Tunis-Palerme : aller et retour

L’universitaire et écrivain tunisien Majid el-Houssi nous invite à redécouvrir l’héritage arabe de la Sicile.

Publié le 10 janvier 2005 Lecture : 3 minutes.

Le narrateur, jeune homme féru d’art et d’histoire, débarque, à l’aube du 12 octobre 1962, à Palerme, en provenance de Tunis. Il passe toute une journée, le temps de l’escale, à déambuler dans les rues de la cité sicilienne. Peut-on ne pas penser ici à l’auteur lui-même, qui, en cette même année 1962, alors jeune étudiant projetant de faire ses études supérieures à Padoue, en Italie, a fait exactement le même parcours ? Mais c’est là une autre histoire.
Au gré de ses flâneries palermitaines, le narrateur fait la rencontre de son « maître » : Abû ‘Abd Allâh Muhammed Ibn al-Qattâ, fin grammairien, habile lexicologue et poète de qualité, qui s’était établi à Palerme à la seconde moitié du Xe siècle. C’est donc en compagnie de ce personnage, curieusement surgi des tréfonds de la mémoire, que le jeune homme découvre la capitale de la Sicile, ses vieux quartiers arabes et normands, ses ruelles gorgées d’histoire, ses places bordées de palais séculaires, ses marchés bariolés, ses foules gouailleuses… Peu à peu, la ville livre ses beautés, ses mystères, son humanité.
Au fil des évocations, nous croisons la cohorte joyeuse des poètes arabes de Sicile, et surtout le plus célèbre d’entre eux, Ibn Hamdis (XIe), dont les poèmes au raffinement délicieux étaient chantés dans les cours de Mahdia, de Majorque et de Séville ; le géographe Al-Idrissi, auteur de Kitab ar-Rûdjunî (« le Livre de Roger »), l’atlas le plus complet de son époque, réalisé à la demande de Roger II, le roi normand qui se targuait du titre arabe al-Mu’tazz bi-Allâh ; mais aussi Thomas d’Aquin, grand lecteur d’Ibn Roshd, Georges d’Antioche, l’astrologue et philosophe arabisant Michel Scotus, le roi normand Frédéric II, qui aimaient s’entourer de savants et d’érudits arabes. Et dont l’esprit de tolérance a permis, en son temps, une certaine « connivence de l’islam et du christianisme ».
« Je découvris ainsi par l’intermédiaire du maître Ibn al-Qattâ que c’est dans la Sicile des Normands et de Frédéric II qu’est né l’Occident moderne et dont l’esprit arabe fut le véritable accoucheur », dit le narrateur. Qui ajoute cette indication : « Dans ce royaume situé entre deux univers, le génie germanique et le génie arabe se rencontrèrent un jour en la personne de Frédéric [qui] réconcilia l’Orient et l’Occident, pour peu de temps sans doute sur le plan politique, mais pour des siècles en revanche dans le domaine culturel. »
À travers une suite de séquences narratives, alternant fictions, évocations historiques, souvenirs personnels et intermèdes poétiques, Majid el-Houssi transporte son lecteur, au fil des pages, dans une sorte de Méditerranée éternelle, un lieu à la fois réel et mythique, historique et intemporel, géographique et philosophique, qui réconcilie les antagonismes, relie les contraires et brasse les hommes et les idées, dans une sorte de patchwork harmonieux.
Tunis-Palerme, les deux espaces géographiquement distincts et qui étaient jusque-là mentalement séparés, se découvrent, au gré de la promenade et de la traversée, du temps et de l’espace, des affinités insoupçonnées. « C’est bien la même et identique topographie où Tunis appartient du coup à Palerme et vice versa. L’un à l’autre. L’un dans l’autre. Dans une unité de support et une continuité inouïe », dit le narrateur.
Par cette invitation à la redécouverte de l’héritage arabe de la Sicile et de celui latin de Tunis, le jeune voyageur interroge le destin de millions d’hommes et de femmes, « passeurs de nouvelles et de marchandises », qui ont « cheminé sur les traverses de l’exil », « sur les frontières, entre les langues », « de pays en pays, de rive en rive », laissant des traces indélébiles de leur passage dans des ouvrages écrits, l’architecture des monuments, les dialectes, les coutumes, les modes vestimentaires et jusqu’aux saveurs inimitables des cuisines locales.
À une époque où certains idéologues parlent du « choc des civilisations » comme d’une fatalité, où des activistes cherchent à opposer islam et chrétienté dans un affrontement sanglant et où des milliers de jeunes chômeurs africains et arabes s’entassent dans des barques de fortune avec l’espoir de rejoindre l’eldorado européen, ce roman vient nous rappeler, avec érudition et élégance, que seule la connaissance de l’autre, premier pas vers le respect et la reconnaissance, peut « chasser au loin la peur et la haine… des vaincus ».

Une journée à Palerme, de Majid el-Houssi, éd. Id Livre (Paris), 96 pages, 15 euros.

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