La vraie « Mère de toutes les batailles »

Les « preuves » laborieusement rassemblées contre l’Irak n’ont convaincu personne, mais qu’importe : rien n’empêchera plus les États-Unis d’imposer leur ordre au Moyen-Orient.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 5 minutes.

Un grand pays arabe est sur le point d’être envahi par une armée occidentale, pour la première fois depuis l’intervention à Suez, en 1956, dont l’objectif était de renverser Gamal Abdel Nasser. À l’époque, le président américain Dwight Eisenhower obligea la Grande-Bretagne, la France et Israël à se retirer du sol égyptien. Cette fois, l’agresseur probable est la seule superpuissance qui reste dans le monde. Qui peut aujourd’hui faire échec à l’ardeur belliqueuse de l’Amérique impériale ? Ni les Nations unies, ni l’Europe – toujours divisée -, ni la Russie postcommuniste, ni le monde arabe. Et encore moins ce qui reste du droit international.
L’Histoire montrera sans doute que la véritable « Mère de toutes les batailles » n’aura pas été la guerre du Golfe, à l’issue de laquelle les troupes de Saddam Hussein furent chassées du Koweït, mais la prochaine guerre contre l’Irak. La grande différence entre 1991 et 2003 est que, cette fois, la guerre se déroulera de bout en bout sur le sol irakien. Ce sera une guerre de survie. Pour le maître de Bagdad, bien sûr, mais aussi pour son régime, pour le parti Baas, pour les forces armées et toutes les institutions sur lesquelles repose l’État irakien moderne.
Les responsables américains ne font pas mystère de leur objectif : la « refonte » complète de l’Irak sur des bases « démocratiques ». Reste à voir si cet objectif est réaliste ou s’il ne s’agit que de propagande pour justifier l’agression. Ce qui se prépare à Washington est rien de moins que la destruction du pouvoir irakien, l’assassinat ou l’arrestation des dirigeants, l’occupation de la totalité du pays pour un certain nombre d’années, le démantèlement de l’appareil du parti Baas, la démobilisation de la plus grande partie de l’armée et, enfin, la disparition des unités d’élite (Garde républicaine et Garde républicaine spéciale) et des organes de sécurité : la Djihaz el-Amn el-Khas (Organisation spéciale de sécurité) et le Himayat el-Raïs (l’Unité de protection présidentielle).
Le discours prononcé le mercredi 5 février par le secrétaire d’État Colin Powell n’a laissé aucun doute sur les intentions de l’Amérique. Il a dénoncé ce qu’il a appelé « la politique de dissimulation et de tromperie menée depuis douze ans par l’Irak ». Bien que présenté avec autorité et un grand souci de la mise en scène, ce discours n’a guère été convaincant. La démonstration de l’existence de liens entre l’Irak et el-Qaïda, par exemple, a été affaiblie par le fait que la cellule citée est basée dans une zone kurde du nord de l’Irak qui échappe à l’autorité de Bagdad.
« Saddam ne reculera devant rien tant qu’on ne l’arrêtera pas », a conclu Powell. Mais les preuves qu’il a apportées sont totalement invérifiables. La plupart de ceux qui l’ont écouté veulent que soit donnée aux inspecteurs de l’ONU la possibilité de les examiner de plus près. La France, en particulier, a demandé la mise en place d’un régime d’inspection renforcé. La tragédie personnelle de Powell est qu’après avoir longtemps tenté d’empêcher les faucons de faire un usage brutal de la force, il se retrouve désormais dans leur camp. Richard Perle, l’un des durs parmi les durs de l’administration républicaine, a déclaré, le 4 février : « L’Irak va être libéré par les États-Unis et par tous ceux qui voudront se joindre à eux, avec ou sans approbation de l’ONU ou d’une quelconque autre institution. » On ne saurait être plus clair.
Lorsque, au cours de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne s’est emparée des trois provinces ottomanes qui forment aujourd’hui l’Irak, son objectif était évidemment de protéger ses intérêts dans la région. De la même manière, le mobile essentiel de la guerre à venir est la protection des intérêts américains et israéliens. Au-delà des excuses, des prétextes, des discours sur la « démocratie » et les armes de destruction massive, la raison fondamentale du conflit entre les États-Unis et l’Irak, en 1991 comme en 2003, est que Saddam Hussein représente une menace pour « l’ordre » américain dans le Golfe et pour la sécurité d’Israël. C’est pourquoi les néoconservateurs et les milieux pro-israéliens de Washington veulent sa peau à tout prix. Un Irak sous contrôle offrirait une formidable plate-forme politique et militaire permettant d’étendre le pouvoir des États-Unis du Golfe à la Caspienne.
Quelles seront les conséquences de cette guerre ? Remarquons d’abord que les États-Unis s’apprêtent à défaire ce que la Grande-Bretagne a mis en place au cours de son mandat en Irak (1920-1932). Londres avait réuni les trois provinces en un État unique, avec Bagdad pour capitale. Washington envisagerait, dit-on, de transformer l’Irak en une fédération souple, sans pouvoir central fort, de sorte qu’il ne représente plus une menace pour qui que ce soit dans la région, qu’il s’agisse d’Israël, du Koweït ou de tout autre de ses États-clients. Le démembrement a de facto commencé : après dix ans d’autonomie, les Kurdes ne se laisseront pas facilement persuader de réintégrer un État irakien unitaire.
Deuxième conséquence probable de la guerre : la remise en question de l’actuelle structure du pouvoir. En 1920, l’Irak comptait 3 millions d’habitants, dont une bonne moitié de chiites, 20 % de sunnites, 20 % de Kurdes et environ 8 % de juifs, chrétiens, Yazidis et Turcomans. Aujourd’hui, la population est de 24 millions d’habitants. La proportion des chiites, des sunnites et des Kurdes est restée à peu près la même, mais le pouvoir est largement entre les mains de la communauté sunnite et, plus précisément, des fidèles de Saddam Hussein originaires de la ville de Takrit et de sa tribu des Abou Nasser. Après l’intervention américaine, nul doute que la communauté chiite revendiquera une part de pouvoir à la mesure de son importance. Plusieurs leaders chiites, certains membres de groupes clandestins comme le Da’wa, d’autres du Conseil supérieur de la révolution islamique en Irak (Majlis al-Ala) auraient déjà pris contact avec les Américains.
Quelle forme prendra le premier gouvernement de l’après-Saddam ? Qui sera le futur président ? Comment sera constitué le corps des officiers, dans une armée purgée et réformée ? Comment sera financée la mise en place de la transition ? Comment seront choisies les compagnies étrangères appelées à travailler dans le pays ? Les réponses à toutes ces questions restent très incertaines.
Quoi qu’il en soit, il apparaît désormais clairement que « l’ordre » arabe indépendant mis en place après la Seconde Guerre mondiale ne s’est montré ni assez solide ni assez cohérent pour protéger ses membres d’une agression et d’une mainmise étrangères. C’est une sorte de tragédie.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires