Mandela, l’ONU et les gendarmes du monde

Publié le 11 février 2003 Lecture : 5 minutes.

Nelson Mandela (84 ans) s’est récemment montré plus critique qu’il ne l’a jamais été à l’égard de la politique américaine et britannique en Irak et au Moyen-Orient. Mais ses sorties apparemment improvisées cachent, comme souvent avec lui, des objectifs politiques soigneusement calculés.
Le 30 janvier, devant le Forum international des femmes, il s’est déchaîné contre le président George W. Bush. S’écartant du texte qu’il avait préparé, il a parlé, comme il l’a confié à un collègue, « du fond du coeur ». « Ce que Bush fait en Irak est une tragédie, a-t-il déclaré. Je condamne le fait qu’une superpuissance affligée d’un président qui n’a aucune vision à long terme et se montre incapable de réfléchir intelligemment veuille provoquer un holocauste. » Tony Blair a, pour sa part, été qualifié de « ministre des Affaires étrangères de Bush ». L’un et l’autre, a estimé Mandela, méprisent l’ONU parce que Kofi Annan, son secrétaire général, est noir.
La sortie de « Madiba » a jeté un froid. À Londres, surtout, où l’on s’apprêtait à recevoir, deux jours plus tard, le président sud-africain Thabo Mbeki. Mais l’ancien chef de l’État a pris soin d’adresser un message privé à Blair pour l’assurer que ses critiques ne le visaient pas personnellement. De fait, ses propos ont peut-être facilité la tâche de Mbeki, en convainquant Blair que les Sud-Africains sont très sensibilisés à ce qui se passe en Irak.
Juste après cette réunion, Mandela a prononcé un autre discours où il s’est efforcé de rétablir l’équilibre en critiquant Saddam Hussein. « L’une de ses erreurs, a-t-il dit, est de ne pas laisser les inspecteurs aller là où ils veulent. Si l’Irak ne coopère pas, il nous sera très difficile de persuader les États-Unis et leurs alliés de respecter les Nations unies. »
Pour improvisées qu’elles aient pu paraître, les deux déclarations n’en étaient pas moins l’expression d’une volonté politique très précise : n’inféoder l’Afrique du Sud à aucune des deux parties et tenter d’établir une passerelle entre les deux. Et Mandela s’inquiète de plus en plus du peu de soutien apporté aux Nations unies par l’Amérique et la Grande-Bretagne. Il a eu l’occasion de s’en entretenir par téléphone, il y a un mois, avec Blair, à qui il a rappelé les efforts déployés jadis par Winston Churchill, l’un de ses prédécesseurs, pour faire de l’ONU un instrument de paix. Mais il a senti chez son interlocuteur une certaine réserve. Pour ne pas dire une irrépressible envie de s’aligner sur Bush.
Peu après, Mandela n’est pas parvenu à s’entretenir avec le président américain. On lui a proposé de parler avec Condoleezza Rice, la patronne du Conseil national de sécurité, ce qu’il a refusé. Il en vient par ailleurs à se demander si Colin Powell, dont la volonté d’ouverture diplomatique l’avait favorablement impressionné après le 11 septembre, n’est pas en train de se transformer en faucon.
Parallèlement, Mandela a tenté de prendre contact par téléphone avec Saddam Hussein, ce que celui-ci a refusé par crainte d’être localisé par les services américains. Il a néanmoins reçu des messages du raïs, par l’intermédiaire de plusieurs membres de son gouvernement, dont le vice-Premier ministre Tarek Aziz.
Mandela est convaincu que l’Irak aurait tout intérêt à méditer l’exemple sud-africain. On se souvient qu’en 1994 le dernier gouvernement afrikaner avait volontairement détruit ses installations nucléaires, en pleine coopération avec les Nations unies. En même temps, Mandela considère que Washington n’est pas impartial en demandant à Saddam de détruire la totalité de son potentiel nucléaire. « Israël, fait-il remarquer, possède des armes de destruction massive, mais comme il est l’allié de l’Amérique, celle-ci ne lui demande pas de s’en débarrasser. »
Les interventions de Mandela sont inspirées par sa conviction que l’Afrique du Sud a une responsabilité particulière : celle de faire bénéficier d’autres pays de son expérience en matière de réconciliation et de maintien de la paix. Et sa coopération passée avec les représentants d’autres races et d’autres religions renforce sa confiance dans la négociation.
Bien qu’il ne soit pas lui-même croyant, Madiba admire toutes les religions. Il oppose volontiers les succès temporaires de conquérants comme César, Napoléon ou Hitler à l’influence durable du christianisme et de l’islam, qui ont survécu parce qu’ils sont fondés sur la paix et sur la famille, non sur la guerre et la destruction.
Lui-même a été élevé dans la religion méthodiste et a fait ses études dans des écoles missionnaires chrétiennes, mais il a gardé une grande admiration pour ses amis musulmans qui étaient à ses côtés dans son combat politique et ont partagé ses épreuves en prison. Il est fier d’avoir compté parmi ses ministres, en 1994, plusieurs musulmans, dont le ministre de la Justice Dullah Omar. Il reste très sensible à l’opinion musulmane, tant en Afrique du Sud qu’à l’étranger, où l’appui des dirigeants musulmans ne lui a pas fait défaut. Après la destruction des Twin Towers, le 11 septembre 2001, il a violemment critiqué le fondamentalisme musulman, dans une conférence de presse à Washington, après avoir été reçu par le président Bush. Mais à son retour en Afrique du Sud, il a veillé à modérer ses propos pour ne pas heurter ses amis musulmans.
Jusqu’à quel point Mandela peut-il influencer l’un ou l’autre camp dans le conflit en cours ? Aujourd’hui à la retraite, il n’occupe plus aucune fonction et peut donc se laisser aller, à l’occasion, à quelques déclarations provocantes. En tout cas, à dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Ses dernières sorties, par exemple, n’ont pas dû faire très plaisir à nombre d’Américains. Lorsqu’il a reproché à Bush de ne pas avoir de vision à long terme et d’être incapable de réfléchir, le porte-parole de la Maison Blanche, Ari Fleischer, a répondu que beaucoup de dirigeants européens « ne sont manifestement pas de cet avis ».
En fait, il se considère comme un porte-parole officieux non des seuls Sud-Africains, mais des populations de tous les pays en développement qui ne se sentent pas représentés dans un monde dominé par Washington. Mandela sait qu’il jouit encore d’une autorité morale particulière dans les pays occidentaux, y compris aux États-Unis, en tant que symbole de la paix et de la réconciliation. Et il considère qu’empêcher la guerre en Irak est le dernier grand défi qui lui est lancé, qu’il doit faire le maximum pour préserver l’autorité des Nations unies et empêcher l’Amérique et la Grande-Bretagne de jouer « les gendarmes du monde ».

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