« Lorsque nous serons au pouvoir »

L’ancien Premier ministre d’Houphouët, qui a longtemps gardé le silence, sort de sa réserve. Pour la première fois et avec autant de recul, il revient sur la situation que vit son pays depuis septembre 2002.

Publié le 10 janvier 2005 Lecture : 20 minutes.

Alassane Dramane Ouattara, 63 ans, a longtemps gardé le silence. Ses interventions médiatiques sont rares. Seuls les dramatiques événements des premiers jours de novembre 2004 l’ont fait sortir de sa réserve. L’entretien qu’il a accordé à Jeune Afrique/l’intelligent est donc le premier dans lequel il s’exprime aussi complètement, et avec autant de recul, depuis qu’a éclaté cette nouvelle phase de la crise ivoirienne. L’ancien Premier ministre d’Houphouët-Boigny, personnage incontournable sur l’échiquier politique de la Côte d’Ivoire, revient sur la situation que vit son pays depuis le 19 septembre 2002, parle des différents protagonistes, du couple Gbagbo au médiateur de l’Union africaine Thabo Mbeki en passant par Charles Blé Goudé, Mamadou Koulibaly, Seydou Diarra, la France ou le Burkina. Le discours est policé, l’expression mesurée. En phase avec la communauté internationale, mais plus éloigné de l’« Ivoirien moyen ». La différence de style avec Laurent Gbagbo, au langage populiste, proche de l’homme de la rue, les pieds dans la glaise, est criante. ADO, c’est plutôt la « bonne gouvernance »…
Perçu au départ comme l’homme des Américains, et aujourd’hui comme celui des Français par le camp Gbagbo, il n’est probablement ni l’un ni l’autre. Une certitude : Ouattara est un symbole. Et une clé. Quand les accords de Marcoussis « bloquent » sur le fameux article 35 de la Constitution, celui qui régit les conditions d’éligibilité à la présidence, c’est évidemment lui qui est visé. Le référendum auquel s’accroche Laurent Gbagbo est l’une des dernières cartes jouées par le chef de l’État. Exclu du scrutin de 2000, cet économiste de formation croit-il réellement qu’il peut être le premier président musulman du pays ? Son combat relève-t-il de l’ambition personnelle, avec sa part d’aveuglement, ou d’une volonté réelle d’apporter ses compétences et son expérience à une Côte d’Ivoire au bord du gouffre ? Autre énigme : jusqu’où ira son rapprochement avec Henri Konan Bédié, ennemi d’hier et allié d’aujourd’hui ? Leur combat commun contre Gbagbo les soude. Et après ?
Il est d’ailleurs regrettable que, dans cette crise, seuls deux des trois principaux acteurs se soient exprimés. Bédié, qui, à l’instar de Ouattara, vit désormais à Paris en quasi-exil, reste invisible et inaudible…

Jeune Afrique/l’Intelligent : Avec le recul, quelle est votre analyse de la crise que traverse la Côte d’Ivoire depuis septembre 2002 ?
Alassane Ouattara : Les accords de Marcoussis [signés le 24 janvier 2003 par les différents partis politiques ivoiriens, NDLR] ont constitué un premier pas positif, mais n’ont pas anticipé un certain nombre de problèmes. Celui de la Constitution, celui de l’Assemblée nationale et, plus généralement, celui de toutes les institutions qui, issues d’élections contestées, n’étaient pas reconnues comme légitimes par l’ensemble des protagonistes. Gbagbo a joué avec la Constitution pour s’approprier des pouvoirs qu’il n’avait plus, et n’aurait jamais dû avoir, et l’a utilisée pour retarder le processus de transition. À l’issue de Marcoussis, il a choisi une stratégie d’affrontement et a cherché à gagner du temps pour pouvoir s’armer. C’est en avril 2003, après les discussions d’Accra III sur l’attribution des portefeuilles ministériels, notamment ceux de la Défense et de la Sécurité, que j’ai compris qu’il avait écarté toute solution politique.
J.A.I. : Le président Gbagbo a déclaré, mi-décembre, dans une interview à un quotidien français que « les accords de Marcoussis étaient une catastrophe » et qu’ils « n’engageaient que les partis politiques et non l’État »…
A.O. : Je n’en suis pas surpris. Au début, il a comparé Marcoussis à un « médicament » qu’il allait « essayer ». Il serait bon qu’il précise sa pensée, qu’il explique pourquoi c’est une catastrophe et, surtout, qu’il propose une alternative. Sachant son régime illégitime, il ne peut qu’être opposé à toute solution démocratique. Quant au fait que cet accord n’engage pas l’État, je rappelle que le Premier ministre de l’époque, Pascal Affi Nguessan, plusieurs ministres et Mamadou Koulibaly, le président de l’Assemblée nationale, étaient présents, ainsi qu’une forte délégation du Front populaire ivoirien (FPI). En outre, cet accord a été validé par la communauté internationale en présence de Laurent Gbagbo. Si un document validé en sa présence par le secrétaire général de l’ONU, le président français, plusieurs chefs d’État africains et le président de l’Union africaine n’engage pas l’État ivoirien, que lui faut-il ?
J.A.I. : À quand situez-vous l’origine de cette crise ?
A.O. : Tout a commencé en décembre 1999. On a ouvert la boîte de Pandore avec le coup d’État militaire. Par la suite, les élections tronquées d’octobre 2000 et la mauvaise gestion du pouvoir ont conduit à cette crise de septembre 2002, qui était manifestement un coup d’État manqué. Une tentative de putsch qui s’est transformée en repli sur Bouaké, en rébellion…
J.A.I. : On a souvent tendance à ramener cette crise à un problème ethnique. Qui est à l’origine de la notion d’ivoirité ?
A.O. : J’ai beaucoup de mal à définir l’ivoirité. Je sais que le président Bédié, en son temps, et le PDCI, ont indiqué qu’il s’agissait pour eux d’un concept culturel qui a été dévoyé par la suite… Mais, dans les faits, toute la période de l’après-Houphouët a été marquée par une discrimination entre les Ivoiriens. Ce processus a malheureusement provoqué de très sérieux problèmes ethniques. Si je devais me pencher sur le passé, je dirais que la plus grave erreur a sans doute été de n’avoir pas maintenu le droit du sol appliqué entre 1960 et 1972.
J.A.I. : Justement, votre récente alliance avec le président Bédié ne risque-t-elle pas de désorienter vos militants ?
A.O. : Je crois au contraire que nos bases respectives sont soulagées par ce rapprochement, parce que le RDR est en quelque sorte l’enfant naturel du PDCI. Nous voyons l’un et l’autre dans quel état se trouve aujourd’hui notre pays. J’estime que la Côte d’Ivoire vaut bien une réconciliation et qu’il faut surmonter les incompréhensions, et même les blessures personnelles consécutives à ce qui s’est passé entre 1993 et 1999. Ce pays est au bord de la catastrophe, à cause d’un clan dépourvu d’expérience et de sens de l’État. Nous ne pouvons rester les bras croisés. Nos retrouvailles soulagent les populations.
J.A.I. : Serez-vous candidat en octobre 2005 si les élections ont lieu ?
A.O. : Si mon parti le souhaite, je serai candidat en octobre 2005. Nous menons un combat difficile, pour une Côte d’Ivoire débarrassée de ces maux que sont l’exclusion, l’injustice, l’arbitraire. Une Côte d’Ivoire moderne et rassemblée, dirigée par des hommes et des femmes d’expérience. J’espère que nous aurons la chance de pouvoir présenter et mettre en oeuvre un tel programme.
J.A.I. : Qui de Bédié ou de vous acceptera de céder la place à l’autre ?
A.O. : Chaque parti présentera son candidat au premier tour. Celui qui arrivera en tête aura le soutien de l’autre au second. Par ailleurs, nous dévoilerons dans les prochaines semaines le contenu de notre programme commun, qui ira au-delà de cette présidentielle.
J.A.I. : On vous présente souvent comme « l’homme du Nord ». Trouvez-vous cela réducteur ?
A.O. : Je suis issu de deux grandes familles du Nord. Maintenant, si cette étiquette signifie que je suis particulièrement sensible à l’injustice et à l’arbitraire, alors oui, je me considère comme l’homme de tous ceux qui sont traités injustement dans cette Côte d’Ivoire, qui est pourtant un pays de diversité. Je souhaite continuer ce combat pour mettre fin à l’exclusion.
J.A.I. : Quels sont vos liens avec les Forces nouvelles (FN, ex-rébellion) ?
A.O. : Ce qui nous rapproche, c’est la volonté d’instaurer une Côte d’Ivoire démocratique, où le président sera élu au suffrage universel. Ce qui nous différencie, c’est l’usage de la force et de la violence pour prendre le pouvoir. J’ai été le premier, d’ailleurs, à condamner la tentative de coup d’État.
J.A.I. : Le RDR est-il prêt à s’allier avec les FN ?
A.O. : Le RDR est ouvert à tous ceux qui veulent épouser notre philosophie et notre vision de la Côte d’Ivoire. Nous sommes un parti rassembleur.
J.A.I. : Que pensez-vous de Guillaume Soro, leur leader ?
A.O. : Il est brillant et courageux. C’est un jeune homme qui a beaucoup d’avenir. Depuis deux ans, je l’ai observé dans ses fonctions de responsable des Forces nouvelles. Je pense qu’il peut apporter beaucoup à la construction de la Côte d’Ivoire, une fois la paix revenue.
J.A.I. : On vous présente parfois comme son mentor…
A.O. : Il dit à tous ceux qui veulent l’entendre qu’il a beaucoup d’admiration pour moi. J’apprécie. J’ai beaucoup d’admiration pour lui également, parce qu’il mène un combat difficile. Il faut l’aider à poursuivre sur la voie de la réconciliation et de la réunification.
J.A.I. : On prête des ambitions politiques à Charles Konan Banny…
A.O. : Charles est un ami, nous nous connaissons bien. S’il avait pris la décision de se présenter à la présidentielle, je pense qu’il m’en aurait informé. D’ailleurs, son mandat de gouverneur de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) court jusqu’en décembre 2005.
J.A.I. : Son entrée en lice serait-elle de nature à vous gêner ?
A.O. : Absolument pas. J’estime que c’est un Ivoirien pourvu d’une grande expérience qui pourrait beaucoup apporter à notre pays. De toute façon, il s’agit d’une décision personnelle.
J.A.I. : Avez-vous une solution pour sortir de la crise ?
A.O. : Je suis signataire de Marcoussis. Ces accords présentaient des faiblesses, qui sont en train d’être corrigées. La première, c’est de ne pas avoir imposé immédiatement un embargo sur les armes : l’ONU vient de le décréter. La deuxième, c’est de n’avoir pas établi un calendrier d’exécution : le président Thabo Mbeki vient de le faire. La troisième, c’est de ne pas avoir imposé de sanctions. Tous ces problèmes étant sur le point d’être réglés, nous sommes convaincus de pouvoir organiser des élections démocratiques en 2005. C’est l’essentiel.
J.A.I. : Comment expliquez-vous l’évolution de Laurent Gbagbo, ce défenseur des valeurs démocratiques devenu chef de guerre ?
A.O. : Laurent Gbagbo n’était pas prêt à devenir président de la Côte d’Ivoire. Il pensait demeurer éternellement dans l’opposition. Par miracle ou par accident, il s’est retrouvé numéro un sans aucune expérience de la gestion de l’État. Ce n’est pas sa faute si les responsabilités qu’il exerce sont trop lourdes pour lui.
J.A.I. : Au contact du pouvoir, certains se sont révélés…
A.O. : Chacun a sa personnalité. Et à chaque circonstance, ses leçons…
J.A.I. : Vous vous connaissiez avant…
A.O. : Ah oui ! Bien entendu…
J.A.I. : Pensiez-vous qu’il évoluerait de cette manière, à l’époque où vous étiez alliés ?
A.O. : Question difficile. C’était un partenaire qui n’avait jamais de position personnelle claire et précise quand nous avions des questions à trancher. Il s’en remettait sans cesse à son parti. Pour le reste…
J.A.I. : Comment expliquez-vous que les différentes enquêtes sur les escadrons de la mort, les tentatives d’assassinat et les disparitions n’aient jamais eu de suite ? Toutes concluent pourtant à un rôle plus ou moins direct de la présidence et mettent en avant le rôle joué par Simone Ehivet Gbagbo, l’épouse du chef de l’État…
A.O. : Le rapport sur les événements des 25 et 26 mars [répression par le pouvoir de la marche organisée par sept des dix partis signataires de Marcoussis, qui a fait « au moins 120 morts », selon l’ONU, NDLR] a été envoyé au secrétaire général des Nations unies. Nous attendons qu’il soit rendu public et fasse l’objet d’une résolution et de sanctions, y compris la mise en place d’un tribunal pénal régional ou international.
J.A.I. : Que pensez-vous de Simone Gbagbo ?
A.O. : Je ne la connais pas très bien.
J.A.I. : On lui prête beaucoup d’influence…
A.O. : Je n’aime pas les rumeurs et, je le répète, je la connais mal. C’est surtout avec son mari que j’ai eu des entretiens politiques. Beaucoup de choses se disent. Si elles se confirmaient, ce serait très grave.
J.A.I. : Mamadou Koulibaly ?
A.O. : Je ne le connais pas du tout et ne suis même pas sûr de l’avoir déjà rencontré. Je l’observe avec beaucoup d’étonnement !
J.A.I. : Charles Blé Goudé et ses « Jeunes patriotes » ?
A.O. : Je ne l’ai reçu qu’une seule fois, à sa demande. C’était évidemment avant que cette crise éclate. Il m’a demandé un soutien financier pour un voyage qu’il devait effectuer dans le cadre de l’organisation des étudiants de l’Afrique de l’Ouest. Il tient aujourd’hui un discours totalement irresponsable.
J.A.I. : On évoque souvent l’ingérence de pays voisins dans la crise ivoirienne : Liberia, Burkina, Guinée, Togo…
A.O. : Le problème, c’est que le régime Gbagbo multiplie les mensonges et les manipulations. Dès les événements du 19 septembre 2002 au matin, ses partisans ont accusé le général Robert Gueï, qu’ils ont fait assassiner. Puis ils ont tenté de m’éliminer, ainsi qu’Henri Konan Bédié. Ensuite, la France a été mise en cause, et enfin le Burkina. Sans jamais la moindre preuve. La seule chose qui soit vérifiée, c’est que des membres de la rébellion se trouvaient effectivement dans des pays voisins avant le 19 septembre 2002. Cela suffit-il à affirmer que ces pays ont participé à l’organisation d’un coup d’État contre la Côte d’Ivoire ?
J.A.I. : Le Burkina est quand même souvent montré du doigt…
A.O. : N’ayant pas de preuves ni d’indices réels, je préfère éviter les commentaires… Je me pose tout de même une question : quel serait l’intérêt des autorités burkinabè de susciter des difficultés avec ces pays ?
J.A.I. : On a l’impression que la France n’a pas de politique ivoirienne claire.
A.O. : Il m’est difficile de me mettre à la place des autorités françaises. Cette hésitation – si l’on peut la qualifier ainsi – ne date pas d’aujourd’hui. Des situations de ce type sont toujours très délicates pour une ancienne puissance coloniale. Parce que quoi qu’elle fasse, elle se fait toujours mal comprendre par un camp ou par l’autre. Peut-être aurait-elle dû prendre position plus clairement. Mais la diplomatie française a toujours préféré l’accompagnement à l’affrontement. Aujourd’hui encore, elle s’efforce d’être impartiale. Ce n’est pas facile…
J.A.I. : Comment jugez-vous l’attitude de l’armée française pendant les événements du 6 au 10 novembre ?
A.O. : Je déplore les morts, qu’il s’agisse d’Ivoiriens ou d’étrangers. Mais je suis persuadé qu’il y a eu provocation de la part de Laurent Gbagbo. C’est une triste parenthèse dans l’histoire des relations entre la France et la Côte d’Ivoire. Il faut désormais aller de l’avant. Quand nous serons aux affaires, très bientôt, ces relations reprendront dans la confiance.
J.A.I. : Quelles sont vos relations avec les autorités françaises, justement ?
A.O. : Très bonnes.
J.A.I. : L’Élysée semble quand même méfiant à votre égard. Les chiraquiens vous soupçonnent d’être un peu trop proche des Américains, de Sarkozy, de Strauss-Kahn, de Fabius ou de Bouygues, qui lui-même soutient Sarkozy…
A.O. : Ce n’est pas la France qui désigne le président de la Côte d’Ivoire, ce sont les Ivoiriens. Nicolas Sarkozy, Martin Bouygues, Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius sont en effet des amis, mais je ne pense pas un seul instant qu’ils veuillent se mêler de la politique ivoirienne. On ne peut pas avoir autant de relations en France, y vivre en exil et être l’homme des Américains. Mais si je suis également apprécié des Américains, tant mieux !
J.A.I. : Vos relations avec le président Chirac ?
A.O. : J’ai de bonnes relations avec lui. Et je suis souvent en contact avec Michel de Bonnecorse, son conseiller pour les affaires africaines. Nous échangeons régulièrement des messages.
J.A.I. : Que pensez-vous de la médiation du président sud-africain Thabo Mbeki ?
A.O. : Mbeki est un homme que je connais bien et qui a fait ses preuves dans d’autres conflits, comme au Burundi ou en RD Congo. Il apporte une vision différente. C’est un anglophone, il ne connaît pas toutes les subtilités politiques dans les pays francophones. Cela peut être un inconvénient comme un avantage. Pour le moment, nous estimons qu’il est tout à fait objectif et neutre. Il tente de faire avancer le processus qui doit aboutir à des élections transparentes en octobre 2005. C’est un grand démocrate, il ne faut pas que les gens l’oublient.
J.A.I. : Laurent Gbagbo aussi se dit satisfait…
A.O. : S’il applique à la lettre ce que le médiateur de l’UA lui recommande, j’en serai particulièrement heureux.
J.A.I. : Comment garantir la transparence des futures élections ?
A.O. : La transparence pourrait être garantie si nous avions une Commission électorale indépendante, et c’est ce que nous tentons d’obtenir de Gbagbo. Si nous échouons, il faudra que les élections soient confiées aux Nations unies. Il est très important que la consultation soit crédible et que ses résultats soient acceptés par tous. Sinon, nous nous exposons à une nouvelle crise postélectorale.
Le deuxième point, c’est le problème du Conseil constitutionnel que Gbagbo a mis en place après les accords de Marcoussis, sans concertation préalable avec les autres responsables politiques. Nous considérons que cette instance n’est pas crédible et qu’elle ne doit pas être chargée de la validation des candidatures et de la proclamation des résultats.
J.A.I. : Craignez-vous un éventuel référendum sur l’article 35 de la Constitution [qui définit les conditions d’éligibilité, NDLR] ?
A.O. : Là n’est pas la question. À quoi servirait un référendum qui diviserait davantage le peuple ? La priorité est de sortir la Côte d’Ivoire de cette crise. Tout le monde est aujourd’hui persuadé que c’est par des élections démocratiques que nous y parviendrons. Tout le reste ressemble à des manoeuvres politiciennes. Une Constitution est faite pour servir le peuple, pas pour le maintenir dans la misère et la souffrance. Organisons donc cette élection présidentielle, et après nous nous occuperons de la Constitution.
J.A.I. : Êtes-vous partisan d’une modification ou d’une abrogation de cet article ?
A.O. : Il faut simplement suspendre l’actuelle Constitution, qui a été élaborée dans des conditions désastreuses, organiser des élections le plus rapidement possible et permettre à une nouvelle Assemblée, démocratiquement élue, de rédiger la prochaine Constitution.
J.A.I. : Une autonomie accordée au nord du pays, dans un cadre fédéral, est-elle envisageable ?
A.O. : Tout est envisageable, mais pas forcément souhaitable. Ma position a toujours été que les pays africains n’ont pas l’influence qu’ils pourraient avoir dans un environnement mondialisé, en raison de leurs dimensions modestes. Il faut s’orienter vers des fédérations et des confédérations plus larges. Couper la Côte d’Ivoire en deux irait à l’encontre de cette vision. D’autant que les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ne sont pas des problèmes entre populations. Il s’agit d’une situation politique créée par un homme et son clan.
J.A.I. : Êtes-vous populaire au « Sud » ?
A.O. : Ce n’est pas à moi de le dire. Pour le savoir, il faudrait des élections.
J.A.I. : La Côte d’Ivoire est-elle prête à élire un président musulman ?
A.O. : La question ne se pose pas en ces termes. Je ne brigue pas la magistrature suprême au nom d’un groupe d’Ivoiriens. Je suis persuadé que mes concitoyens jugent d’abord l’homme et sa capacité à redresser la situation.
J.A.I. : Si Gbagbo acceptait de ne pas se représenter en 2005 et qu’on vous demandait de faire de même, le feriez-vous ?
A.O. : Je ne crois pas à cette hypothèse surréaliste. Quand je vois la manière dont Gbagbo s’accroche au pouvoir, j’ai du mal à imaginer qu’il puisse accepter de ne pas se représenter. Voici un président qui ne contrôle pas les deux tiers de son territoire, qui est rejeté par la majorité des partis, qui avoue avoir accédé au pouvoir dans des conditions calamiteuses et qui… reste aux affaires.
J.A.I. : Comment fonctionne aujourd’hui votre parti ?
A.O. : Difficilement, en raison de l’insécurité. Je suis à l’extérieur du pays mais suis en contact permanent avec les militants et la direction du RDR, notamment avec la secrétaire générale, Henriette Diabaté, et le secrétaire général adjoint, Amadou Gon Coulibaly. Nous avons mis en place une permanence qui assure la gestion quotidienne. Le financement des activités est difficile. Mais nos militants continuent de cotiser pour nous permettre de faire face aux dépenses courantes. Ils ont foi en l’avenir du parti et du pays.
J.A.I. : Le Premier ministre Seydou Diarra a-t-il encore un rôle à jouer ?
A.O. : Le problème, ce n’est pas Seydou Diarra, c’est Laurent Gbagbo. Il s’accroche à la Constitution pour ne pas concéder la moindre parcelle de pouvoir. Quiconque remplacerait Seydou Diarra serait confronté aux mêmes difficultés. Ce que nous avons demandé au président Mbeki, c’est que Gbagbo soit contraint de déléguer une partie de ses pouvoirs, de sorte que la mise en oeuvre de Marcoussis puisse commencer sur trois points essentiels : politique (adoption des textes), économique (gestion de l’État, centralisation des ministères économiques) et militaire (sécurité, désarmement, réunification du pays). Si cela avait été fait plus tôt, l’essentiel aurait pu être réglé en six mois, et les élections auraient pu avoir lieu dès 2003.
J.A.I. : Jusqu’où Gbagbo peut-il aller ?
A.O. : Dès lors qu’il ne peut plus continuer dans la voie militaire, il va essayer d’empêcher les élections ou d’en retarder la tenue. S’il doit s’y résoudre, il tentera d’en fausser le résultat comme en 2000.
J.A.I. : Tout ça ressemble à une fuite en avant…
A.O. : C’est un pouvoir qui vit au jour le jour.
J.A.I. : Si vous accédiez à la présidence, quelles seraient vos premières mesures ?
A.O. : Je suis certain qu’avec le PDCI nous accéderons au pouvoir en novembre 2005. Nous travaillons actuellement sur une série de questions fondamentales : rétablir la sécurité, renforcer la cohésion nationale, remettre les Ivoiriens au travail, débarrasser la Côte d’Ivoire du népotisme, du favoritisme, constituer une équipe capable de mettre en place un programme économique qui rassure les Ivoiriens, de l’intérieur comme de l’extérieur, et les investisseurs. Mais je ne souhaite pas dévoiler seul ce programme élaboré en commun avec le PDCI.
J.A.I. : À quelles conditions seriez-vous prêt à rentrer en Côte d’Ivoire ?
A.O. : C’est une décision qui ne dépend pas seulement de moi, mais de tous ceux qui travaillent avec moi. Vous savez, je peux rentrer sans problème, à n’importe quel moment, à Odienné (Nord-Ouest), à Man (extrême-Ouest), à Korhogo (Nord), ou à Bouaké (Centre). Peut-être même dans d’autres villes du Sud. La question de principe, c’est de retrouver un pays où l’impunité ne soit plus tolérée, où les responsables politiques puissent mener leurs activités normalement. Je ne vais pas rentrer en Côte d’Ivoire pour être bâillonné et séquestré.
J.A.I. : Comment votre famille vit-elle la situation ?
A.O. : C’est une épreuve très difficile pour nous tous. Beaucoup de nos proches ont été atteints dans leur chair, quand ils n’ont pas perdu la vie. Ces années ont été particulièrement dures et humiliantes. Le régime de Gbagbo nous a ramené une génération en arrière, c’est un désastre. Il faudra faire en sorte d’extirper le venin de la haine et de la division.
J.A.I. : Vos proches, et votre épouse Dominique en particulier, vous incitent-ils à jeter l’éponge ou au contraire à poursuivre votre combat ?
A.O. : Ma décision va au-delà de ma personne et de ma famille. Sinon, je ne serais déjà plus dans la course depuis longtemps…
J.A.I. : Quelles sont vos relations avec les chefs d’État de la sous-région ?
A.O. : Elles sont bonnes. Je m’entretiens souvent au téléphone avec les présidents Mbeki, Obasanjo, Bongo Ondimba, Eyadéma, Wade, Kufuor, Compaoré, Amadou Toumani Touré…
J.A.I. : Avez-vous des modèles ?
A.O. : Sur le plan politique, je citerai sans hésiter le président Félix Houphouët-Boigny. Ses valeurs de tolérance et de générosité, son attachement à la paix sont fondamentaux. J’étais également très sensible à sa fidélité et à sa loyauté. Sur le plan professionnel, j’ai beaucoup apprécié feu le gouverneur Abdoulaye Fadiga, qui fut mon patron à la Banque centrale, qui m’a permis de gravir les échelons, de m’intéresser de manière concrète à la gestion d’une institution importante.
Hors de la Côte d’Ivoire, il y a, bien sûr, Nelson Mandela, qui est un symbole pour tout Africain. J’ai également été frappé par des personnalités comme Martin Luther King. Enfin, je ne peux oublier Michel Camdessus, qui en plus d’avoir été mon patron au Fonds monétaire international (FMI), est devenu un ami et même un frère. C’est un monsieur exceptionnel, remarquable, d’une honnêteté à toute épreuve.
J.A.I. : Que répondez-vous à ceux qui trouvent que vous n’êtes pas assez politique, que vous semblez loin des affaires de votre pays ?
A.O. : Je voudrais être un Mandela pour la Côte d’Ivoire. Mandela est resté en prison vingt-sept ans. Quand il en est sorti, il n’en a voulu à personne, il n’a tué personne. On apprend à connaître les hommes et les femmes dans ces circonstances. Quand on a été humilié, blessé, on peut en tirer une révolte intérieure ou, au contraire, une paix intérieure. Moi, j’ai choisi la voie de la paix. Fondamentalement, je suis persuadé que je peux apporter une contribution à mon pays. Maintenant, si mes concitoyens me donnent la possibilité d’être leur premier responsable, tant mieux, mais si ce n’est pas le cas, je peux servir à d’autres échelons. Grâce à mon pays, j’ai été le patron d’une des institutions les plus respectées en Afrique de l’Ouest, j’ai occupé l’une des plus hautes fonctions dans la finance internationale en tant que directeur général adjoint du FMI. J’aimerais mettre cette expérience au service de la Côte d’Ivoire. Si la politique c’est être méchant et détruire, alors je ne serai jamais un bon politicien.
J.A.I. : Êtes-vous prêt à pardonner à Laurent Gbagbo ?
A.O. : Je pense qu’il faut pardonner à tout le monde, mais que la justice doit faire son travail. Il est important d’en finir avec ce climat d’impunité et de mettre en place une commission indépendante, nationale ou régionale, qui fasse le bilan de cette crise. Dans un second temps, comme en Afrique du Sud, nous nous attacherons à la réconciliation. Nous sommes tous des Ivoiriens.

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