Entre urgence et méfiance

Dans le débat entre pro- et anti-OGM, l’ Afrique doit aujourd’hui choisir son camp. Censé jouer un rôle d’arbitre, le continent est pris en otage.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 7 minutes.

Les États-Unis et les pays membres de l’Union européenne n’en finissent pas de s’opposer sur les OGM. Washington tente de rallier le reste du monde pour forcer Bruxelles à mettre fin au moratoire imposé à toute production d’organismes génétiquement modifiés sur le territoire des Quinze. Ce débat entre superpuissances est crucial pour le continent africain, impliqué malgré lui dans une dispute occidentale dans laquelle il n’a que peu de chances de faire entendre sa voix.
Fin septembre, Monze, en Zambie. Les villageois affamés de cette région d’Afrique particulièrement touchée par la sécheresse viennent de piller des hangars où étaient entreposés cinq cents sacs de maïs en provenance de l’étranger au titre de l’aide alimentaire. Des tonnes de maïs qui n’avaient pas été distribuées à la suite du refus du gouvernement de l’aide alimentaire venue des États-Unis susceptible de contenir des organismes génétiquement modifiés (OGM). « En raison de notre faible capacité scientifique et technologique, a expliqué le président zambien Levy Mwanawasa le 14 septembre, nous ne sommes pas en mesure d’évaluer le risque présenté par les OGM. » Donc, la prudence s’impose et le pays ne veut pas entendre parler d’OGM pour sa population, tout affamée qu’elle soit. Le dilemme est énorme pour tous les États qui sont touchés par la famine : 40 millions de personnes sont actuellement menacées en Afrique. Mais les organisations internationales – le Programme alimentaire mondial (PAM) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – lancent depuis peu un message extrêmement clair à ces pays, qui peut se résumer ainsi : en attendant d’en savoir plus, nous vous assurons que l’aide alimentaire même à base d’OGM n’est pas dangereuse pour la santé, et considérant la catastrophe humanitaire que la sécheresse déclenche en ce moment, ça ne peut pas être pire. Pour les agences onusiennes, c’est une véritable lutte contre la montre, en vérité. L’urgence de l’aide alimentaire n’est pas vraiment compatible avec le rythme lent de la recherche scientifique. Lors du Sommet mondial pour le développement durable à Johannesburg fin août 2002, Jacques Diouf, le directeur général de la FAO, a exhorté tous les pays africains à accepter l’aide alimentaire sous forme d’OGM. Le secrétaire général de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), Kingsley Amoako, est allé dans le même sens en arguant que le continent ne se développerait que grâce aux biotechnologies et qu’il fallait arrêter d’avoir peur des OGM. « L’Union européenne, elle, avance le principe de précaution, explique Kingsley Amoako. Mais il y a des gens qui meurent de faim, aujourd’hui, en Afrique. Ces questions de principe sont des enjeux pour les États-Unis et l’Europe, mais pas pour nous ! »
Si la majorité des pays africains n’a pas encore élaboré d’arsenal législatif très précis sur la question, certains acceptent déjà les importations et la production d’OGM sur leur territoire. À l’image de l’Afrique du Sud, résolument favorable aux OGM. Déjà 100 000 hectares de maïs génétiquement modifié ont été cultivés sur le sol sud-africain, selon Monsanto, le géant industriel de la chimie, dont le porte-parole sud-africain précisait en septembre dernier que, dans la mesure où le gouvernement l’avait accepté, les cultures de soja OGM ne seraient pas séparées des non-OGM. D’ici à 2005, dans le pays, ce sont un million d’hectares qui devraient voir pousser du maïs transgénique. Chez Monsanto, pas d’ambiguïté : les Américains mangent des produits génétiquement modifiés depuis quinze ans, et personne n’est tombé malade. Alors, pourquoi ne pas en faire bénéficier l’Afrique ? Selon la logique commerciale des multinationales, effectivement, il n’y a pas de raison pour ne pas recourir aux OGM en Afrique. Mais le système de production et la gestion des sols sont pourtant bien différents. Au-delà d’éventuels risques pour la santé des personnes qui ingurgitent des produits transgéniques – qu’il est impossible pour l’instant de vraiment mesurer -, les OGM posent à l’Afrique un problème qui menace toute son agriculture.
Même si l’on considère que les OGM ne sont pas nocifs, la manière dont ils sont créés et les bénéfices qu’ils apportent à la production agricole des pays industrialisés sont-ils valables sur le continent ? Les OGM sur le sol africain peuvent-ils améliorer la production et garantir aux paysans une activité rentable ? Pour l’instant, les cultures d’OGM sont surtout concentrées au Nord, et ce sont des multinationales américaines ou européennes qui possèdent la majorité des brevets. Entre 1987 et 1997, les États-Unis ont effectué près de 15 000 tests d’espèces génétiquement modifiées sur pied. Aujourd’hui, 75 % des cultures d’OGM sont faites sur le sol nord-américain. Les quelques pays en développement déjà concernés par la production d’OGM sont l’Argentine (22 % des sols cultivés), le Mexique et la Chine. En Afrique, c’est seulement à titre expérimental qu’on peut trouver des champs de patates douces ou de riz génétiquement modifiés. Les grandes entreprises qui se sont lancées dans la recherche en biotechnologies visent essentiellement les grands exploitants et des productions destinées à l’exportation pour pouvoir revendre leur semence et rentabiliser le coût de la recherche. Les petits paysans africains ne font pas partie de ce marché. Les « cultures orphelines » – le riz, le millet, le sorgho et les patates douces – ne sont pas destinées aux grandes productions qui intéressent les possesseurs de brevets et de laboratoires de recherche. En outre, les espèces concernées jusqu’à maintenant par la transgenèse ne sont pas celles qui poussent sur les sols africains. On crée des espèces génétiquement modifiées pour éviter l’utilisation d’herbicides et de pesticides. Or, en Afrique, ce sont surtout des virus locaux et les problèmes liés à la sécheresse qu’il faut combattre. Et on attend toujours le riz ou le maïs transgénique qui peut pousser sans eau…
Force est aussi de constater que la recherche au nord comme au sud du Sahara est bien mal lotie. Seuls l’Égypte, le Kenya et l’Afrique du Sud sont en train de tester des OGM. Des projets sont en cours sur des patates douces résistantes aux virus à Maurice. Et l’Afrique du Sud est le seul pays africain à avoir commercialisé des produits transgéniques. « La recherche doit se faire en Afrique, souligne Moussa Seck, directeur du département Système et prospective de l’ONG Enda. Il faut que nos gouvernements et nos associations soient capables de débattre ensemble sur le bien-fondé des biotechnologies. Il n’y a que des Africains qui peuvent dire si les OGM sont bons ou non pour l’Afrique. » Or les cultures d’OGM sous-entendent jusqu’à maintenant une forme de production agricole intensive, qui n’apparaît pas forcément comme la panacée pour les économies africaines qui reposent sur des petits producteurs et des sols souvent pauvres.
La mainmise des multinationales sur la production d’OGM et de semences risque aussi de faire plus de mal que de bien à l’agriculture africaine. On se souvient du célèbre Terminator, cette semence développée par Monsanto dans les années quatre-vingt-dix, qui, après avoir donné son fruit, ne pouvait produire de graine, empêchant les paysans du Sud de récupérer une partie de leur récolte pour faire leurs semis. La multinationale a dû renoncer à ce procédé sous la pression de l’opinion publique et des ONG, mais cet épisode montre bien comment de grandes entreprises mettent déjà tout en oeuvre pour garder ce monopole. Non seulement dans leurs pays, mais aussi en Afrique.
C’est aussi la possibilité qu’offrent les OGM de faire pousser certains produits en serre dans n’importe quel endroit du monde, alors que jusqu’à maintenant il fallait les cultiver dans des régions bien précises. La production en laboratoire d’arôme de vanille, par exemple, met en jeu la vie de plusieurs dizaines de milliers de petits producteurs à Madagascar, en Ouganda ou dans d’autres pays de la région… Sans compter le piratage des plantes médicinales ou des pharmacopées locales africaines par les multinationales que certains opposants aux OGM craignent par-dessus tout.
Les causes des famines ne pourront probablement être résolues par les OGM. L’accès des petits paysans à la terre, à l’eau, et aux marchés nationaux et internationaux ne sera certainement pas favorisé par leur développement. Les cinq premières firmes internationales de chimie détenaient 30 % des brevets en 1999. Bref, certains pensent que seule la recherche menée sur le sol africain permettra de décider de l’attitude à adopter. Les dirigeants et les ONG sont au moins d’accord là-dessus. « La recherche sur les biotechnologies en Afrique doit être menée en faveur des pauvres, en mettant l’accent sur les cultures que les paysans à faibles revenus utilisent, peut-on lire dans le rapport sur les biotechnologies de la CEA. Ouvrir le débat est essentiel pour que l’Afrique développe des politiques nationales appropriées. Le plus grand danger pour l’Afrique, c’est que la révolution biotechnologique passe sur le continent sans le toucher. Un « apartheid scientifique » pourrait alors apparaître et laisser la science s’intéresser seulement aux pays industrialisés. » Aujourd’hui, le temps presse. Les OGM ne régleront pas les problèmes structurels de l’alimentation en Afrique. Au mieux, et si l’ont s’y intéresse dès maintenant, ils participeront à leur résolution. Sinon, ils aggraveront plus encore le fossé entre les nantis et les plus pauvres.

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