Jamaica Kincaid réinvente son père

Familière de la fiction autobiographique, l’écrivain américaine d’origine antillaise creuse une fois de plus la terre de ses souvenirs à la recherche d’elle-même. Courroux, ressentiment, rage nourrissent son style.

Publié le 10 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Le flux et le reflux des vagues sur le rivage de l’île d’Antigua, une chanson au refrain lancinant, un soleil qui darde sa cruauté sur des visages à demi effacés, une phrase qui roule ses « r » comme pour se persuader qu’elle a le pouvoir de ressusciter les morts : « Mr. Potter était mon père, mon père s’appelait Mr. Potter. » C’est là tout le nouveau roman de l’Américaine Jamaica Kincaid, qui, une fois de plus, creuse la terre de ses souvenirs à la recherche d’elle-même. Têtue, courbée sur un passé dont elle ne connaît que quelques bribes, elle fouaille la chair de la mémoire avec comme seuls instruments ses mots et son obstination. Sans jamais reprendre son souffle, elle s’épuise autour de la sépulture de son père, « une tombe d’un peu moins de deux mètres de profondeur, d’un peu moins de deux mètres de long, et d’un peu moins d’un mètre vingt de large, un tertre si usé qu’il avait l’air d’avoir été bâti par des fourmis », pour mieux en rédiger le tombeau littéraire.
Jamaica Kincaid n’est pas née Jamaica Kincaid. Elle l’est devenue. La femme, l’écrivain, se sont imposés par la force d’un pseudonyme. Avant d’exister, Jamaica Kincaid était Elaine Potter Richardson, née en 1949 à Saint John’s, sur l’île d’Antigua, fille de Roderick Nathaniel Potter et d’Annie Richardson. Fille de ? Pas vraiment. Parce qu’Elaine Potter Richardson est venue au monde avec « une ligne qui la barre ». Étrange expression qui dit l’absence du père et le vide d’une des cases du certificat de naissance : « Et je tiens en main un document qui certifie le jour de ma propre naissance (le 25 mai 1949), le nom qui me fut donné à ma propre naissance (Elaine Cynthia), le nom de ma mère (Annie Richardson), l’endroit où l’on aida ma mère à me mettre au monde physiquement (Holberton Hospital), et il y a un espace vide barré d’une ligne tracée en travers là où le nom de mon père, Roderick Nathaniel Potter, devrait figurer, car Mr. Potter était mon père ; mon père s’appelait Roderick Nathaniel Potter. »
Pour celle qui est devenue Jamaica Kincaid, redonner vie à son père, c’est venir à bout de cette ligne qui la barre. Remplir le vide. Grâce à l’insistance des mots répétés et le lyrisme d’un long poème en prose, Mr. Potter – dans sa tombe depuis 1992 – s’anime de nouveau. Il est planté droit sous le dur éclat du soleil d’Antigua où sa vie « a commencé l’année 1492 » mais où il est « né le 7 janvier 1922 ». Son propre père ne s’est jamais soucié de son existence, et alors qu’il n’avait que 5 ans sa mère « [l’a abandonné] à la garde d’une nommée Mrs. Shepherd, et puis elle [est entrée dans la mer] ».
Drickie Potter l’orphelin a grandi à Antigua, une île de 19 kilomètres de long sur 14 de large, bordée par la mer des Caraïbes d’un côté et l’océan Atlantique de l’autre, mais surtout une île qui n’obtiendra son propre gouvernement qu’en 1967 et n’accédera à l’indépendance qu’en 1981. Drickie est noir. Pour l’occupant, il n’est jamais qu’un sous-homme. Comme l’écrivait Jamaica Kincaid dans Petite Île, à propos des colons anglais : « Partout où ils allaient, ils transformaient le pays en Angleterre ; et […] tous ceux qu’ils rencontraient, ils les transformaient en Anglais. Mais nul pays ne pourrait jamais être vraiment l’Angleterre et nul être qui ne leur ressemblait pas trait pour trait ne serait jamais anglais, on imagine donc les ravages sur les gens et les terres qui en ont résulté. » Même les paysages et les cultures exsudent des années de douleur et une « histoire d’horreur indicible emprisonnée dans chaque feuille, dans chaque tige ». Malgré le soleil et l’eau bleue, la misère règne en maître sur « l’île déguenillée » où Mr. Potter devient le chauffeur de riches Blancs qui le méprisent.
Propre sur lui, la chemise bien repassée, le pli du pantalon raide et droit, les chaussures brillantes, les dents « nettoyées avec l’extrémité d’un chiffon humide trempé dans la cendre », Mr. Potter « [n’a] pas de for intérieur » et « [n’a] pas d’émerveillements » : il ne sait ni lire ni écrire. Cela ne l’empêche pas de répandre ses gènes au gré de fugaces rencontres, sans aucun souci d’avenir. À ses nombreuses filles (car il n’a que des filles), il ne lègue qu’une chose : la forme de son nez. Leurs mères sont contraintes de les élever seules dans de petites maisons « comportant une pièce avec quatre fenêtres et deux portes ». Son argent, Mr. Potter l’épargne afin de s’acheter une voiture. Mais celle qui sera la mère de Jamaica n’est pas comme les autres : « Flammes dans son propre feu », elle a quitté la Dominique à 16 ans contre la volonté de son père et, depuis, avorté quatre fois. Ne parvenant pas à se défaire du cinquième foetus, elle décide de s’enfuir avec les économies de son amant…
Quelques années plus tard, poussée par cette mère fantasque, Jamaica tente une fois d’aller demander un bloc de papier d’écolier à son père ; il se débarrasse d’elle comme on chasse une mouche. Depuis, après bien des péripéties, Jamaica est devenue femme, mère et écrivain. Élevée à la dure, elle a abandonné son île natale pour devenir fille au pair chez un riche couple de New-Yorkais, à Manhattan. « Fille au pair » ? « Domestique », corrige-t-elle ! Mais l’adolescente a des ressources : elle quitte la famille qui l’emploie et devient étudiante en photographie à la New York School for Social Research, avant d’entrer au Franconia College du New Hampshire pour un an. Et elle commence à écrire pour le magazine Ingenue.
En 1973, Elaine Potter Richardson devient Jamaica Kincaid. Après un coup de pouce du destin, ce pseudonyme trouve sa place dans les prestigieuses colonnes du New Yorker, rubrique « Talk of the Town ». L’éditeur de ce prestigieux magazine littéraire, William Shawn, l’encourage et lui fait « découvrir sa voix ». Elle épousera son fils, le compositeur Allen Shawn, dont elle aura deux fils.
Jamais, pourtant, Jamaica Kincaid ne décolère. Courroux, ressentiment, irritation, rage, nourrissent son style. « Ce qui m’intéresse, c’est la quête de la vérité, et la vérité ressemble souvent au contraire du bonheur », affirme cette féministe qui « n’écrit pas vraiment sur les hommes, à moins qu’ils ne soient liés à une femme ». Ses phrases sont des noeuds coulants qu’elle n’hésite pas à passer autour du cou de ses proches. « J’aime les gens dont je suis issue et je n’aime pas les gens dont je suis issue », écrit-elle. Après Autobiographie de ma mère (Albin Michel, 1997), fiction autobiographique qui lui avait permis d’explorer les relations mère-fille, la sexualité féminine, les relations de pouvoir et l’emprise coloniale, Jamaica Kincaid a assisté à la lente agonie d’un frère atteint du sida. Elle l’a raconté dans Mon Frère (l’Olivier, prix Femina 2000), sans butter sur les mots de la déchéance physique ni s’aveugler sur l’homme qu’il était.
C’est avec la même verve et le même oeil critique que l’Antiguaise nous raconte son père – un quasi-inconnu qui « ne pouvait aimer quiconque était des siens ». Une façon de célébrer l’écriture qui a permis à la jeune Elaine Potter de naître et d’exister. « Bien que Mr. Potter m’eût claqué la porte au nez quand ma mère m’envoya lui demander un bloc de papier d’écolier, je parvins quand même à acquérir la capacité de lire et la capacité d’écrire et de cette façon je fais Mr. Potter et de cette façon je défais Mr. Potter, et outre qu’il est mort à présent, il ne peut affecter le portrait de lui que je brosse ici, les scènes sur le rouleau de tissu tel qu’il y apparaît : la figure centrale. » Vengeance d’une fillette abandonnée ? Oui, mais aussi célébration et hommage. « C’était mon père et je ne l’ai pas connu du tout, je ne l’ai jamais touché, je n’ai jamais connu son odeur après une nuit de sommeil ou à la fin d’une journée de travail », écrivait-elle. Désormais, elle peut s’exclamer : « Entendez Mr. Potter ! Voyez Mr. Potter ! Touchez Mr. Potter ! » Et Mr. Potter est là.

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