OPA américaine sur le vivant

Dans le bras de fer qui oppose l’ Europe aux États-Unis sur les OGM, les enjeux financiers sont colossaux. Aussi chacun tente-t-il de rallier le Sud à sa cause.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 5 minutes.

C’ est une partie financière colossale qui se joue autour des organismes génétiquement modifiés (OGM) à l’échelle de la planète, et ce sont les Américains qui ont l’initiative de la bataille. Parmi les cinq groupes semenciers leaders développant des végétaux transgéniques – à savoir Pioneer Hi-Bred (USA), Monsanto (USA), Syngenta Seeds (anglo-helvétique), Limagrain (France) et Seminis Vegetable Seeds (Mexique) -, seuls les deux premiers ont vraiment misé sur les OGM. Et tout particulièrement Monsanto, qui contrôle 80 % des plantations transgéniques du monde. Pourquoi seulement eux ? Parce que la mise au point de chacune de ces petites merveilles végétales qui – si l’on en croit leurs partisans donnent de magnifiques récoltes malgré le manque d’eau ou les attaques des insectes, coûte entre 200 millions et 400 millions de dollars et demande de huit à douze ans de recherches et d’essais. Il faut avoir les reins très solides pour se permettre des investissements aussi lourds et aussi aléatoires.
Mais la deuxième raison du monopole américain en cours de constitution tient à la lassitude des semenciers européens, en butte aux actions des militants anti-OGM et qui estiment ne pas pouvoir tirer le moindre revenu de leur recherche en Europe dans les dix ans à venir. Exemple frappant : le néerlandais Advanta, après avoir dépensé 10 millions d’euros en quinze ans pour mettre au point un maïs transgénique sans en recueillir le moindre bénéfice, a décidé de fermer son laboratoire aux Pays-Bas.
Les semenciers américains ont protégé leurs nouveaux végétaux grâce au dépôt de brevets qui leur donnent l’exclusivité de leur vente pendant un temps suffisamment long pour rentrer dans leurs fonds. Il faut savoir que le fameux riz doré enrichi au béta-carotène (une vitamine A dont la carence peut provoquer la cécité) inventé par Syngenta, est protégé par soixante-dix brevets. Il en va de même pour le coton BT de Monsanto, qui exige quatre fois moins de pesticides que son frère « normal ». Le brevet est l’arme absolue des semenciers spécialisés dans les OGM, car il lie définitivement les agriculteurs à leurs fournisseurs : en effet, tous les paysans du monde utilisent une partie de leur récolte pour semer la suivante. C’est plus économique ; cela s’appelle les « semences de ferme », et leur proportion atteint jusqu’à 80 % d’une récolte en Afrique. Avec les plantes transgéniques, les agriculteurs seront obligés de payer au semencier les graines qu’ils ont eux-mêmes récoltées, mais qui « appartiennent » à celui-ci parce qu’elles sont couvertes par un ou plusieurs brevets !
Selon l’International Service for Acquisition of Agribiotech Applications (ISAA), le nombre d’hectares cultivés en plantes transgéniques a atteint 59 millions l’an dernier, chiffre en hausse de 12 % par rapport à 2001. Au cours de l’année 2002, près de 6 millions d’agriculteurs de seize pays ont eu recours à des OGM. Tout irait dans le bon sens pour les géants du biotech si l’Europe et le Japon ne leur demeuraient fermés au nom du principe de précaution. Car ce sont ces deux marchés parfaitement solvables que visent Monsanto et Pioneer, et non l’Afrique ou l’Amérique latine. Si l’on en croit les organisations anti-OGM, comme les Amis de la Terre ou Greenpeace, la stratégie des semenciers consiste à contourner l’opposition européenne via l’Afrique. Les Américains auraient choisi comme tête de pont l’Afrique du Sud (+ 50 % de surfaces mises en cultures transgéniques en 2000), dont les scientifiques semblent acquis aux OGM, et comme relais le Kenya et l’Ouganda. Ils ont décidé d’aider les chercheurs de ces pays à venir en Californie mettre au point des variétés transgéniques de manioc ou de patates douces. Monsanto parle même de baisser, voire de supprimer, les droits de brevets sur ses technologies appliquées à ces cultures locales.
Les Américains subventionnent des laboratoires africains, organisent colloque sur colloque à Nairobi et à Kampala pour persuader les agriculteurs des bienfaits des OGM et pour influencer la rédaction des réglementations nationales sur les cultures transgéniques. Cette vaste campagne de relations publiques a pour véritable motivation de faire honte aux Européens, puisque ce sont les pays les plus pauvres qui démontreront ainsi les bienfaits de l’ingénierie génétique. Mais la manoeuvre n’est pas seulement morale. En multipliant en Afrique le coton BT, les semenciers pourraient persuader le Vieux Continent de la vanité de sa résistance. « Vous ne voulez toujours pas de notre soja ou de notre maïs transgéniques ? Vous êtes bien bêtes, car vous êtes déjà habillés de textiles OGM », ironiseront-ils.
Cette interprétation a été crédibilisée par l’affaire des dons alimentaires américains, qui a défrayé la chronique au mois d’août 2002. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a proposé plus de 20 000 tonnes de maïs à la Zambie, au Mozambique, au Zimbabwe et au Malawi pour combattre la famine qui menace 13 millions d’habitants de la région. Refus catégorique de la Zambie, valse-hésitation du Zimbabwe et acceptation finale du Malawi, à condition que le grain soit moulu et rendu impropre aux semailles. Un refus et de fortes réticences fondés sur le fait que ce maïs américain est génétiquement modifié et qu’il pourrait, s’il était semé, fermer les portes de l’Europe aux exportations africaines. Mais selon le Codex alimentarium de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le PAM ne peut refuser une nourriture considérée comme consommable dans le pays donateur. Et les États-Unis mangent ce maïs. Donc…
« C’est immoral et cynique, s’indigne Éric Gall, chargé de campagne OGM de Greenpeace France. Les Américains profitent de la crise alimentaire pour imposer leur maïs transgénique. Ils pourraient parfaitement donner du maïs traditionnel qui occupe encore 65 % des surfaces consacrées à cette plante aux États-Unis, mais ils le font exprès pour démontrer que les OGM peuvent éradiquer la faim dans le monde et créer ainsi un fait accompli. » Colin Powell, le secrétaire d’État américain, a dénoncé en personne, à l’occasion du sommet de Johannesburg, les oppositions à ces dons, et le département d’État a demandé à l’Union européenne de certifier aux pays africains qu’elle ne fermerait pas ses frontières à leurs produits agricoles s’ils acceptaient ce maïs OGM. On retrouve là le comportement traditionnel de l’administration américaine, qui se comporte en commis voyageur des intérêts de ses sociétés nationales : ici, elle appuie les ventes de Boeing ; là, elle plaide la cause d’avions de combat F-16 ; en Afrique australe, elle fait pression pour imposer des OGM qui pourraient valoir à Monsanto une formidable rente. Bref, une classique affaire de gros sous, camouflée en dossier « humanitaire ».

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