Histoires d’Algérie

Jacques Ferrandez, dessinateur de bandes dessinées, auteur de plusieurs carnets de voyage, explore le passé colonial de son pays d’origine. Aujourd’hui, la mémoire alerte et le coeur à vif, il s’attaque à la guerre d’indépendance.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 5 minutes.

Jacques Ferrandez est un habitué des séances de dédicaces. Au Festival de la bande dessinée d’Angoulême, ils étaient tous au rendez-vous : des lecteurs attendant patiemment, le sixième volume de la série (La Guerre fantôme) à la main, pour un petit mot ou un dessin. Et lui, toujours souriant, avec ses profonds yeux bleus, un stylo à la main.
Depuis le début, l’alchimie a fonctionné. Pourtant, le pari était risqué : comment rendre intelligible et attractif un sujet aussi complexe que la période coloniale de l’Algérie ? De 1987 à 1995, Ferrandez a publié les cinq premiers tomes de l’épopée, dont 165 000 exemplaires ont été écoulés. Ce premier cycle suivait le cours de l’histoire de 1836 à 1954. Le fil d’Ariane : Les Carnets d’Orient, réalisés par Joseph Constant, peintre orientaliste venu chercher l’inspiration de ce côté de la Méditerranée, sur les traces de Delacroix. Les Carnets passent de main en main jusqu’à se perdre… Et donnent vie à la collection éponyme, chez Casterman. « Elle s’est construite pierre à pierre, il n’y avait pas de projet global, explique-t-il. L’idée de départ, c’était de parler de la période coloniale, et, au début des années quatre-vingt, c’était encore un sujet très tabou. En reprenant chronologiquement les événements en 1830, j’étais en quelque sorte protégé. »
La Guerre fantôme inaugure un second cycle : la guerre de l’indépendance. « Beaucoup d’ouvrages, de témoignages, ont commencé à sortir sur la guerre, la torture, j’ai senti que c’était le bon moment. » Cette fois, c’est Saïd, un jeune berger qui retrouve les Carnets et renoue avec le fil de l’histoire. La BD est construite autour de personnages qui appartiennent aux deux bords : les maquisards du FLN et les pieds-noirs d’Alger. Des liens se tissent, des vies se brisent. Le propos est réaliste, historique. « Je suis comme une éponge, je bouquine tous les livres qui me tombent sous la main, j’interroge les anciens sur les ambiances qui régnaient à l’époque. Mais je n’ai pas le profil d’un auteur de BD historique, c’est le sujet qui s’est imposé à moi. » Chez Ferrandez, tout se mélange et devient un travail de coeur et de mémoire.
Il est né à la fin de l’année 1955, à Oran, et quand ses parents ont quitté l’Algérie pour le sud de la France, en 1956, il n’avait que quelques mois. « J’ai vécu cette période par procuration, par souvenirs interposés… Je suis le pur produit de cette histoire ratée. » 1956, c’était déjà le début de la guerre. Son père, issu d’une lignée d’Espagnols venue s’installer en Algérie à la fin du XIXe siècle, était médecin de quartier à Alger. Il a compris que tout allait empirer quand il a vu arriver les premiers hommes auxquels on avait coupé le nez, parce qu’ils fumaient malgré les consignes données par le FLN. « Il n’avait pas la nostalgie maladive de beaucoup d’anciens pieds-noirs. La plupart d’entre eux se renferment dans un profond mutisme pour cacher leur douleur ou, au contraire, débordent dans l’affectif. C’est très difficile d’avoir une approche dépassionnée de cette époque. » Le père est mort, il y a près de dix ans. Reste la mère : « Elle aime ce que je fais parce que c’est ma mère et que son vécu n’a pas été autant conditionné que d’autres. » Et Ferrandez se met à raconter l’histoire, toujours avec la même douceur dans la voix : « Mon grand-père maternel a vécu en Algérie où son père était chef de gare. Mais après avoir fait la guerre de 14, il est resté en France. Un jour, lors d’un voyage en Algérie, pour aller voir de la famille, ma mère a rencontré mon père. Elle y est restée trois ans. »
Lui a vécu à la fois loin de tout ça et la tête plongée dedans. Avec toujours l’envie de faire de la BD, « un peu comme pour réaliser un rêve de gosse ». Scolarité à Nice, le bac option arts plastiques, puis l’École nationale des arts décoratifs. Ses héros d’enfance : ni Superman ni l’homme araignée des comics américains, mais plutôt Spirou et Tintin.
Ce qui stimule Ferrandez, c’est l’envie d’être le « témoin de son temps ». De ses débuts dans le polar, avec des auteurs comme Tonino Benacquista ou Patrick Raynal, il a gardé la patte, le dessin aux contours sombres. Mais très vite, il a eu envie de prendre pour sujet une histoire plus contemporaine, « de sortir la BD de cette image de sous-littérature destinée à la jeunesse ». Et le sujet s’est encore une fois imposé à lui. Avec la fulgurance de l’urgence. Une urgence à raconter qui dicte aussi son dessin : « Je ne suis pas un obsessionnel du détail, je n’attends pas que mes personnages soient « anatomiquement » parfaits ou que les décors soient criants de vérité. Je privilégie avant tout l’énergie. »
Pourtant si Ferrandez aime la vitesse, il aime aussi les détours. Entre la fin du premier cycle sur l’Algérie et le début du second, sept ans se sont écoulés. Une pause, « le besoin de mûrir ». Pendant ces années, il est parti « à la découverte du monde musulman » pour accomplir son propre voyage d’Orient. Il en a rapporté des carnets de voyage, avec croquis à l’aquarelle et textes anecdotiques ou poétiques : Syrie, Liban, Istanbul, Irak.
Reste aujourd’hui à accomplir le plus difficile : confronter le travail de mémoire accompli sur l’Algérie avec la réalité. Ferrandez a fait pour la première fois le voyage en 1993 avec son ami, l’auteur Rachid Mimouni, pour un livre aujourd’hui épuisé, intitulé La Casbah d’Alger. Mais en cette année de la célébration en France de l’année de l’Algérie, il est prévu qu’il y retourne. Histoire de réaliser enfin son propre carnet sur ce pays qui le fascine tant, avec ses peurs et ses sentiments. Ainsi deux, voire trois, autres albums devraient compléter sa série sur la guerre. Il est inépuisable, comme un bon ouvrier qui remet sans cesse la main à l’ouvrage : « Ce que j’aime avant tout dans ce métier, c’est son côté artisanal. Si je n’avais pas trouvé de lecteurs, je serais peut-être devenu ébéniste ou luthier. »

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