De l’inégalité des sexes

Au lieu d’augmenter, les taux de scolarisation féminine ont chuté depuis 1990. La lutte contre l’analphabétisme des femmes représente pourtant un gage d’avenir et devrait être une priorité mondiale.

Publié le 11 février 2003 Lecture : 8 minutes.

Malgré les énormes changements intervenus au XXe siècle, la discrimination envers les femmes demeure une réalité, et leur non-accès à l’éducation en est l’illustration la plus flagrante. Au lieu d’augmenter, les taux de scolarisation féminine ont chuté depuis 1990, et, dans certains pays en développement, le traitement réservé aux filles s’apparente encore à un système d’apartheid.
Les chiffres l’attestent : l’inégalité de l’éducation entre les sexes persiste et dure. Selon un rapport de l’Unicef publié en 2000 sur l’état des enfants du monde, près des deux tiers des 130 millions d’enfants non scolarisés sont des filles. Et d’après l’annuaire statistique de l’Unesco publié en 2000, deux tiers des 875 millions de cas d’analphabétisme chez les adultes concernent les femmes. En Asie du Sud-Est, trois femmes sur cinq sont analphabètes, contre une sur deux en Afrique et dans le monde arabe.
La Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) qui s’est tenue au Caire en 1994 s’était fixé pour objectif de diminuer de moitié le taux d’analphabétisme des femmes en 2005. Optimiste, le Forum mondial de l’éducation qui a eu lieu en 2000 à Dakar estimait que 83 % des pays étaient sur « la bonne voie » et escomptait une généralisation de l’enseignement primaire gratuit, ainsi que la réduction de la moitié de l’analphabétisme à l’horizon de 2015. Hélas ! ce pari est loin d’être gagné, et certaines statistiques, comme celles du « Rapport de suivi sur l’éducation pour tous », publié en 2002, concluent plutôt que « le monde n’est plus en bonne voie » et que, sur les bases actuelles, l’objectif de l’égalité des sexes qui devait être atteint en 2005 est compromis. L’éducation des filles s’est améliorée dans les années quatre-vingt-dix : 86 pays ont rétabli l’égalité des sexes dans ce domaine -, mais 31 pays, en majorité africains, risquent de ne pas y arriver, même en 2015.
De fait, s’il est vrai que la plupart des régions ont vu progresser les taux de scolarisation des filles, les niveaux demeurent faibles et les disparités entre les régions significatives. Ainsi, en 2000, on estimait que le taux de scolarisation des filles était de 80 % inférieur à celui des garçons dans 22 pays africains et 9 asiatiques. L’écart est le plus marqué dans l’enseignement secondaire : les filles y représentent moins de 40 % des élèves. En Afrique australe, en Amérique latine ou en Asie de l’Est, elles sont plus nombreuses. Pis, alors que l’on s’échinait à corriger cette situation en tablant sur le changement des mentalités et sur l’essor des moyens technologiques, on constate que dans 27 pays, le nombre de filles inscrites en secondaire a diminué entre 1985 et 1987 et que dans une quarantaine d’autres, en Afrique, en Europe de l’Est et en Europe centrale, il est en recul.
Sur le continent africain, la scolarisation des filles, qui progressait lentement depuis les indépendances, commence à reculer. Aujourd’hui, selon des statistiques de l’Unicef, l’analphabétisme, qui touche en moyenne un Africain sur deux, concerne en fait 40 % des hommes et 60 % des femmes, et sur 41 millions d’enfants non scolarisés, 56 % sont des filles.
Situation identique en Amérique latine. Au Guatemala, seulement 55 % des filles ont fréquenté l’école primaire entre 1991 et 1998. À Mexico, les taux de scolarisation pour les populations indigènes sont de 20 % en dessous de la moyenne nationale. En 2000, certains pays comptaient des taux encore plus élevés de filles non scolarisées : environ 90 % au Burkina Faso et en Sierra Leone, plus de 80 % au Tchad et en Guinée. Enfin, si en 1960 les institutrices et les professeurs femmes formaient un quart des effectifs du primaire et du secondaire, la crise économique qui sévit sur le continent a freiné non seulement la progression de la scolarisation des filles, mais aussi l’accès des jeunes diplômés aux établissements d’enseignement.
De fait, les progrès de l’instruction féminine ont commencé à ralentir en Afrique dans les années quatre-vingt en raison des coûts élevés de la scolarité et de la baisse de qualité de l’enseignement. Aux astreintes économiques, à l’augmentation des dépenses supportées par les familles et aux guerres, il faut ajouter les promesses d’aide non tenues des pays développés. Ainsi, lors du Forum de l’éducation de Dakar, les enquêteurs ont relevé une baisse globale de 16 % de l’aide financière bilatérale depuis dix ans en direction des pays instables ou en guerre. Les dépenses éducatives annuelles par enfant africain sont passées de 41 dollars en 1980 à 25 dollars en 1995. C’est dans cette période que la scolarisation des filles a le plus décliné. Certaines ONG rejettent la responsabilité de ce recul sur les gouvernements des pays développés, qui ont failli aux engagements pris en 1990 à la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous, en Thaïlande, où l’on avait décidé de garantir le droit à l’éducation pour tous à l’horizon de 2000.
La pauvreté continue à être la raison principale de l’analphabétisme des femmes. Dans les pays où le ratio de scolarisation primaire ou secondaire des filles par rapport aux garçons est inférieur à 0,75 %, le PNB par habitant se situe environ 25 % plus bas que dans les autres pays. C’est en milieu rural que la situation est le plus préoccupante. Au Niger, le taux de scolarisation des filles par rapport à celui des garçons est de 80 % dans les villes, mais de 41 % seulement dans les zones rurales. Au Maroc, le nombre des femmes analphabètes à la campagne est deux fois plus élevé que celui des hommes : sur 100 femmes de 10 ans et plus, les deux tiers ne savent ni lire ni écrire. Obligées d’aider dans les champs ou pour les tâches domestiques, les petites filles n’ont pas la possibilité de fréquenter des écoles, qui sont d’ailleurs parfois inexistantes ou trop éloignées pour permettre un déplacement en sécurité. Au Pakistan, où les deux sexes fréquentent des écoles séparées, 21 % des filles des zones rurales n’ont pas d’établissement scolaire à moins de un kilomètre de leur maison, et seulement 10 % des garçons des mêmes zones sont confrontés au même problème. Dans des pays comme le Zimbabwe où, pourtant, le taux d’alphabétisation est estimé à 80 % – soit l’un des plus élevés d’Afrique subsaharienne -, le pourcentage d’abandon est de 7 % pour les filles, surtout dans les lycées. Les raisons en sont la pauvreté – près de 75 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, qui est de 1 dollar par jour -, mais aussi le nombre croissant des orphelins du VIH/sida, évalués à 700 000.
Les handicaps sociaux, liés aux mentalités et à l’environnement, constituent un autre motif de déscolarisation, bien que de moindre importance. Une étude conduite entre 1998 et 1999 par des experts de l’éducation des Nations unies dans quatre pays – le Burkina, la Guinée, le Mali et la Mauritanie – pour identifier les facteurs pouvant encourager l’accès des filles à l’école ou leur assiduité fait apparaître que le mariage précoce est un obstacle de taille. Les grossesses en milieu scolaire provoquent le départ définitif des adolescentes : c’est le cas pour la moitié des jeunes filles de 15 ans dans la plupart des pays africains. Dans certains pays du continent, les collégiennes sont menacées de harcèlement sexuel et de viol par leurs amis ou même par les enseignants.
Les entraves culturelles ne sont pas liées uniquement aux pratiques traditionnelles, mais aussi aux décisions gouvernementales. Ainsi est incriminée la dévaluation de l’enseignement due aux défaillances des politiques de l’éducation. En Guinée, certains analystes accusent Sékou Touré d’avoir dévalué l’enseignement du français en imposant les dialectes locaux. Dans ce même pays, où plusieurs établissements scolaires attendent leurs maîtres et où nombre de professeurs enseignant en français n’ont pas le niveau requis, les familles rechignent à envoyer leur progéniture féminine sur les bancs de l’école.
Contrairement aux idées reçues, la religion ne constitue pas un obstacle à la scolarisation des filles. Pointé du doigt, l’islam n’est pas responsable du retard de l’éducation des filles, selon la plupart des analystes. Si l’exemple des talibans a donné l’image d’une religion bornée et opposée à l’éducation des femmes, on sait que des pays musulmans tels que la Tunisie ou le Bangladesh sont classés champions de la scolarisation féminine. En Inde, les musulmans sont des fervents partisans de l’éducation de leurs filles et si ségrégation il y a, elle touche plutôt les musulmans eux-mêmes.
Néanmoins, certaines régions du monde arabo-musulman continuent à exclure les femmes de l’éducation sous couvert de religion. Cette position traduit, en fait, le refus d’accorder au deuxième sexe un quelconque pouvoir de prise de décision, de participation à la vie politique, de contestation des ségrégations dont sont l’objet les autres femmes, de partage des mannes financières ou, tout simplement, du contrôle des naissances. Nombre de femmes des pays du Golfe, par exemple, n’ont comme perspective que le mariage ou la tutelle masculine. Elles sont enfermées dans des exigences exclusivement familiales et ne participent aucunement aux affaires de la cité.
Or, qui douterait aujourd’hui que les femmes éduquées et instruites contribuent à un développement équitable et à la stabilité politique de leur pays ? Les progrès économiques enregistrés en Asie de l’Est et du Sud-Est ont été facilités et renforcés par l’accès de l’élément féminin à l’enseignement, et toutes les études montrent que l’investissement dans l’éducation féminine est un choix économique efficace. Une augmentation de 1 % de la scolarisation secondaire des filles se traduit par une augmentation de 0,3 % de la croissance économique. Et il est établi que la rentabilité de cet investissement est plus élevée pour les filles que pour les garçons, notamment parce que celles-ci tentent, plus tard, d’augmenter leur revenu en investissant davantage dans la santé et l’éducation des enfants. Ainsi, le Botswana, le Kenya et le Zimbabwe, qui enregistrent les niveaux les plus élevés de scolarisation féminine en Afrique subsaharienne, ont le plus faible taux de mortalité infantile. Au Kenya, 10,9 % des enfants de femmes analphabètes mourront avant l’âge de 5 ans, contre 7,2 % des enfants des femmes bénéficiant d’un niveau d’instruction primaire et 6,4 % des enfants des femmes ayant suivi un enseignement secondaire. Et l’on constate que les mères ayant bénéficié d’un rudiment d’instruction sont moins favorables à des pratiques ancestrales telles que l’excision et mieux informées sur certains fléaux qui frappent le continent, comme le sida.
C’est dire si la lutte contre l’analphabétisme des femmes représente un gage d’avenir et, par conséquent, doit demeurer une priorité mondiale.

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