Le choix de Gbagbo

Sommé par la communauté internationale d’appliquer les accords signés en France, le chef de l’État affirme ne vouloir céder aucune de ses prérogatives constitutionnelles. Et prend le risque de laisser le pays glisser dans l’abîme.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 5 minutes.

Vendredi 7 février 2003, 11 heures. Un chef d’État de la région, plutôt bienveillant à l’égard du pouvoir en place à Abidjan – ou de ce qu’il en reste -, demande à ce qu’on lui passe Laurent Gbagbo au téléphone. Objet de sa communication : rappeler au président ivoirien, qui doit prononcer le soir même une allocution prévue et repoussée depuis quinze jours, l’engagement qu’il a pris devant lui le week-end précédent d’appliquer les accords de réconciliation de Marcoussis et de Paris. Las ! Laurent Gbagbo dort encore, à 11 heures du matin, en ce jour « historique ». C’est tout au moins ce que répond l’interlocuteur de la présidence ivoirienne, sans que l’on sache très bien si c’est exact, si Gbagbo veut par là signifier à quel point il est serein, ou s’il s’agit d’une excuse diplomatique pour ne pas être dérangé. Laurent Gbagbo dormait donc, alors que toute l’Afrique de l’Ouest, mais aussi tous ceux qui à Paris « gèrent » le dossier ivoirien, sans oublier bien sûr ses compatriotes concernés au premier chef, spéculaient sur le contenu de son discours. À l’évidence, le choix auquel le chef de l’État ivoirien doit faire face est simple : soit il rompt avec la communauté internationale, soit il se plie aux exigences de cette dernière. La première option reviendrait à ce que les rapporteurs de la commission d’enquête de l’ONU sur les droits de l’homme en Côte d’Ivoire appellent le « glissement vers l’abîme », et Dominique de Villepin, le ministre français des Affaires étrangères, « le scénario suicide ». Un rejet global de l’accord de Marcoussis signifierait à la fois la fin de la Côte d’Ivoire en tant qu’État, ouvrant la voie à une guerre civile généralisée, et placerait la France devant un choix impossible. Se retirer totalement du pays et assister impassible aux tueries ou renverser par la force le gouvernement Gbagbo – une hypothèse extrême qui a, un moment, été envisagée à Paris. Même si, on en est persuadé tant du côté français que dans les présidences d’Afrique de l’Ouest, le chef du Front populaire ivoirien se sent menacé par la frange la plus extrémiste de ses partisans, et même s’il se contenterait au besoin d’une gestion à la semaine de son « grand-duché d’Abidjan », rien ne démontre qu’il se sente l’âme d’un Saddam Hussein. Un refus brutal du processus de paix était donc exclu.
Rarement, sur le continent, un chef d’État n’aura été si rapidement, et si catégoriquement prié de se soumettre. Cet encerclement, c’est à la France que Laurent Gbagbo le doit en premier lieu. C’est en effet le tandem Chirac-Villepin qui a concocté Marcoussis et Kléber, ne laissant à Gbagbo que le choix (très limité) de son Premier ministre, et c’est Paris qui a rameuté l’ensemble de la communauté internationale et donné le maximum d’audience au rapport de l’ONU sur les violations des droits de l’homme fustigeant « la dérive criminelle du régime », selon les propres mots d’un Dominique de Villepin à bout de nerfs et de patience. L’exaspération française était telle à la veille du discours de Gbagbo qu’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay n’hésitait plus à juger « normale » la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002, car due « au raidissement, depuis des mois, du président ivoirien ».
Cette attitude française, au forceps si ce n’est à la chicotte, a d’ailleurs eu le don de hérisser, pour ne pas dire plus, une partie non négligeable de l’opinion africaine francophone, tout particulièrement chez les non-musulmans, pour qui le conflit ivoirien revêt aussi un aspect « choc des cultures ». Réelle ou supposée, l’image du Gbagbo nationaliste et anticolonialiste maltraité par une France qui aurait rechaussé les bottes du diable Foccart est vive de Lomé à Brazzaville en passant par Lagos et Douala. C’est ce prurit d’une partie de leur opinion, mais aussi le sentiment d’avoir été écartés sans tact du dossier ivoirien pour excès d’équilibre entre les deux camps, qui a fait qu’un Eyadéma, un Obasanjo ou un Dos Santos ont décliné l’invitation qui leur avait été lancée de participer au sommet de Paris-Kléber, laissant au passage Gbagbo face à des chefs d’État qui lui étaient majoritairement hostiles.
Reste que Laurent Gbagbo aurait tort de méconnaître sa propre responsabilité dans l’isolement total qui était le sien au soir du 7 février. Même ses pairs les mieux disposés à son égard admettent qu’il pose un sérieux problème de fiabilité et que son épouse Simone, qui n’a pas été élue par les Ivoiriens, « ferait mieux de rester à la maison ». « Que va-t-il dire ? » s’inquiétait devant nous, à quelques heures du discours, l’un d’entre eux. « Êtes-vous sûr qu’il ne va pas une nouvelle fois changer d’avis ? En quittant Paris le 26 janvier, il avait dit oui, et puis dans l’avion du retour, il s’est transformé en l’homme qui dit non… » Tétanisés à l’idée de devoir rapatrier la totalité de leurs ressortissants, inquiets du coût financier déjà très important de l’opération Licorne (auquel s’ajoutent 135 milliards de F CFA d’impayés par la Côte d’Ivoire que l’Agence française de développement désespère de pouvoir recouvrer), les Français sont évidemment beaucoup plus catégoriques. « C’est Laurent Gbagbo qui organise et finance les manifestations antifrançaises, nos rapports d’écoutes téléphoniques le démontrent », insistait devant nous un diplomate. Et l’un de ses collègues, qui était encore il y a peu en poste à Abidjan, racontait comment l’ambassade de France, prévenue d’une opération des escadrons de la mort, avait joint au téléphone le président lui-même pour l’en informer – en vain. Enfin, un haut responsable de l’état-major au ministère de la Défense nous confiait il y a peu que si les quelque vingt-cinq mercenaires français embauchés par l’entourage de Laurent Gbagbo avaient effectivement regagné Paris, il n’en allait pas de même de certains Sud-Africains, Angolais ou même Ukrainiens à qui l’on avait tout simplement octroyé en quelques heures la nationalité ivoirienne. À l’évidence d’ailleurs, si le régime Gbagbo continue de procéder à des achats d’armes en ex-Yougoslavie, il n’est pas le seul : le Burkina s’approvisionne en Biélorussie et le Liberia en Géorgie. La paix en Côte d’Ivoire se construit en préparant la guerre…
Sans doute est-ce pour cela qu’il faut être très attentif aux actes qui suivront l’allocution de Laurent Gbagbo, plus qu’aux mots prononcés en cette soirée du 7 février 2003. Entre un chef d’État qui joue sa survie comme un animal politique traqué, mais prêt au besoin à prendre le maquis avec le courage physique que chacun lui reconnaît, et des chefs rebelles qui se voient déjà entrer en triomphateurs dans Abidjan sans tenir compte de l’hostilité à leur encontre d’une bonne partie de la population de la métropole, le fossé de défiance ne sera jamais comblé par un simple discours. Quant à la France, elle espère désormais voir s’éloigner le cauchemar d’un petit Vietnam africain, dont elle serait aussi responsable tant il est vrai que chacun des protagonistes finirait tour à tour par l’affronter.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires