Du Corail, des mouettes et des missiles

Sur cette île britannique perdue dans l’océan Indien, les États-Unis ont installé, à partir de 1971, une immense base militaire, après en avoir chassé tous les habitants.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 6 minutes.

«Diego Garcia est indispensable à la défense et à la sécurité de la péninsule Arabique, du Moyen-Orient, de l’Asie méridionale et de l’Afrique orientale. » C’est en ces termes que, le 21 juin 2000, le département d’État américain a plaidé devant la Haute-Cour britannique le maintien de l’interdiction faite aux autochtones de revenir sur l’île dont ils ont été chassés, il y a plus de trente ans. Il aura donc fallu l’ouverture de plusieurs procédures judiciaires, à Londres, cette même année, pour découvrir enfin la vérité sur Diego Garcia, ce minuscule bout de terre (44 km2) perdu dans l’océan Indien, entre les Maldives, les Seychelles et l’île Maurice.
Une véritable chape de silence s’est en effet abattue sur les Chagossiens, ces « Ilois » originaires de l’archipel des Chagos, dont Diego Garcia fait partie. Combien étaient-ils ? Environ deux mille, selon le Groupe des réfugiés du Chagos (GRC), moitié moins, selon les autorités coloniales britanniques. Entre 1967 et 1971, ces paysans (très) pauvres ont été forcés de quitter la terre de leurs ancêtres et ont échoué à Port-Louis, la capitale de l’île Maurice. Avec de maigres bagages et très peu d’argent. Qui a protesté ? Personne. Pourquoi ? Parce que personne n’était au courant. Pour avoir la paix, les autorités britanniques et américaines ont effet menti à tout le monde. À leurs parlementaires comme aux Nations unies.
Aujourd’hui, les Chagossiens commencent à raconter ce qu’ils ont vécu. Et comme certaines archives britanniques viennent d’être « déclassifiées », on dispose de quelques informations sur les accords secrets conclus, entre 1964 et 1966, entre le Royaume-Uni et les États-Unis.
Sous la présidence de Lyndon B. Johnson, les États-Unis, inquiets de l’expansion soviétique dans l’océan Indien, demandent au Premier ministre britannique Harold Wilson de mettre à leur disposition l’atoll de Diego Garcia, où ils souhaitent installer une base d’écoutes et de télécommunications. Les pourparlers commencent en février 1964. Problème : les Chagos dépendent administrativement de Maurice, autre colonie britannique.
La population locale descend des esclaves africains installés là, au XVIe siècle, par les colons portugais. Elle vit de la pêche et de la culture de la noix de coco et du coprah (l’huile qui en est tirée constitue l’unique produit d’exportation). Les Américains réclament l’évacuation totale des soixante-cinq îles de l’archipel. Les négociations avançant vite, Wilson, le 8 novembre 1965, décide de séparer les Chagos de Maurice et de leur adjoindre trois îles dépendant des Seychelles.
L’accord est conclu en décembre 1966 : le Royaume-Uni prête Diego Garcia aux États-Unis pour une période de cinquante ans, avec possible prolongation de vingt ans. Officiellement, il s’agit d’un prêt à titre gracieux. En fait, une commission d’enquête du Congrès américain révélera, en 1975, que l’administration avait accordé au gouvernement britannique une ristourne de 11 millions de dollars sur l’achat de sous-marins nucléaires Polaris. On apprendra également que l’accord stipulait explicitement l’évacuation totale des Chagossiens. Commentaire du gouverneur (britannique) de la colonie : « Les seuls habitants autorisés à rester sont les mouettes. »
L’amputation de l’archipel est l’une des conditions imposées par les Britanniques aux Mauriciens en échange de leur indépendance (le 12 mars 1968). Mis devant le fait accompli, Sir Seewoosagur Ramgoolam, le futur Premier ministre, ne s’oppose pas à l’arrivée des réfugiés chagossiens, une aide de 3 millions de livres (4,54 millions d’euros) achevant de le convaincre. Pour le principe, Port-Louis maintient cependant sa revendication sur l’archipel, que Londres promet de lui restituer après le départ des Américains. Un jour, Inch’Allah…
Les Ilois seront discrètement évacués entre 1967 et 1971, date de l’arrivée des premiers soldats américains. Certains, partis à Port-Louis pour faire des emplettes, ne sont pas autorisés à rentrer chez eux. D’autres sont contraints à l’exil après avoir perdu leur emploi, à la suite de la nationalisation des plantations et de l’unique huilerie de l’île. Bientôt, le gouvernement britannique décide d’arrêter toute activité économique et d’interrompre le ravitaillement de l’archipel en médicaments et en produits alimentaires. Lentement mais sûrement, les Chagos se vident de leurs habitants. La grande majorité d’entre eux (1 800) s’installe à Maurice, les autres (200) aux Seychelles. Une poignée d’irréductibles (entre 300 et 500) résistent jusqu’au bout, mais sont finalement regroupés et embarqués de force sur un bateau de marchandises à destination de Port-Louis. Extrêmement pénible, la traversée (1 500 km) durera près de six jours. Les Chagossiens, dont le nombre est aujourd’hui estimé entre 6 000 et 8 000, vivent pour la plupart dans le bidonville de Cassis, à la périphérie de Port-Louis. Après de nombreuses manifestations et grèves de la faim, les réfugiés obtiennent, entre 1978 et 1982, le versement de compensations financières (4,65 millions de livres, au total), en échange d’un renoncement formel à tout espoir de retour.
L’importance géostratégique de Diego Garcia étant ce qu’elle est – cruciale -, la station de télécommunications américaine se transforme peu à peu en base aéronavale capable d’accueillir des sous-marins nucléaires, des frégates et des bombardiers. Il faut dire que les foyers de tensions ne manquent pas dans cette région du monde : intervention militaire soviétique en Afghanistan (1979), chute du shah puis guerre Iran-Irak (1979-1988), invasion du Koweït et première guerre du Golfe (1990-1991), opération onusienne en Somalie (1992)…
En temps normal, la population de la base est d’environ 4 000 personnes, dont près de 2 000 marines américains (qui reçoivent une prime spéciale de 150 dollars par mois), entre 1 500 et 2 000 contractuels civils (parmi lesquels beaucoup d’ouvriers philippins et singapouriens) et seulement 50 marins britanniques chargés de l’administration et de la surveillance de l’archipel. En fait, l’accès des Chagos étant interdit à toute personne non-autorisée, l’essentiel de leur mission consiste à éloigner les indésirables, navires ou avions civils.
Diego Garcia est aujourd’hui la plus importante base américaine à l’étranger. Elle vient de bénéficier d’importants travaux d’aménagement dans la perspective d’une seconde guerre contre l’Irak, dont elle n’est séparée que de 5 000 km. Bagdad se trouve donc à portée des nouveaux bombardiers furtifs B-2, capables de voler sans ravitaillement sur une distance de 10 000 km. Depuis 1971, près de 1 milliard de dollars ont été investis dans les infrastructures portuaires, les pistes d’atterrissage, les hangars, les ateliers de maintenance, les centres de télécommunications, les citernes de stockage de carburants, etc.
Dans ces conditions, un retour des Chagossiens dans l’archipel est-il envisageable ? En théorie oui, puisque la Charte de l’ONU interdit la déportation des habitants d’une colonie. En pratique, c’est une autre affaire… Lors de leur déportation, les habitants de l’archipel ont été présentés par les autorités britanniques comme des ouvriers employés, à titre contractuel, dans les plantations et la fabrique d’huile de coprah. Et comme des apatrides. C’est la raison pour laquelle le problème de la décolonisation des Chagos n’a jamais été pris en compte ni par l’Organisation de l’unité africaine ni par l’ONU.
En mars 1999, Louis-Olivier Bancoult (38 ans), le leader du Groupe des réfugiés du Chagos, est parvenu à déposer une plainte devant la Haute-Cour de justice, à Londres, pour obtenir l’abrogation du décret de bannissement, la reconnaissance de la citoyenneté britannique pleine et entière des Chagossiens (qui ne se considèrent en aucune façon comme des Mauriciens), ainsi que leur droit au retour. Le 3 novembre 2000, le tribunal leur a donné raison, sauf, pour le moment, sur la question du retour des natifs de Diego Garcia – une nouvelle plainte a été déposée à ce sujet au mois d’octobre 2002. Londres devra en outre procéder à des aménagements pour permettre l’accueil dans l’archipel des êtres humains. Et non plus seulement des mouettes.
Cette victoire à retardement n’est pourtant pas la fin de l’histoire. Les Chagossiens, qui se sont prononcés contre l’indépendance, maintiennent la pression sur Londres pour obtenir le droit de travailler chez eux, en lieu et place des Singapouriens et des Philippins, et pour qu’une évaluation du coût des infrastructures socio-économiques nécessaires à leur installation soit réalisée rapidement. La viabilité économique de l’archipel, qui dispose de ressources halieutiques, agricoles et touristiques, ne fait aucun doute.
Parallèlement, une autre plainte a été déposée aux États-Unis, en décembre 2001, en vue d’obtenir un dédommagement financier pour le préjudice subi. En 1984, une plainte du même ordre n’avait pas eu de suite, l’administration américaine étant parvenue à démontrer que, simple locataire de l’île, elle n’était pas responsable du bannissement de ses habitants.

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