Tierce gagnant

La forte présence de galonnés en tenue de camouflage sur la ligne de départ de l’élection présidentielle d’avril prochain n’est pas du goût de tout le monde. Trois d’entre eux pourraient pourtant sortir du lot.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Quelque 60 millions de Nigérians doivent se rendre aux urnes le 19 avril prochain pour désigner les gouverneurs des trente-six États de la fédération ainsi que leur président de la République. Déjà en lice, à la mi-février, une dizaine de candidats, parmi lesquels on retrouve, en bonne place, les généraux à la retraite Olusegun Obasanjo, 66 ans, un chrétien originaire du Sud-Ouest, candidat à sa propre succession ; Muhammadu Buhari, 61 ans, un musulman du Nord ; et Emeka Odumegwu Ojukwu, 69 ans, un chrétien du Sud-Est. Vu l’envergure de ces trois personnalités, leur ancrage dans leurs fiefs régionaux respectifs, on peut d’ores et déjà dire, sans grand risque, que le prochain locataire d’Aso Rock, le palais présidentiel d’Abuja, est forcément une figure connue de la vie politique nationale, un sexagénaire, un homme d’expérience et un « militaire en agbada » (le boubou national) ayant déjà assumé la charge suprême ou, pour ce qui concerne le troisième nommé, tenté de se hisser au plus haut sommet de l’État.
D’abord le sortant, Obasanjo, qui sollicite un deuxième (et ultime) mandat de quatre ans pour le compte du People’s Democratic Party (PDP). C’est sans doute, avec le dramaturge Prix Nobel de littérature 1986 Wole Soyinka, le Nigérian le plus connu en dehors de son pays. Cet intellectuel panafricaniste, chantre du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad), a fait sa première intrusion dans la vie politique en devenant, contre toute attente, calife à la place du calife, après l’assassinat, en 1976, du général Murtala Mohamed, dont il était alors le vice-président. Après avoir organisé des élections libres, il devait céder la place, trois ans plus tard, à un civil, Alhaji Shehu Shagari, avant de se retirer dans sa ferme, devenant ainsi l’un des rares militaires africains à avoir quitté le pouvoir de son propre gré.
Arrêté en 1995 pour « complot », sous le régime du dictateur Sani Abacha, il recouvre la liberté, peu après la mort (l’assassinat ?) de ce dernier, en juin 1998. L’année suivante, il est élu à la tête de l’État, une victoire électorale qu’il doit, avant tout, à l’extraordinaire mobilisation de l’establishment nordiste autour de sa candidature et au vote plébiscitaire des provinces septentrionales, majoritairement musulmanes. Quatre ans plus tard, la donne a changé.
À la veille de remettre son mandat en jeu, le désamour s’est installé entre l’ancien prisonnier d’Abacha et ceux qui l’ont fait roi. Le Nord, dont plusieurs États ont, entre-temps, adopté la charia, s’est trouvé son propre poulain en la personne de Muhammadu Buhari, un « enfant du pays » né le 17 décembre 1942 à Daura, dans l’État de Katsina. Notamment parce qu’Obasanjo a pris ses distances avec les intégristes musulmans, partisans des amputations, lapidations et autres supplices moyenâgeux. Mais aussi parce que le président sortant, qui a consacré le gros de son mandat à la diplomatie, aux conférences internationales, à l’édification de l’Union africaine et du Nepad, n’a pas tenu ses promesses électorales, surtout vis-à-vis des agriculteurs et des éleveurs, dont l’activité est essentielle pour la survie économique du Nord.
Austère, considéré comme un des rares officiers « pauvres » de son pays, Buhari, le candidat du All Nigeria People’s Party (ANPP), est un vieux cheval sur le retour. Non seulement il fut, entre 1976 et 1978, « commissaire » aux Ressources pétrolières dans le gouvernement d’Obasanjo, mais il a dirigé le Nigeria de fin décembre 1983 à août 1985, après avoir renversé… Shehu Shagari, le successeur d’Obasanjo. À l’époque, il fit régner une discipline de fer dans un pays qui naviguait entre laxisme et anarchie, et en proie – c’est toujours le cas – à une corruption généralisée. Dans le cadre de la « guerre contre l’indiscipline », quelque 500 politiciens et hommes d’affaires « ripoux » furent ainsi arrêtés sans autre forme de procès, des fonctionnaires retardataires humiliés en public, des journalistes « irrespectueux » embastillés, des voyageurs, obligés, manu militari, de faire la queue pour monter dans les bus, les taximans, contraints (un comble !) de s’arrêter aux feux rouges…
Le mécontentement général, accentué par la mauvaise conjoncture économique et par la hausse vertigineuse des prix des denrées de première nécessité, devait rapidement conduire à la destitution de Buhari, le 27 août 1985, par le général Ibrahim Badamosi Babangida. Jeté en prison, il est libéré quarante mois plus tard. Il se retire de la scène. Le voilà donc de retour ! Avec, toujours, pour ambition affichée de remettre de « l’ordre dans la maison Nigeria ». Et plus que jamais décidé à justifier le putsch de la Saint-Sylvestre 1983 : « Les militaires prennent le pouvoir lorsque la situation de la nation l’exige et, surtout, lorsque ceux qui ont été élus faillissent à la tâche. C’était le cas en 1983. »
Ses adversaires l’accusent de courtiser les islamistes pour des motifs bassement politiciens. Dans un passé récent, il a ainsi refusé de condamner la charia et ne rate aucune occasion, au cours de sa campagne électorale, d’appeler ses électeurs à voter de préférence pour un candidat musulman. « Même s’il passe pour un incorruptible, Buhari n’est pas un démocrate, explique un diplomate ouest-africain en poste à Abuja. Tout, dans ses déclarations, indique qu’il a une revanche à prendre. Et, pour cela, il est prêt à pactiser avec le diable. »
Nombre d’observateurs en poste dans la capitale fédérale craignent, en tout cas, que le face-à-face Obasanjo-Buhari ne cristallise les antagonismes Nord-Sud et ne fasse le lit de la violence ethnique et religieuse, qui a déjà fait, ces quatre dernières années, quelque dix mille victimes. La solution viendrait-elle, dans ces conditions, de la présence, sur la ligne de départ, d’un troisième poids lourd originaire du Sud-Est comme le général Emeka Odumegwu Ojukwu ?
Il y a quelques décennies, cet officier ibo formé, entre autres, à Oxford rêvait de devenir le président d’une fantomatique « République du Biafra », dont il proclama même « l’indépendance » le 30 mai 1967. Aujourd’hui, une fois oubliés le conflit biafrais et son million de morts, il ambitionne, ni plus ni moins, de s’installer à Aso Rock, avec les couleurs de son parti, l’Apga (All Progressive Grand Alliance). Vivant, pour le moment, à Enugu, l’ex-« capitale » du Biafra, remarié à une ex-reine de beauté de 36 ans, Ojukwu ne semble nourrir aucun regret et multiplie les déclarations nationalistes en direction de ses « frères et soeurs » ibos (une communauté d’environ 20 millions d’âmes), écartés du pouvoir, à l’en croire, depuis plusieurs décennies. S’il pourfend la promulgation de la charia dans des États du Nord, il n’hésite pas à rappeler que les problèmes d’antan – à savoir la discrimination dont seraient victimes les siens – se posent avec davantage d’acuité aujourd’hui, plus de trente ans après la fin de la guerre civile.
« Il peut fragiliser Obasanjo et Buhari, en les privant d’une partie des suffrages de l’influente (et prospère) communauté ibo, mais il n’a aucune chance de parvenir à ses fins », assure le diplomate précité. Ce d’autant plus qu’un autre candidat ibo, le général à la retraite (encore un !) Ike Nwachukwu, du National Democratic Party (NDP), chasse sur les mêmes terres que lui.
S’il demeure un héros pour les siens, ses autres compatriotes n’ont toujours pas oublié, en effet, qu’Ojukwu est le premier responsable d’une des plus grandes tragédies de l’Afrique moderne. Parti en exil en Côte d’Ivoire, après la reddition de ses troupes le 12 janvier 1970 (auprès d’un jeune officier du nom d’Olusegun Obasanjo), le leader de la sécession biafraise est revenu au pays en juin 1982, après une mesure d’amnistie prise en sa faveur par le président Shehu Shagari…
La profusion de galonnés en tenue de camouflage sur la ligne de départ du scrutin présidentiel du 19 avril n’est pas du goût de tout le monde. Beaucoup de Nigérians ont le sentiment, cinq ans après la disparition d’Abacha et la restauration de la démocratie, de se faire voler, petit à petit, leur « bébé ». C’est, en tout cas, l’opinion du Prix Nobel Wole Soyinka, qui a récemment dénoncé « ces usurpateurs du suffrage populaire », qui continuent, par des voies détournées, d’imposer leur volonté au peuple.

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