Pulitzer, Réveille-toi !

Publié le 11 février 2003 Lecture : 3 minutes.

On aura sans doute raison de dire, une fois de plus, que si l’Histoire ne se répète pas, elle bégaie. Voyons plutôt : dans l’entourage du président des États-Unis, les cow-boys du Parti républicain brûlent d’aller mettre de l’ordre dans la « zone d’influence » de Washington. Comme par hasard, on y a aussi localisé de nombreuses mines d’or. De plus, par ces temps troublés, un bon petit conflit extérieur permettrait de relancer la machine économique, de resserrer les rangs du parti et d’obliger les syndicats à en rabattre de leurs prétentions. Dans un message au Congrès, le président revendique le droit d’intervenir, y compris par la force – il n’utilise pas encore le terme de « guerre préventive » – et prononce devant les députés de virils propos qui font remonter sa cote dans la presse et dans l’opinion.
Il est alors, pourtant, un homme qui se dresse contre cet unanimisme belliqueux : « Le message du président est une bourde grave, parce qu’il repose sur une analyse fallacieuse, parce qu’il n’est soutenu ni par le droit ni par la coutume internationale et parce qu’il met les États-Unis dans une position fausse. […] Provoquer une guerre à cause de cette demi-menace que le président nous a décrite serait le crime le plus monumental de ce siècle. » L’éditorialiste adresse des télégrammes aux rois, aux ministres, aux hommes politiques, aux personnalités de tous les pays qu’il somme de dénoncer une guerre absurde. Jour après jour, il publie leurs réponses en fac-similé dans son journal. Des voix s’élèvent en faveur de la paix au sein même du camp ennemi. En quelques semaines, le bon sens l’emporte, la tension retombe. Un arbitrage international organisé sous l’égide des États-Unis réglera le conflit.
Fin de la comparaison : nous étions en 1896, sous la présidence de Stephen G. Cleveland, et c’était Joseph Pulitzer(*), le patron du New York World, qui venait de désamorcer les menaces de guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne à propos du Venezuela.
Le 30 janvier 2003, à plus d’un siècle de distance, la presse écrite s’est à nouveau portée en première ligne. L’initiative prise par le Wall Street Journal de publier la déclaration des huit dirigeants européens appelant à soutenir l’action des États-Unis contre l’Irak s’inscrit bien dans la mission traditionnelle d’un grand quotidien désireux de peser sur le cours de l’Histoire. Mais, cette fois, en faveur de l’intervention militaire. Et dans un tout autre contexte.
Hier, un journaliste avait fait son métier. Il avait enquêté, rassemblé des informations, puis, s’étant forgé une conviction, il avait mis son journal au service de ce qu’il croyait être la vérité. Pulitzer, avec ses yeux plissés sous son lorgnon, son mauvais caractère et son indépendance d’esprit, ne craignait pas de se colleter avec le président des États-Unis.
Aujourd’hui, l’auteur de l’opération de communication venue fort à propos fissurer le front, ô combien fragile, que l’Europe espérait opposer au diktat guerrier de leurs grands alliés est resté anonyme. Le groupe Dow Jones & Company, qui possède le Wall Street Journal, emploie plus de 1 600 rédacteurs. On imagine mal, compte tenu de son pouvoir sur les décideurs de l’économie mondiale, que cette machine se soit constituée à l’écart du réseau des multinationales, voire du « complexe militaro-industriel ». En outre, au cas où leurs connexions ne leur auraient pas suffi pour ouvrir leurs colonnes aux alliés de la Maison Blanche, les agents du Wall Street Journal auraient su à quelle porte frapper : en janvier 2003, le président Bush a précisément créé un « bureau des communications internationales » (Office of Global Communications) chargé, par décret, de concevoir et de rédiger les messages destinés à « promouvoir les intérêts des États-Unis à l’étranger, éviter les malentendus, renforcer le soutien aux partenaires des États-Unis ainsi que l’appui de ces derniers ». Il s’agit, grâce à ce bureau, de mieux contrôler « l’efficacité des médias » en s’assurant de « l’exactitude » des informations publiées par eux.
Tucker Eskew, son directeur, ne cesse de revendiquer cette dernière. « Exactitude » (Accuracy), c’était aussi le slogan que Pulitzer avait fait afficher sur les cloisons de sa salle de rédaction. Reste seulement à démontrer que ce mot, de nos jours, a conservé « exactement » le même sens…

* La Revue de l’intelligent, dont le n° 1 sera publié au mois d’avril,
offrira à ses lecteurs la première biographie en français de Joseph
Pulitzer, l’inventeur du journalisme moderne (1847-1911).

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