 2001, puis à Oran, confirmeront la popularité du chef de l’État français. De l’avis général, l’accueil réservé par les habitants d’Oran a été encore plus chaleureux qu’à Alger. Et haut en couleurs : la ville s’était parée de ses plus beaux atours pour l’occasion. Drapeaux, fanions ; posters des deux chefs d’État ; sono crachant les plus grands succès de Khaled et de Cheb Mami, deux enfants du pays ; cavaliers en tenue traditionnelle ; troupes de danseurs ; chorale ; cornes de brume retentissant depuis le port en contrebas…
Dans le ciel limpide, des drapeaux français et algériens s’élèvent, accrochés à des ballons multicolores. Sur le boulevard Cheikh-Larbi-Tebessi, la foule attend patiemment sous le soleil. Les journalistes, étrangers et locaux, sont déjà là et observent, amusés, la scène. Quand la Mercedes présidentielle fait son apparition, la folie s’empare de la ville. Des bouquets de fleurs s’envolent, les confettis pleuvent. Pendant que Chirac et Bouteflika s’adonnent à leur cure de « populothérapie », les délégations française et algérienne se frayent un chemin dans la foule. En tête du cortège, Dominique de Villepin, ministre français des Affaires étrangères. Comme le « boss », il semble à des années-lumière de l’Irak ou de la Côte d’Ivoire. Autour de lui, de nombreuses personnalités algériennes : Larbi Belkheir, directeur de cabinet de la présidence, Khalida Toumi, ministre de la Culture et porte-parole du gouvernement, Chérif Rahmani, ministre de l’Environnement, Ahmed Ouyahia, ministre d’État et leader du Rassemblement national démocratique (RND), ou encore… Cheb Mami. Discret comme à son habitude, un peu à l’écart, Saïd Bouteflika, le frère du président, s’entretient avec des journalistes algériens. Il nous a confié son désappointement devant le traitement de la visite par certains médias français, toujours enclins à souligner les « choses qui fâchent » plutôt que les motifs de satisfaction. De l’épineux dossier des disparus de la dernière décennie à la situation sécuritaire, en passant par l’affaire des moines de Tibéhirine, la « mafia » des généraux ou les revendications kabyles, autant de sujets sensibles ressortis des placards pour l’occasion. Une journaliste française s’est même fendue du sempiternel « quand on voit ce qu’ils ont fait du pays qu’on leur a laissé ! » Difficile de se débarrasser des vieux réflexes…
En quittant le front de mer pour l’université Es-Senia, la délégation française est acclamée. « Merci pour l’Irak, merci pour Bab el-Oued ! » pouvait-on entendre de part et d’autre de la route. À l’arrivée de leur illustre hôte, les étudiants de la faculté d’Oran, dernière étape du voyage, entonnent leur slogan favori : « Un, deux, trois, viva l’Algerie ! »
Mais le tour pris par la visite d’État de Jacques Chirac n’a pas manqué de susciter des interrogations. Certains esprits suspicieux y ont même vu une mise en scène rondement menée. Pourtant, il paraît difficile d’obliger plusieurs centaines de milliers de personnes à se rassembler et à acclamer à tue-tête un président, fût-il français, quand bien même on gonfle les effectifs : écoliers et étudiants dispensés de cours, fonctionnaires bénéficiant d’un congé « spécial », militants mobilisés… Alger et Oran n’étant pas habitués à ce type d’événement, le nombre de curieux était, de toute façon, considérable.
Cette visite d’État, hautement symbolique, s’est transformée en « Chirac show ». Apprécié pour ses positions sur l’Irak, pour son passé algérien (sous-lieutenant de l’armée française entre mars 1956 et juin 1957, puis haut fonctionnaire entre 1959 et 1960) et pour avoir été le seul chef d’État à se rendre à Bab el-Oued après la tragédie de 2001, Jacques Chirac a proposé « un partenariat exceptionnel » avec l’Algérie qu’il a assurée du « plein soutien » de son pays et de celui de l’Union européenne. Souhaitant que les deux nations se penchent plutôt sur l’avenir que sur les cicatrices du passé, sans toutefois le « renier ou l’oublier », l’hôte de l’Élysée a invité Français et Algériens à la réconciliation. Symbole de cette dernière, les poignées de main entre le président français et deux des acteurs les plus célèbres de la bataille d’Alger de 1957, Yacef Saadi (ancien chef de la zone autonome d’Alger) et Zohra Drif (son adjointe).
Historique, symbolique et triomphale : la visite d’État a été un succès… médiatique. Les Algériens, eux, espèrent que les promesses faites par Chirac (voir encadré) ne se sont pas envolées avec lui. Car on ne peut se nourrir éternellement de promesses…
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