Et si la BAD quittait Abidjan…

Le Comité consultatif de la Banque africaine de développement se réunit les 17 et 18 février prochain à Accra pour décider de la « relocalisation temporaire » de l’institution à Tunis.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 7 minutes.

A moins d’un miracle, c’est une décision lourde de conséquences pour la Côte d’Ivoire qui devrait être annoncée le 18 février prochain à Accra. Le Comité consultatif des gouverneurs (CCG) de la Banque africaine de développement (BAD) se réunit en effet, les 17 et 18 février, dans la capitale ghanéenne pour examiner l’impact des derniers développements dans le pays hôte sur « les activités opérationnelles de la Banque ». Et, selon toute vraisemblance, confirmer la « relocalisation temporaire de la BAD » à Tunis.
La précédente rencontre du CCG, qui s’était aussi tenue à Accra, les 16 et 17 décembre 2002, avait in extremis évité de prendre la décision de transférer le personnel en Tunisie. « Nous l’avons fait à la demande expresse de la France qui nous avait assuré qu’une solution politique était en train de se dessiner, reconnaît un haut responsable de la BAD. D’autres actionnaires européens et non régionaux avaient aussi souhaité que nous donnions une dernière chance aux Ivoiriens. Depuis, il y a eu les négociations de Marcoussis et le plan de paix accepté par toutes les parties. Or, dès le lendemain de la signature de cet accord, il est apparu que les chances de réussite étaient pour le moins limitées. Franchement, nous n’avons plus de marge de manoeuvre… »
Il n’empêche. Un espoir, certes mince, subsiste de voir la France parvenir à imposer la mise en oeuvre d’un accord de Marcoussis quelque peu « amendé », comme l’ont souhaité les chefs d’État africains réunis en sommet extraordinaire à Addis-Abeba, début février. Et pour tenter de sauver la face de sa diplomatie plutôt malmenée ces dernières semaines, Paris – qui dispose de solides arguments financiers et… militaires – est déterminé à tout entreprendre pour trouver une issue honorable, tout en rapatriant ses citoyens, y compris une bonne partie de son personnel consulaire…
Une situation qui n’est que la conséquence logique de la dégradation du climat politique ivoirien depuis le 19 septembre 2002, même si le processus a été enclenché dès la fin 1999, après le coup d’État du général Robert Gueï.
À l’époque, la BAD s’est retrouvée prise de court après le premier putsch militaire de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Pendant plusieurs jours, la Banque n’a pu fonctionner normalement. Son président, le Marocain Omar Kabbaj, se retrouvant même sans contact avec ses principaux collaborateurs qui, pour la plupart, étaient restés terrés chez eux. Ces journées terribles avaient déjà sérieusement ébranlé l’institution panafricaine. La transition chaotique sous la houlette du général Gueï ne fera qu’aggraver les choses. Du coup, le conseil d’administration et le management de la Banque montent au créneau pour pallier « l’absence d’infrastructures appropriées et durables destinées à assurer la continuité des activités de la Banque ». Une vaste consultation est alors lancée auprès des États membres régionaux pour déterminer le pays africain qui pourra accueillir la future « Agence temporaire de relocalisation (ATR) » destinée à éviter toute entrave au bon fonctionnement de la BAD. Sur les treize pays candidats, trois sont finalement retenus : l’Égypte, l’Éthiopie et la Tunisie.

Une situation d’urgence Ce dernier pays sera finalement choisi, le 27 février 2002, par le conseil d’administration de la BAD, car il offrait un maximum de garanties sur les plans immobilier et technique, notamment les télécommunications, avec de bonnes dessertes aériennes internationales et « des conditions financières raisonnables ». L’accord avec le gouvernement tunisien est officiellement signé en avril de la même année. L’objectif de la direction générale de la Banque est, en cas de nouvelle crise grave, d’éviter toute interruption qui pourrait mettre en péril ses activités ou l’empêcher d’intervenir sur les marchés financiers sur lesquels elle gère, quotidiennement, plus de 12 milliards de dollars de prêts et de liquidités. Un risque évoqué, du reste, régulièrement par les commissaires aux comptes, pour qui une situation d’urgence « pourrait avoir des répercussions pour la Banque : atteinte à sa réputation et perte de confiance dans l’institution ; impossibilité ou incapacité de mener les activités de financement, de placement et de trésorerie ».

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Démarche mal interprétée Autant de menaces sérieuses sur le fameux rating de la BAD (Triple A) qui lui permet d’emprunter, et donc de prêter, à faible coût. Pourtant, la démarche du conseil d’administration est mal interprétée à Abidjan. Elle provoque une nouvelle dégradation des relations entre le ministre ivoirien de l’Économie et des Finances Paul Bohoun-Bouabré et Omar Kabbaj. Ce dernier se voit reprocher de piloter une action dirigée contre le pays hôte et de vouloir nuire aux intérêts de la Côte d’Ivoire, en passant outre les procédures en vigueur. Faux, a-t-on rétorqué depuis, et à plusieurs reprises, du côté du siège de la BAD. On y indique que le processus qui a conduit à cette décision a été très transparent et que l’administrateur ivoirien… en a suivi toutes les étapes ! En mai 2002, à Addis-Abeba, lors de l’assemblée générale, Bohoun-Bouabré remet la question sur le tapis à la surprise générale pour tenter de déstabiliser la direction de la Banque. En vain, car aucun actionnaire, africain ou non africain, ne le suit dans cette nouvelle sortie intempestive dont il n’avait apparemment pas maîtrisé toutes les incidences. Pendant ce temps-là, à Abidjan, la presse proche du pouvoir et certains journaux radicaux lancent une campagne haineuse contre Kabbaj. « C’était à la limite de la diffamation, avoue un proche collaborateur du patron de la BAD. À partir de fausses informations, montées en épingle, nous avons eu droit à un véritable déferlement de haine. Pourtant, nos procédures ont toujours été scrupuleusement respectées, mais Bohoun-Bouabré n’a jamais voulu comprendre que nous ne pouvions continuer à travailler sans filet. »
Pour tenter d’inverser le cours des choses, le grand argentier ivoirien revient à plusieurs reprises à la charge en assurant que toutes les garanties nécessaires sur le plan de la sécurité ont été données et que des mesures spécifiques ont été prises. Jeudi 21 juin 2002, il fait une nouvelle sortie contre Kabbaj, où à mots à peine couverts il parle de « l’argument fallacieux » de l’insécurité en Côte d’Ivoire et dénonce, en tant qu’actionnaire, une décision qui entraîne des « dépenses injustifiées ».
Accusations infondées Trois mois plus tard, c’est le putsch manqué du 19 septembre qui jette le pays dans le chaos… et remet l’insécurité à l’ordre du jour des préoccupations de la BAD comme de l’ensemble des organisations internationales présentes à Abidjan (Banque mondiale, FMI, organisations du système des Nations unies, etc.). Au fil des jours, la situation se dégrade. Certains journaux aux ordres comme Notre Voie, le quotidien du Front populaire ivoirien au pouvoir, se remettent alors à attaquer la BAD, allant même jusqu’à évoquer son implication dans… le financement des rebelles, auxquels elle aurait fourni des soutiens logistiques, notamment dans le domaine des télécoms, car elle est la seule à avoir un accès direct à un satellite !
C’en est trop alors pour la direction générale de la Banque, d’autant qu’une rumeur insistante circule à Abidjan sur l’existence d’escadrons de la mort et d’une liste de personnes à abattre sur laquelle figurerait Omar Kabbaj. Info ou intox, il n’en faut pas plus pour que nombre de pays occidentaux, dont l’Allemagne, le Canada, les États-Unis, fassent pression sur le président pour qu’il mette sa famille à l’abri au Maroc et que lui-même aille à l’étranger. Depuis, le président est constamment en déplacement hors de Côte d’Ivoire, où il enchaîne les rendez-vous. Au début du mois de janvier, il s’est rendu à Londres, à Addis-Abeba, puis est venu à Paris – où il a participé au sommet sur la Côte d’Ivoire – avant d’aller à Abuja, Londres de nouveau pour un Congrès mondial sur l’eau, puis Rome pour une réunion des institutions multilatérales de financement du développement. Tout en demeurant en contact permanent avec le siège de la BAD, où l’on se dit rassuré de le savoir en sécurité, en attendant que la situation se normalise.

Réexamen semestriel Pour l’heure, tout est suspendu à la réunion des 17 et 18 février à Accra. Elle doit définir très précisément le déroulement des opérations. Une partie du voile est toutefois tombée en décembre dernier. Le CCG avait en effet décidé que si « l’environnement ne permet plus à la Banque de fonctionner, le président et le conseil d’administration ont les pleins pouvoirs, en vertu du Plan de secours d’urgence, de prendre les mesures qui s’imposent », et les a invités « à étudier les possibilités d’accélérer la décentralisation de l’institution ». Présent à cette réunion qui était dirigée par le gouverneur burkinabè Seydou Bouda, également président du Conseil des gouverneurs, Bohoun-Bouabré n’a pu que constater les dégâts. Et en prime, il s’est fait rappeler à l’ordre par le représentant américain William Schuerch, sous-secrétaire au Trésor, qui a critiqué la duplicité des autorités ivoiriennes – lesquelles affirment que la presse dans leur pays est libre… – et leur a demandé de mettre un terme aux attaques contre la BAD, via la presse locale et, surtout, les médias audiovisuels publics.
Aux autres représentants africains, il a aussi rappelé que toute tergiversation en ce domaine risquait de mettre en cause le déblocage du FAD IX, soit plus de 3 milliards de dollars dont doivent bénéficier trente-neuf PMA (pays les moins avancés) africains sur la période 2002-2004. Autant dire que la messe était dite. Seule concession faite aux Ivoiriens : le siège (vide…) de la BAD reste à Abidjan et la relocalisation n’est que temporaire. Une mesure qui sera rééxaminée tous les six mois pour, en cas de retour à la normale et de stabilité politique durable, être annulée. « Il est de plus en plus évident que nous allons partir pour au moins deux ans, si ce n’est plus », reconnaît un très haut responsable de la Banque. Ce qui pourrait renvoyer toute perspective de retour à Abidjan à 2005. Soit exactement le terme du second et dernier mandat du président Omar Kabbaj…

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