Escale littéraire à Tanger
Le VII e Salon du livre a été, pour cinq mille visiteurs, du 22 au 26 janvier dernier, l’occasion de rencontres animées.
Le café Hafa : plusieurs terrasses larges d’environ deux mètres, avec vue dégagée sur l’Atlantique, à gauche, et le ballet des ferries dans le détroit de Gibraltar, à droite. En haut de la falaise, à quelques pas des tombes phéniciennes et du stade de football. On y sert un thé à la menthe parfumé, mais les jeunes Tangérois y viennent surtout pour fumer du kif. Sans se cacher. L’écrivain américain Paul Bowles, père spirituel des beatniks et auteur du célèbre roman Un thé au Sahara, en avait fait l’un de ses lieux de prédilection. Les fantômes d’Allen Ginsberg, de William Burroughs, de Tennessee Williams ou de Truman Capote qu’il convia ici hantent encore les ruelles de la Médina, le port, les restaurants de la ville entre Méditerranée et Atlantique, les yeux vers l’Europe, le dos tourné à l’Afrique.
Mohamed Choukri, ancien ami de Bowles – il lui a consacré un essai intitulé Paul Bowles, le reclus de Tanger -, n’est pas un fantôme. L’auteur du Pain nu, vendu à plus de 130 000 exemplaires, était l’un des invités de marque du VIIe Salon international du livre de Tanger (Silt). Avec le philosophe Georges Steiner, les romanciers André Makine (Prix Goncourt 1995 pour Le Testament français), Marc Dugain (La Chambre des officiers), Fawzia Zouari (La Retournée), l’historien Marc Ferro (Le Livre noir du colonialisme), la représentante de l’Autorité palestinienne en France, Leïla Chahid, et plus de quarante auteurs marocains comme Ahmed Marzouki (Tazmamart, cellule dix), Mehdi Bennouna (Héros sans gloire) ou Abraham et Christine Serfaty (La Mémoire de l’autre).
Pendant les cinq jours qu’a duré la rencontre, les écrivains d’aujourd’hui, sous le regard bienveillant de leurs illustres prédécesseurs, se sont essayés à disserter sur un sujet imposé, a priori rébarbatif et scolaire, « écrire l’avenir à la lumière de l’Histoire ». Une confrontation avec le passé et « les années de plomb », souvent troublée par les craintes liées au futur économique et politique du pays. Les livres sur la prison, nombreux, montrent toute la nécessité d’un « travail de mémoire » et témoignent de la libération de la parole. Mais la question de l’islamisme et la crainte de l’endoctrinement extrémiste étaient sur toutes les lèvres. Une participante à un débat sur l’édition n’a eu de cesse d’évoquer « les livres de la bête noire, disponibles partout, bien plus facilement que les autres, bien moins chers ». Un leitmotiv qu’accompagnaient les ombres menaçantes de la guerre contre l’Irak et du conflit israélo-palestinien.
L’un des moments forts du Salon aura sans doute été l’intervention chargée d’émotion du philosophe Georges Steiner (Extraterritorialité). Maître du questionnement, il ne s’est pas départi d’une posture toute socratique, se qualifiant lui-même d’« anarchiste platonicien » et ne répondant aux questions que par d’autres questions, afin de pousser toujours plus loin la réflexion. Interrogé sur son antisionisme, il a déclaré de cette voix posée, rauque et appuyée qui lui est propre : « J’appartiens à une petite ethnie qui n’a pas eu le pouvoir de torturer pendant deux mille ans. Ce petit peuple survivait ici et là, comme il pouvait. Pour moi, celui qui torture ne mérite plus le qualificatif d’être humain. Nous sommes les invités de la vie, il faut se comporter comme tels, c’est-à-dire poliment avec les autres. Et là, catastrophe ! Le sionisme m’enlève cet orgueil magnifique. Les Israéliens torturent à leur tour. Or ce n’est jamais nécessaire. »
Interrogé sur la possibilité d’une solution, il a poursuivi par un éloge de l’errance : « Il faut garder ses valises prêtes. On peut toujours ficher le camp. Vladimir Nabokov disait : « Pour bien écrire, il faut être dans un hôtel. » » Avant de conclure : « Là où on me donne une table, là où il y a un élève, c’est ma patrie. » Quelques phrases qui ont laissé sans voix Leïla Chahid, tandis que la salle applaudissait à tout rompre. Loin des prêches revendicatifs qu’elle tient parfois en France, cette dernière avait auparavant dénoncé, devant un amphithéâtre d’étudiants marocains, tous les amalgames assimilant Juifs, Israéliens et fervents de la politique de Sharon, pour célébrer la communauté juive intégrée du Maroc.
Débats d’idées, présentations de livres, concerts, rencontres avec des étudiants et des universitaires se sont succédé entre l’auditorium de l’Institut supérieur de tourisme, sur la route de Malabata, et les salles de l’hôtel El Minzah, dans le centre de Tanger. Si les tables rondes ont permis de faire salle comble – le Salon peut se targuer d’avoir reçu plus de 5 000 visiteurs -, l’assistance était essentiellement composée de personnes proches du milieu littéraire, d’expatriés et d’étudiants de l’Institut de tourisme. La situation excentrée explique sans doute le manque de fréquentation populaire, particulièrement visible devant les stands des éditeurs, certains auteurs étant même repartis sans avoir dédicacé leurs livres. Mais cette faiblesse de la participation est aussi symptomatique d’une industrie du livre en grande difficulté, qui ne parvient guère à toucher le grand public. La rencontre consacrée à la filière (création, traduction, publication, distribution) n’a elle-même attiré qu’une quarantaine de participants, tombés d’accord pour dire que « le problème dépasse l’aspect éditorial, culturel et commercial. C’est toute la création qui est menacée. » La traduction est ainsi apparue comme un enjeu vital pour les pays arabes qui, selon l’Unesco, « n’ont pas traduit en un siècle ce que l’Espagne traduit en un an ».
Reste que le Salon du livre de Tanger se présente plus comme un espace de dialogue et de rencontres que comme une traditionnelle foire au livre où des auteurs dédicacent leurs livres sans discuter plus avant avec leurs lecteurs. Et l’on espère qu’avec les années, comme la ville qui l’accueille, il cessera de regarder uniquement vers l’Europe et se tournera enfin vers le continent africain auquel il s’adosse.
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