Bemba , le dos au mur

Homme d’affaires avisé devenu stratège militaire, le chef rebelle s’est taillé un petit empire au coeur de l’Afrique centrale. Mais le vent semble tourner avec les accusations de crimes de guerre qui pèsent sur ses soldats.

Publié le 12 mars 2003 Lecture : 13 minutes.

«Face à des maux endémiques tels que le trafic d’armes, le commerce illicite, le pillage des ressources ou les rébellions menées par des aventuriers, il faut organiser la riposte. » Cette phrase prononcée par Jacques Chirac dans son discours d’ouverture du XXIIe Sommet France-Afrique, le 20 février dernier à Paris, a certainement été répercutée jusqu’à Gbadolite, aux confins septentrionaux du Congo démocratique. Mais nul ne sait si le maître des lieux, Jean-Pierre Bemba, s’est personnellement senti visé.
Bemba, c’est d’abord un nom de famille. Ce patronyme appartient désormais à l’histoire du Zaïre devenu Congo démocratique. Millionnaire flamboyant de l’époque mobutiste, Jeannot Bemba Saolona s’est aujourd’hui effacé malgré lui au profit de son fils, Jean-Pierre Bemba Gombo, businessman reconverti à la rébellion anti-Kabila, avec plus ou moins de bonheur. Après quatre ans passés dans le maquis, le chef de guerre voit aujourd’hui sa popularité s’émousser. Au point de passer pour un criminel de guerre.
Pourtant, le 17 décembre dernier, Jean-Pierre Bemba semblait être arrivé au bout de son combat. En signant les accords de Pretoria portant sur la mise en place d’un régime de transition en RDC, le chef du Mouvement pour la libération du Congo (MLC) était assuré d’obtenir un poste de vice-président de la République. Et de pouvoir briguer la magistrature suprême vingt-quatre mois plus tard. Mais dès le 26 décembre, les combats reprenaient de plus belle dans la région de l’Ituri, au nord-est de la RDC.
Alertée par les plaintes des populations victimes d’exactions, la mission de l’ONU au Congo a diligenté une enquête, qui n’a pas tardé à confirmer les accusations portées contre les milices. Pendant quinze jours, les habitants de Mambasa ont été victimes de viols, de mutilations, et d’exécutions sommaires. Des actes de cannibalisme ont même été perpétrés par les rebelles. À la mi-janvier, le Conseil de sécurité des Nations unies s’est saisi du dossier par la voix de son président du moment, l’ambassadeur français Jean-Marc de La Sablière, qui a personnellement interpellé le chef du MLC pour lui rappeler ses devoirs à l’égard des populations civiles sous son contrôle. De son côté, le gouvernement kinois a profité de l’occasion pour discréditer un peu plus le MLC en annonçant, le 17 février, son intention de saisir la Cour pénale internationale (CPI) pour juger les « crimes odieux » commis par les hommes de Bemba dans l’Ituri.
Les accusations portées contre Bemba ne se limitent d’ailleurs plus à la rive gauche de l’Oubangui. De l’autre côté du fleuve, en terre centrafricaine, le MLC n’a pas non plus bonne presse. Dans un rapport publié le 13 février sur la situation à Bangui, la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH) met à son tour gravement en cause le président du MLC (voir J.A.I. n° 2197) : « Il existe des éléments de preuve suffisants pour établir la responsabilité pénale internationale individuelle de Jean-Pierre Bemba, en tant que supérieur hiérarchique, pour les crimes de guerre commis par ses subordonnés. » L’enquête adressée au procureur de la CPI a été réalisée dans la capitale centrafricaine fin novembre 2002… soit tout juste un mois après la tentative de coup d’État du général Bozizé contre le régime de Patassé. Venus prêter main forte au pouvoir en place, les « Congolais » de Bemba sont accusés d’avoir perpétré de multiples crimes contre les habitants. Des témoignages de victimes imputant formellement aux hommes du MLC des pillages systématiques, des viols et des meurtres, émaillent ce rapport. De plus en plus montré du doigt, Bemba fait l’objet de la première plainte pour crimes de guerre jamais déposée par la FIDH devant la Cour pénale internationale. Une première dont il se serait bien passé. D’autant que si les statuts de la CPI n’ont pas encore été reconnus par tous, ils ont été ratifiés par la Centrafrique dès 2001.
Chef de guerre sans états d’âme, Bemba fait désormais partie, aux yeux de l’opinion internationale, du clan des « prédateurs ». Une catégorie qui, de l’Angolais Jonas Savimbi au Sierra-Léonais Foday Sankoh, regroupe les pires seigneurs de la guerre. Mais, contrairement à bien des maquisards, Bemba est avant tout un pragmatique. Homme d’affaires averti, il affiche plus un parcours de fils de « bonne famille » que de révolté. Né en 1962, Jean-Pierre a passé l’essentiel de sa jeunesse hors du pays. « Dès mon jeune âge, mes parents m’envoient en Belgique pour étudier, raconte-t-il dans Le Choix de la liberté, ouvrage dans lequel il retrace la courte histoire du MLC. De Bruxelles à Liège, en passant par Braine-le-Comte, mon enfance est rythmée par les vacances au Zaïre. » Issu d’une famille de commerçants de l’Équateur, il suit tout naturellement une formation de gestion à l’Institut catholique des hautes études commerciales (Ichec), dans la capitale belge. Il en sort licencié en sciences commerciales et consulaires. Ces années d’étudiant lui permettront également de créer des liens avec les jeunes Zaïrois qui fréquentent l’Institut. Certains d’entre eux, comme Olivier Kamitatu, l’actuel secrétaire général du MLC, le suivront plus tard dans le maquis.
Né « avec une cuillère en argent dans la bouche », Bemba va profiter de la fortune familiale pour se lancer dans les affaires dès son retour au pays dans les années quatre-vingt. Son père, Jeannot Bemba Saolona, est une éminente personnalité du sérail mobutiste. Président du patronat zaïrois, il dispose d’une fortune personnelle colossale et de multiples intérêts dans les secteurs les plus variés. Ses activités sont regroupées au sein de la Scibe (Société commerciale et industrielle Bemba), groupe polyvalent spécialisé dans l’import-export de produits alimentaires, le transport aérien ou encore le commerce des minerais précieux. Au début des années quatre-vingt-dix, la Scibe est soupçonnée d’offrir ses services à l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (Unita), mouvement rebelle de Jonas Savimbi alimenté par le trafic international de diamants. Malgré l’embargo de l’ONU, le groupe contribue massivement à l’approvisionnement de la guérilla angolaise… qui paye ses kalachnikovs rubis sur l’ongle. Bemba fils réinvestit les bénéfices dans des secteurs d’avenir, comme l’audiovisuel avec la chaîne de télévision Canal Kin, et la téléphonie mobile avec la société Comcell. Fils d’un baron du régime, Jean-Pierre ne tarde pas à intégrer lui-même le premier cercle du pouvoir. Très vite, ses affaires deviennent une affaire de famille. Sa jeune soeur a épousé Nzanga Mobutu, le fils aîné du président de la République. Et lui-même s’est marié avec Lilya, une fille de Mobutu. Sa belle-mère, Maman Bobi Ladawa, a toujours apporté au clan Bemba sa discrète protection.
Bemba junior évolue dans l’ombre de Mobutu, et gagne sa confiance. Le vieux dictateur n’est pas mécontent d’avoir à ses côtés ce jeune homme brillant et lui assigne des missions délicates. Celui-ci devient le relais entre le Léopard, sa cour et les généraux. C’est ainsi qu’il se lie avec les faucons du régime, en particulier les généraux Nzimbi et Baramoto, respectivement patron de la Sécurité présidentielle et commandant de la fameuse DSP (Division spéciale présidentielle). Mais Jean-Pierre Bemba refusera toujours de quitter les coulisses du pouvoir pour jouer un quelconque rôle officiel.
Alors que tout semble lui sourire, le vent de l’Histoire va rapidement tourner. Le 17 mai 1997, les troupes rwandaises entrent dans Kinshasa, offrant le pouvoir au chef rebelle, Laurent-Désiré Kabila. Dans le camp mobutiste, c’est le sauve-qui-peut. Quelques-uns choisissent de rester. C’est notamment le cas de Bemba père, qui opte pour la collaboration avec le nouveau régime. Un choix qui lui coûtera cher. Poursuivi par l’Office des biens mal acquis, il est emprisonné à plusieurs reprises. Et paye plusieurs centaines de milliers de dollars de caution pour retrouver une quiétude toute relative.
Pendant ce temps, son fils, qui a quitté le pays avant que Kabila prenne le pouvoir, continue de faire des affaires. Vivant entre Bruxelles et Faro, au Portugal, il semble s’être résigné à l’exil. En août 1998, un brutal retournement d’alliance conduit les Rwandais à livrer bataille contre celui qu’ils ont porté au pouvoir un an plus tôt. Kampala fait front avec Kigali. Au cours d’un voyage en Ouganda, Bemba fait la rencontre de Yoweri Museveni. Le président ougandais l’encourage à rejoindre le RCD (Rassemblement congolais pour la démocratie), qui a allumé un foyer de rébellion à Goma. Même conseil de la part du Rwandais Paul Kagamé, qui le reçoit le 12 septembre 1998 à Kigali. Après mûre réflexion, Bemba finit par franchir le Rubicon. Mais pour son propre compte.
La naissance du MLC sera plutôt discrète. Recrutées et entraînées à Kisangani, ses troupes engrangent leurs premiers succès en novembre 1998. Aux confins de l’Équateur et de la Province orientale, Bemba fils se taille un fief et va reconquérir, par la même occasion, les terres familiales. Le clan y exerce une très forte influence sur l’ethnie ngbaka, qui constituait, avec les Ngbandis – l’ethnie de Mobutu Sese Seko -, l’armature des Forces armées zaïroise (FAZ). Bemba fils n’a donc eu aucun mal à recruter d’anciens membres de ces FAZ pour faire le coup de feu contre les hommes de Kabila.
La guerre de l’Équateur se mue alors en drame shakespearien. Dès l’entrée de son fils en rébellion, Bemba Saolona l’invite publiquement – « pour autant qu’il se reconnaît comme mon fils » – à mettre fin à son aventure. En vain. Mais le MLC n’a aucunement l’intention de déposer les armes. À 37 ans, Jean-Pierre Bemba Gombo a bel et bien « tué le père ». Au sens freudien du terme. Quatre mois plus tard, le 14 mars 1999, Kabila fait entrer Bemba Saolona au gouvernement, avec le portefeuille de l’Économie et de l’Industrie. Réagissant à la nomination de son père, le chef du front de l’Équateur est on ne peut plus clair : « C’est son affaire et cela ne me concerne pas. Une seule chose m’intéresse : la poursuite de la guerre contre Kabila. »
Les liens familiaux n’ont donc pas résisté aux démons du pouvoir. Les Bemba se retrouvent dans deux camps opposés. À Gemena, le fils s’est installé dans la propriété paternelle, au milieu des plantations de café, qu’il continue de faire fructifier. Certains qualifient toutefois la brouille entre les deux hommes de « poudre aux yeux » : « Le père et le fils, l’un à Kinshasa et l’autre à Gbadolite, travaillent tous deux pour la même cause, l’entreprise familiale, estime un opérateur économique. Et réussissent à ménager la chèvre et le chou. »
La plus belle victoire du MLC arrive en juillet 1999, au moment où rébellion et gouvernement discutent à Lusaka des termes d’un hypothétique cessez-le-feu. La nouvelle fait l’effet d’une bombe : Bemba a pris Gbadolite ! Ce gros village situé à quelques encablures de la Centrafrique fut pendant plus de trente ans la tanière du Léopard. Il devient la capitale du MLC, qui s’octroie du même coup le contrôle de l’Équateur. Plus qu’un symbole, c’est la confirmation de la relation quasi filiale que le chef du MLC entretient avec l’ancien régime, auquel il doit sa fortune. Autour de lui gravitent plusieurs dignitaires mobutistes : l’ancien Premier ministre Vincent Lunda Bululu et l’ex-ministre des Finances Alexis Thambwe Mwamba et, surtout, l’ancien conseiller privé de Mobutu, Séti Yale… Auxquels s’ajoutent les généraux Nzimbi et Baramoto, soupçonnés de soutenir le MLC.
Loin de vouloir lever l’ambiguïté, Bemba semble tirer parti de ce lien politique en surfant sur la nostalgie d’un passé que regrette une part croissante de la population. De sa fréquentation des hautes sphères politiques, Bemba a conservé des réflexes volontiers autoritaires. Il n’est pas rare que l’homme d’affaires en treillis dirige lui-même les manoeuvres. « Exigeant envers ses lieutenants, le Chairman manque parfois de souplesse et de patience, dit-on de lui. Il supporte mal d’être contredit, se cuirasse contre le doute. » Quitte à se débarrasser de ceux qui l’ont fidèlement servi.
S’il garde le contrôle sur les affaires militaires, Bemba n’hésite pas à déléguer l’action diplomatique du MLC. Envoyant ses missi dominici à New York, Bruxelles, Paris ou Pretoria, il quitte peu son fief, même si les soirées sont parfois un peu longues à Gbadolite. Il y a un an, les services de renseignements belges ont intercepté une conversation entre lui et l’un de ses proches, à Bruxelles. Le chef rebelle demandait à son interlocuteur de lui envoyer « par porteur spécial » des jeux électroniques pour Gameboy et PlayStation.
Parallèlement à ses activités politiques, Bemba est également soupçonné de poursuivre son « business » . La province de l’Équateur n’a pas échappé à la mise en coupe réglée de la RDC dénoncée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Dans le nord-est du pays, l’or et les diamants, mais aussi le café et le bois alimentent des trafics supervisés par les membres du haut commandement militaire ougandais. Le général Salim Saleh (jeune frère du président Yoweri Museveni), ainsi que le chef d’état-major le général James Kazini en seraient la clef de voûte. Pour les enquêteurs onusiens, ces deux hommes seraient notamment associés à Jean-Pierre Bemba.
Enfin, dernier volet de l’activité sulfureuse du MLC, l’intervention des hommes du Chairman dans le marigot centrafricain est venue jeter encore un peu plus d’huile sur le feu. Tous deux riverains de l’Oubangui, Ange-Félix Patassé et Jean-Pierre Bemba entretiennent bien plus que des relations de bon voisinage. Pour le MLC, Bangui représente une base arrière indispensable tant pour ses approvisionnements en armes que pour les exportations de diamants et de café. À plusieurs reprises, les boys du MLC sont venus prêter main forte au régime de Bangui menacé par les putschs à répétition. De la tentative de coup d’État du général Kolingba, le 28 mai 2001, à celle de l’ex-chef d’état-major, le général André Bozizé, le 25 octobre 2002, les troupes du MLC ont apporté, aux côtés du contingent libyen, un soutien décisif aux Forces armées centrafricaines en pleine déconfiture. Qui plus est, au moment les forces de Tripoli font leurs paquetages pour rejoindre leurs pénates, le MLC a carrément assuré la relève des unités d’élite libyennes. Il aurait même bénéficié de livraisons d’armes dans la localité congolaise de Zongo, située à quelques encablures de la capitale centrafricaine.
Si le régime de Patassé considère de plus en plus le MLC comme son assurance survie, la présence d’éléments rebelles congolais agace de plus en plus de monde. À commencer par la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), qui a dépêché une force d’interposition en RCA. Paris, pour sa part, apprécie très modérément cette intrusion dans sa sphère d’influence. Quant aux Américains, ils observent d’un très mauvais oeil les liaisons dangereuses entre Bemba et Kadhafi.
À la tête d’une troupe de 15 000 à 20 000 hommes, le Chairman dispose aujourd’hui au coeur de l’Afrique centrale d’une influence grandissante. Et inquiétante. Coupables d’exactions, les soudards du MLC se posent désormais en faiseurs de roi. Accusé de crimes de guerre, le chef du MLC, lui, dénonce un procès d’intention : « La France n’a jamais avalé notre intervention en Centrafrique. » « Je défie qui que ce soit de dire que Jean-Pierre Bemba a violé une seule fille en Centrafrique, et je défie qui que ce soit de dire que j’ai donné l’ordre d’aller violer », ajoute-t-il. Les accusations qui pèsent sur les mouvements rebelles congolais risquent cependant de rendre leurs dirigeants inéligibles à des fonctions officielles.
Comme s’ils sentaient le vent tourner, certains ont choisi de prendre leurs distances. C’est notamment le cas de Papy Kibonge, l’un des fondateurs du MLC, comme le rapporte le quotidien belge Le Soir. Kibonge accuse Bemba « de gérer comme sa propriété privée tant le MLC que les territoires qu’il contrôle, d’utiliser les populations civiles comme boucliers humains et de n’avoir jamais acheté le moindre équipement avec les sommes prélevées sur le terrain, armes et munitions ayant été fournies par l’Ouganda. […] Allant plus loin, il assure que si Bemba s’est lancé dans la guerre, c’était d’abord pour se « refaire » financièrement. » Bref, la perspective de voir la justice internationale se pencher sur le MLC commence à délier les langues et suscite des défections. Reste à savoir si Bemba sera bel et bien poursuivi pour les atrocités commises par les hommes du MLC. Le Chairman a d’ores et déjà menacé de se retirer du processus de paix congolais si la CPI se saisissait de son cas.
Businessman devenu seigneur de guerre, Bemba aurait pu choisir de vivre entre Bruxelles et Johannesburg une existence paisible de goldenboy. Pourquoi avoir préféré l’exil intérieur de Gbadolite ? « Jean-Pierre a aussi des convictions. Libéral convaincu, il a vraiment des ambitions pour le Congo », martèle l’un de ses proches. Affairiste ou nationaliste ? Sans doute un peu des deux. Mais en s’imposant à la tête d’un territoire plus grand qu’un État, Bemba a goûté au pouvoir absolu. Souhaite-t-il l’application des accords de Pretoria, qui risqueraient de diluer son autorité dans les eaux troubles de la politique congolaise ? Est-il prêt à céder la terre de ses ancêtres, reconquise de haute lutte sur l’armée des Kabila père et fils ? Peut-être n’a-t-il pas encore pris sa décision. Mais si la Cour pénale internationale envisageait de le poursuivre pour crimes de guerre, le Chairman se retrouverait dos au mur. Et pourrait choisir de se retrancher dans son fief pour mener son combat jusqu’au bout.

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