Comment passer à travers les mailles chinoises

Entré en vigueur le 1er janvier, le démantèlement des quotas internationaux devrait profiter essentiellement à l’empire du Milieu. Grands perdants : les pays africains.

Publié le 10 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Kindy, le confectionneur français de chaussettes, a choisi une date symbolique – le 1er janvier 2005, qui marque la disparition des quotas internationaux sur le textile – pour transférer une partie de ses activités au sud de Shanghai, où se fabrique déjà le tiers de la production mondiale. Dans la foulée, il abandonnera l’Italie et le Maroc, où sont confectionnées respectivement deux et cinq millions de paires par an. Entre le marteau de la grande distribution, qui exige des prix de plus en plus bas, et l’enclume de la libéralisation du commerce mondial, l’entreprise se voit dans l’obligation de réduire ses coûts de production.
C’est en 1974 que les pays développés, États-Unis et Europe en tête, ont signé l’Accord multifibres dans le cadre du Gatt, ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pour limiter les exportations de textile et protéger leur industrie. Avant de faire machine arrière en 1994 et de programmer la libéralisation des exportations pour 2005. Les pays riches y voyaient un moyen de faire baisser le prix des vêtements, et les pays en développement espéraient que l’abolition de ces restrictions permettrait de doper leurs exportations vers les pays riches. Mais, en dix ans, la face du monde a bien changé. L’adhésion de la Chine à l’OMC en 2002 a bouleversé la donne.
Dans la pratique, que signifie le choc du 1er janvier ? Jusqu’alors limités dans leurs exportations, les pays producteurs ont dorénavant le droit d’inonder tous les marchés sans restriction. Ce qui devrait profiter essentiellement au géant chinois et, dans une moindre mesure, à l’Inde et au Pakistan. Selon la Banque mondiale, la République populaire contrôlera, d’ici à cinq ans, près de 50 % des exportations mondiales de vêtements, contre 20 % aujourd’hui. Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser l’évolution de la part des exportations chinoises vers les États-Unis dans les 29 catégories de vêtements libérées de quotas en 2002. En 2001, elle représentait un modeste 10 %, pour s’élever à 31 % en 2002 et atteindre un niveau record de 72 % au mois de juin 2004. Rien ne semble pouvoir arrêter le rouleau compresseur asiatique, dont les produits pénètrent déjà très largement les marchés du monde entier. « Nous sommes en train de vivre un véritable désastre social à l’échelle planétaire », déplore Lloyd Wood, qui est à la tête de l’American Manufacturing Trade Action Coalition (Amtac). Même son de cloche du côté de Ziya Sukun, son homologue de l’Association turque des exportateurs de prêt-à-porter et de vêtements : « Ce sont près d’un tiers des emplois qui risquent de disparaître dans notre pays. » La Tunisie et le Maroc, où les produits textiles représentent respectivement 42 % et 36 % des exportations nationales, sont également frappés de plein fouet. En Tunisie, le secteur compte 2 100 entreprises, fournit 250 000 emplois et exporte plus de 90 % de sa production vers l’Union européenne (UE). Au Maroc, elles sont quelque 1 600 entreprises pour plus de 200 000 emplois.
La compétitivité de ces deux pays a longtemps reposé sur la proximité géographique du marché européen ainsi que sur le coût peu élevé de la main-d’oeuvre, des atouts aujourd’hui insuffisants pour faire face à la concurrence asiatique. Les autorités le savent, mais adoptent un ton délibérément optimiste. Se gardant bien de faire des estimations sur le nombre d’entreprises qui devront mettre la clef sous la porte, elles préfèrent mettre l’accent sur les moyens déployés pour surmonter la crise, une attitude qui se reflète dans les discours des associations de professionnels. « Nous avons mis en place un plan visant à restructurer le secteur. Il comporte un repositionnement de l’industrie vers des articles plus élaborés et l’abandon progressif de la fabrication en série d’articles bas de gamme », explique Ali Nakati, de la Fédération nationale tunisienne du textile habillement (Fenatex). Le Maroc suit à peu près la même voie. « Ces pays se bercent d’illusions, estime Lloyd Wood. On va voir la qualité des produits made in China s’améliorer. Les Chinois ne sont peut-être pas encore compétitifs sur le marché dit « haut de gamme », mais ils apprennent vite, et les investissements ne cessent d’affluer. » Les pays du Maghreb rétorquent qu’ils ont plusieurs cordes à leur arc. Ils misent, tout comme leurs voisins méditerranéens et européens, sur le processus de Barcelone, qui a pour objectif la création d’une zone de libre-échange paneuro-méditerranéenne. Le 21 juillet dernier, lors d’une rencontre des ministres du Commerce de la zone, à Istanbul, ce processus d’intégration s’est accéléré. Sur proposition de la Tunisie, les pays participants ont accepté d’autoriser le cumul préférentiel d’origine entre les pays de la zone qui ont paraphé des accords bilatéraux de libre-échange, comme celui qui lie la Turquie au Maroc. Concrètement, cette décision signifie que les confectionneurs marocains peuvent désormais fabriquer des vêtements à partir de tissus turcs et les exporter vers l’UE sans payer de droits de douane.
Le royaume chérifien espère également tirer profit de l’accord de libre-échange signé avec les États-Unis, qui comprend une baisse de 35 % sur les droits de douane pour toutes les exportations marocaines de textile outre-Atlantique. Si le marché américain intéresse le Maghreb, en Afrique de l’Est et australe c’est la survie de l’industrie textile, encore naissante, qui en dépend. Dans cette région, le fulgurant développement du secteur de la confection coïncide avec l’adoption par les États-Unis de la Loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (Agoa), en 2000. Une mesure qui permet à 37 pays africains d’exporter 1 800 produits en franchise de droits. Bien plus qu’un simple accord commercial, l’Agoa est perçue comme un véritable programme de développement en faveur des pays les moins avancés du continent. Depuis son entrée en vigueur, la valeur des exportations de textile et de vêtements africains vers les États-Unis est passée de 600 millions à 1,5 milliard de dollars. Les seules importations américaines en provenance du Lesotho ont bondi de 138 millions de dollars en deux ans, pour atteindre 267 millions en 2003. Les exportations kényanes ont, quant à elles, triplé, pour culminer à 150 millions de dollars en 2003. En près de cinq ans, ce sont plus de 340 millions de dollars qui ont été investis dans le secteur textile africain.
Alléchées par les avantages de cette loi, de nombreuses entreprises asiatiques ont délocalisé leurs activités vers l’Afrique de l’Est et australe. C’est ainsi que Tri-Star Apparel a quitté le Sri Lanka pour s’installer en Ouganda, où elle emploie désormais quelque 1 400 personnes. L’Agoa aurait ainsi permis la création de 30 000 emplois au Lesotho et près de 150 000 au Kenya. Comme le résumait Jaya Krishna Cuttaree, ministre mauricien des Affaires étrangères et du Commerce international, lors d’une conférence sur le textile et l’habillement en Afrique du Sud, en juillet dernier : « Sans l’Agoa, l’industrie africaine du textile serait morte. »
Et c’est bien là que le bât blesse : le démantèlement des quotas ôte à l’Afrique une part de son attractivité aux yeux des investisseurs étrangers. « Il n’y a rien de plus volatil que les investissements asiatiques, rappelle Francesco Marchi, économiste à Euratex. Ces entreprises peuvent plier bagage du jour au lendemain. L’Agoa a certes permis de développer une industrie textile dans cette région, mais elle a également créé un dangereux lien de dépendance, comme le démontre l’exemple mauricien. » À Maurice, les effets de l’entrée de la Chine dans l’OMC se sont fait sentir dès 2002. « Plusieurs compagnies étrangères, principalement hongkongaises, sont déjà parties, souligne Danielle Wong, directrice de la Mauritius Export Processing Zone Association (Mepza). Avec la libéralisation du commerce, elles n’ont plus aucun intérêt à rester ici. » Ainsi, en 2002, le Groupe Afasia quittait l’île, laissant près de 1 000 employés sur le carreau. Et ce n’était qu’un début. En 2003, les groupes Novel Garments et Esquel licenciaient 1 000 et 2 600 personnes. En 2004, ce fut au tour de Floreal Knitwear, Arvind Overseas et Ferney Spinning Mills et Rosanna Textile d’annoncer des suppressions d’emplois.
Les pays d’Afrique de l’Est pourraient connaître le même sort dans les années à venir. À partir du 31 décembre 2007, les vêtements devront être confectionnés exclusivement à partir de coton et de tissus africains pour bénéficier d’une franchise de droits dans le cadre de l’Agoa. Or, à ce jour, la plupart des entreprises du continent ne peuvent pas fabriquer leurs tissus localement, et devraient donc perdre l’avantage de cette disposition. François Woo, fondateur et PDG de la Compagnie mauricienne du textile (CMT), une société dynamique qui compte parmi ses clients de grandes marques européennes et américaines comme Decathlon, Celio et Gap, l’a bien compris. Après avoir lourdement investi dans l’équipement et les ressources humaines, la CMT a inauguré sa première filature en juillet 2004. « Pour survivre, nos entreprises doivent se concentrer sur des produits à forte valeur ajoutée, livrables en six semaines, explique François Woo. Or, pour répondre à ces critères de qualité et de rapidité, l’ensemble de la chaîne de production doit se trouver sur place. »

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